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Origine http://denistouret.fr/textes/Holocauste.html
Brouillage sur l'Holocauste, Par ERIC HAZAN, Libération,
08 mars 2001, p. 5.
Eric Hazan est éditeur et traducteur. Il a cosigné
ce texte avec le collectif éditorial de la Fabrique: Alain
Brossat, Stéphanie Grégoire, Olivier Lecour-
Cette campagne de diffamation n'a qu'un but: éviter que
s'ouvre la discussion autour des thèses de Norman Finkelstein.
ne association jusqu'ici inconnue, Avocats sans frontières,
entend porter plainte pour «diffamation raciale» et
«incitation à la haine raciale» (1) contre Norman
Finkelstein, en sa qualité d'auteur de l'Industrie de l'Holocauste.
Réflexions sur l'exploitation de la souffrance des juifs,
et contre nous-mêmes, éditeurs du livre en France (2).
«Sous couvert de son patronyme, Norman Finkelstein ne fait
que reprendre à son compte les thèses révisionnistes
de Roger Garaudy, déjà condamné pour révisionnisme
et diffamation raciale», disent-ils.
Face à l'évidence de la diffamation, nous avons décidé,
en accord avec notre auteur, de porter plainte contre cette association
pour dénonciation calomnieuse. Tous les moyens ne sont pas
acceptables dans le débat intellectuel et politique.
La calomnie lancée par ces juristes n'est qu'un élément
d'une configuration historique inquiétante. Le travail historique
et plus généralement la réflexion sur l'histoire
sont systématiquement suspendus au risque d'accusation de
révisionnisme et négationnisme dès lors qu'ils
viennent remettre en question, par la critique, des idées
reçues, ou pire, le discours dominant. Ce sont ainsi des
pans entiers de notre histoire contemporaine qui sont frappés
d'interdit d'analyse, d'autocensure ou in fine, pour les plus courageux
qui s'y risquent malgré tout, de censure. Sous couvert d'une
mémoire douloureuse et devenue pour certains sacrée,
on manipule avec une bonne conscience imperturbable le concept de
révisionnisme, indispensable pourtant à l'épistémologie
de l'histoire pour qu'on puisse distinguer ce qui relève
de la quête de vérité et ce qui relève
de son brouillage. Le résultat d'une telle manipulation consiste
à faire de l'argument du «révisionnisme»
un instrument de terrorisme intellectuel.
Cette campagne de diffamation n'a qu'un seul but: éviter
que s'ouvre dans des conditions normales la discussion autour des
thèses présentées, argumentées et documentées
par Norman Finkelstein selon les règles du métier.
Que celles-ci soient donc ici brièvement rappelées
:
- La place du génocide des juifs dans le discours public
des dirigeants juifs américains est historiquement déterminée
non par l'intérêt des victimes survivantes, mais par
le loyalisme à l'égard du gouvernement américain.
Après avoir refusé d'en parler dans un contexte où
les Etats-Unis étaient les alliés d'une Allemagne
mal dénazifiée, ils ont fabriqué un discours
sur l'Holocauste comme événement catégoriquement
unique, lorsque Israël devint après 1967 l'allié
essentiel des Etats-Unis au Moyen-Orient.
- Ce discours sur l'Holocauste a donné naissance à
une «industrie». Les principales organisations juives
américaines et internationales détournent les fonds
de réparations matérielles réclamés
aux gouvernements européens, aux dépens des survivants.
C'est ce que l'auteur appelle la «double extorsion».
- L'exploitation idéologique et politique du souvenir collectif
du génocide commis par les nazis, notamment aux Etats-Unis,
est ce qui autorise «un pays doté d'une puissance militaire
parmi les plus redoutables, présentant un dossier désastreux
en matière de droits de l'homme», à s'assigner
à soi-même le rôle d'Etat-victime.
