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origine : http://ici-et-ailleurs.org/spip.php?article125
On est frappé aujourd’hui par la façon dont
l’islamophobie de gouvernement emprunte son langage, ses fantasmagories
et ses obsessions au discours antisémite des années
1930 et à l’abandon des Juifs par les puissances occidentales
lorsque l’extermination nazie battait son plein. Comme l’a
relevé Robert Badinter, l’expression désormais
consacrée de « Français d’origine musulmane
», destinée à justifier toutes sortes de discriminations
et de nouveaux tours de vis annoncés n’est jamais,
dans la bouche des maîtres du langage de la nouvelle droite
xénophobe et décomplexée, qu’une paraphrase
d’expressions comme « Français d’origine
juive », « Français de souche israélite
» qui, faisait florès dans Action française
et autres gazettes de même teinture ; des expressions qui
ont préparé les esprits à valider, activement
ou passivement, l’opération du partage destinée
à séparer, quelques années plus tard, ceux
qui pouvaient vivre de ceux qui devaient mourir. Dans le même
sens, lorsque le pousse-au-crime Eric Zemmour énonce que
« la plupart des trafiquants sont noirs et arabes »,
il ne fait jamais que changer les sous-titres d’une propagande
qui, dans l’entre-deux-guerres, voyait dans le déferlement
des « hordes sémites » la cause de tant de maux
et dans le Juif de l’Est un escroc-né. Et lorsque la
députée UMP Chantal Brunel, fleuron du bunker sécuritaire,
propose de « renvoyer les bateaux » transportant les
immigrés clandestins venus d’Afrique, c’est l’inconscient
collectif de tout cette camarilla qui parle à voix haute
: « renvoyer le bateau » sur lesquels les Juifs persécutés
en Europe cherchaient refuge au Nouveau monde, c’est très
précisément ce qu’a fait avec bonne conscience
l’administration américaine en 1939, lors du tristement
fameux épisode du Saint-Louis, ce paquebot sur lequel 900
juifs allemands avaient pris place à Hambourg…
On dit souvent, évoquant la crise des appareils politiques,
que « le poisson pourrit par la tête ». Une variation
utile sur cette sentence pourrait être : « le poisson
pourrit par l’imaginaire », en laissant ses fantasmes
envahir le champ de son expression publique. J’avais été
intrigué, déjà, au moment où faisait
rage l’affaire Clearstream, par cette sorte de serment furieux
prononcé par Sarkozy, en réaction aux accusations
lancées contre lui - celui qui avait fait ça, lança-t-il
alors, il le pendrait à un croc de boucher… L’imaginaire
vengeur du héraut de cette France-là trouve ici son
matériau dans un registre tout à fait distinct : celui
de la terreur nazie et de la vindicte exercée par le Führer
contre les comploteurs du 20 juillet 1944, suppliciés par
les SS sur ce mode qui, à l’évidence, a frappé
l’imagination de notre homme au point de devenir pour lui
la référence et la norme d’une némésis
exemplaire… Il ne s’agit évidemment pas de suggérer
par là que toute cette « Société du 2
décembre » serait intrinsèquement fasciste –
la démocratie de marché policière dont ces
personnages sont les activistes gouverne les vivants sur un mode
bien moins grossier que la « mobilisation totale » et
la terreur pratiquées par les régimes fascistes. Mais
il n’est pas indifférent pour autant que les «
éléments de langage » qui tiennent lieu d’idéologie,
voire de doctrine, à ces gens-là soient de plus en
plus massivement colonisés par des « mots puissants
» et des schèmes de pensée que l’on dirait
empruntés à un musée des fantasmes de séparation,
de rejet, de punition, de discrimination, de purification et, finalement,
d’épuration raciale qui ont prospéré,
en Europe et, plus généralement, en Occident, dans
les années 1930 et 40. L’infléchissement «
culturaliste » de ce discours ne doit pas donner le change
– c’est encore et toujours, lorsque l’on écarte
les accompagnatrices scolaires « voilées » (lisez
: porteuses d’un foulard couvrant la chevelure), lorsque l’on
légifère pour entériner des distinctions de
statut juridique entre Français bien et mal « racinés
», lorsque, au nom de la défense sociale, on introduit
tout un régime de sur-