Sur chacun de ces points, Finkelstein présente ses sources,
argumente, répond aux objections. Son texte est écrit
sur un ton souvent véhément. De fait, le détournement
«du statut moral du martyre du peuple juif» en affaire
lucrative l'indigne et mérite selon lui «l'opprobre
public». Mais il ne faudrait pas que la colère de notre
auteur serve de prétexte à éluder la question
première: a-t-il oui ou non le droit d'exposer ces analyses
et ces opinions? Il est évidemment légitime de critiquer
ce livre comme tout autre, et d'ailleurs les membres de notre collectif
apprécient de façon diverse certaines de ses thèses.
Nous jugeons cependant qu'il pose des questions essentielles et
son livre constitue l'occasion d'ouvrir un débat indispensable.
Mais le livre de Finkelstein offre des armes aux antisémites
et à l'extrême droite: tel est naturellement l'argument
de dernier recours de certains de nos contradicteurs, de bonne ou
de mauvaise foi. C'est avec ce genre d'arguments que de tout temps
on a défendu le mensonge: c'était «faire le
jeu des nazis» que de dénoncer la main de Staline dans
le massacre de Katyn; le jeu des antisémites, déjà,
que de parler de la tuerie de Der Yassine; celui de l'impérialisme
que de dénoncer les camps soviétiques.
Nous continuons de penser, plus que jamais dans un tel contexte,
que le livre de Norman Finkelstein devait être proposé
à un public français suffisamment mûr et informé
pour se forger son propre avis. S'il s'agit, une fois encore, de
tenter d'imposer des exceptions à la liberté de dire
et de critiquer dans ces domaines «sensibles» que sont
l'instrumentalisation idéologique du génocide des
juifs et la politique de l'Etat d'Israël envers le peuple palestinien,
nous ne pouvons en tant que collectif éditorial qu'assumer
d'une manière ferme et sans hésitation notre décision
d'éditer ce livre.
(1) Voir Libération du 1er mars.
(2) Libération a rendu compte du livre et interviewé
son auteur dans son édition du jeudi 15 février.
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Dans une réflexion bien plus aboutie que celle de Norman
G. Finkelstein, Peter Novick se penche sur les liens entre la société
américaine et la Shoah.
L'usage contestable de l'Holocauste aux Etats-Unis
Focalisée sur le génocide des juifs, la société
américaine a eu tendance à considérer les drames
de Bosnie, du Rwanda ou de Somalie comme des «moindres maux».
a controverse arrive en France avec une chronologie inversée.
L'Industrie de l'Holocauste (1), le livre à scandale de Norman
G. Finkelstein, dénonçant «l'escroquerie»
qui aurait été montée selon lui par les organisations
juives mondiales s'agissant du dédommagement des spoliations
durant la Seconde Guerre mondiale, a précédé
celui de Peter Novick, l'Holocauste dans la vie américaine
(2). L'ordre d'arrivée des traductions françaises
prête à confusion, voire à l'amalgame. Pourtant,
c'est bien Novick qui a eu le courage, en 1999, de briser le pieux
consensus qui régnait sur le débat sur l'Holocauste
aux Etats-Unis avec un livre d'une intégrité intellectuelle
remarquable, et Finkelstein, l'année d'après, qui
s'est confortablement installé dans son sillage avec un livre
grand public, d'une portée intellectuelle somme toute limitée.
S'il y a lieu, aujourd'hui, d'ouvrir le débat en France,
c'est sur les propositions originales de Novick, plutôt que
sur ses produits dérivés. Dans ce débat, il
faut à tout prix éviter de mettre les deux ouvrages
dans le même sac, car ce serait commettre une grave injustice
envers Peter Novick.
La franchise avec laquelle Novick aborde la question de la place
de l'Holocauste dans le débat public américain fait
voler en éclats le conformisme selon lequel, sur ce thème-ci,
la loyauté des gens bien-pensants est de mise et toute voix
critique, un encouragement pour les antisémites et négationnistes
de tous bords. Novick refuse de se laisser dicter les termes de
son analyse par la peur de l'abus que pourraient en faire des lecteurs
mal intentionnés. Le réflexe défensif, qui
avait sans doute lieu d'être il y a une trentaine d'années,
contribue aujourd'hui à une forme de myopie qui empêche
d'y voir clair. L'Holocauste n'est pas un credo, c'est un objet
d'étude, d'enseignement et de commémoration et en
tant que tel c'est un objet de débat sur les bons et les
mauvais usages du passé.
La centralité de l'Holocauste dans la société
américaine ne va pas de soi. Le United States Holocaust Memorial
Museum - mémorial, musée et centre de recherche -
a été construit à Washington, sur le Mall,
lieu symbole de la nation américaine où se trouvent
le Congrès, les musées nationaux et le monument aux
vétérans de la guerre du Viêt-nam. Or le génocide
des juifs ne fait pas partie de l'histoire nationale américaine,
il s'est déroulé sur le continent européen
et ses victimes, ses auteurs et leur environnement font partie intégrante
de l'histoire des sociétés européennes. On
cherchera en vain en Allemagne, en Pologne, aux Pays-Bas, en France,
un monument qui occupe une place aussi centrale. Même Yad
Vashem, à Jérusalem, est situé à un
endroit périphérique en comparaison avec le mémorial
de Washington. La «responsabilité américaine
ne peut qu'être très indirecte», comme tentent
de le démontrer, de façon alambiquée, les études
qui accusent d'inaction les dirigeants américains durant
la guerre, en particulier pour ne pas avoir bombardé Auschwitz.
L'enseignement de l'Holocauste est une matière obligatoire
dans les écoles de la plupart des Etats, et nombre d'universités
offrent des cours, des programmes spécialisés, voire
des chaires de «Holocaust studies». Tout ceci contribue
à donner à l'Holocauste un statut particulier, sans
commune mesure avec tout autre épisode historique qui concerne
directement l'histoire américaine - la guerre civile, par
exemple, l'esclavage, ou encore la guerre du Viêt-nam.
Quelle est alors la valeur éducative de l'Holocauste? Novick
cite Wiesel, qui n'a cessé d'invoquer son «caractère
à la fois unique et universel». La pédagogie
par l'horreur servirait d'avertissement, elle contribuerait à
ce que plus jamais une telle atrocité ne puisse se reproduire.
C'est à ce propos que Novick pose des questions pertinentes.
Quels sont les effets d'un enseignement de l'Holocauste érigé
en référent ultime et décliné en une
sorte de catéchisme de la société multiculturelle?
Novick identifie plusieurs effets pervers. Un tel enseignement risque
d'être contre-productif. Si tout événement contemporain
est mesuré à l'aune de l'Holocauste, on ne rencontre
que des «moindres maux» - ce que le livre illustre d'abondance
en se référant aux débats récents contre
ou en faveur d'une intervention américaine en Somalie, au
Rwanda ou en Bosnie. Si l'enseignement de l'histoire doit contribuer
à une meilleure compréhension du monde actuel, une
sensibilisation par l'événement le plus extrême
du XXe siècle empêche tout parallèle et toute
identification de récurrences. Il est par ailleurs confortable
d'une certaine façon pour la société américaine
de focaliser ses interrogations sur l'Holocauste, cet événement
si foncièrement étranger à son histoire, et
d'éviter ainsi une remise en cause de son propre passé.
Novick s'inquiète aussi d'un discours qui idéalise
la victime et qui a déclenché une enchère à
la souffrance revendiquée parmi les postulants de différentes
causes, discours qui accompagne un repli identitaire et une désaffectation
de l'engagement pour une intégration accrue de la société
américaine.
Dans l'idéologie de la droite américaine, l'Holocauste
figure aussi comme la réfutation ultime des idées
de progrès, d'humanité et d'universalisme. Novick,
à qui l'on doit une remarquable étude sur le métier
d'historien et sur le problème de l'objectivité, n'a
pas recours à des théories de complot et il ne fonctionne
pas sur le mode de la dénonciation. Il s'adresse, de façon
on ne peut plus explicite, dans la dernière page de sa conclusion,
à tous ceux, dans la communauté juive américaine,
qui sont critiques vis-à-vis de leurs dirigeants communautaires
qui ont contribué à une sacralisation perverse de
l'Holocauste et qui se sont montrés «plus particularistes,
plus religieux et plus orientés sur Israël que la communauté
qu'ils représentent». Il se réclame d'«une
sensibilité plus intégrationniste et plus universaliste,
moins religieuse et moins orientée sur Israël»,
celle qui animait, selon lui, les organisations juives américaines
jusqu'au milieu des années 60.
L'Holocauste dans la vie américaine nous parle des Etats-Unis
et son auteur prend soin de le souligner. Une partie de son argumentation
repose précisément sur toute la différence
qu'il y a entre les Etats-Unis, où la commémoration
de l'Holocauste ne prête pas à controverse ou à
une remise en cause d'idées reçues, et des pays comme
Israël, l'Allemagne, la Pologne et la France, où la
commémoration cristallise des conflits politiques et identitaires.
C'est bien là la fonction de la commémoration et de
l'enseignement de l'histoire pour Novick.
Pourtant, le livre contient aussi quelques enseignements sur la
situation en Europe. Indéniablement, la sacralisation et
l'autonomisation de la mémoire de l'Holocauste sont beaucoup
plus prononcées aux Etats-Unis qu'en Europe. Novick suggère
une des explications: c'est précisément parce que,
en France par exemple, la reconnaissance de la part de responsabilité
nationale dans le génocide fut douloureuse et controversée,
qu'elle prit plus de temps. Elle fut d'autant plus salutaire. Pourtant,
au moment où d'importants moyens sont mobilisés pour
l'étude et l'enseignement de l'Holocauste en Europe, tant
au niveau national qu'européen, le précurseur américain
doit servir d'avertissement. Il serait totalement contre-productif
de multiplier les programmes de «Holocaust studies»,
les chaires universitaires, les centres spécialisés,
les modules d'enseignement «à la carte». Un effort
à été fait depuis une quinzaine d'années
pour que l'on ne puisse plus faire l'histoire de l'Europe sans prendre
en compte le génocide et c'est un acquis important. A la
différence des Etats-Unis, en Europe, le génocide
fait partie intégrante de nos histoires nationales et de
notre histoire commune. Penser l'Europe au XXe siècle, c'est
aussi penser ses atrocités et les entreprises d'éliminer
la diversité qui la constitue.
Or il est tout aussi impératif de souligner que l'on ne
peut étudier ou enseigner l'histoire de l'Holocauste sans
l'enraciner dans l'histoire de l'Europe. Un Holocauste décontextualisé,
extra-temporel et extra-territorial, est un Holocauste déréalisé.
Si l'Holocauste, comme tout épisode de l'histoire de l'humanité,
qu'il soit glorieux ou atroce, fait partie d'un héritage
commun, c'est pourtant, en toute logique, au cœur de l'histoire
européenne qu'il a sa place, c'est-à-dire, au cœur
de nos manuels et de nos monographies, de nos revues généralistes,
de nos universités et centres de recherche. C'est la condition
pour échapper à la stérilité du discours
dénoncé par Novick. C'est seulement là que
son étude conservera tout son potentiel de questionnement
de notre histoire et de défi lancé aux débats
politiques et identitaires actuels.
(1) La Fabrique.
(2) Gallimard.
Par PIETER LAGROU.
Pieter Lagrou est historien, chercheur à l'Institut d'histoire
du temps présent (CNRS). Il est l'auteur d'une étude
sur les séquelles de l'occupation nazie en Europe occidentale
(«The Legacy of Nazi Occupation. Patriotic Memory and National
Recovery in Western Europe, 1945-1965», Cambridge University
Press, 2000; sortie de la version française prévue
pour début 2002). Libération, Le jeudi 15 novembre
2001, p. 15
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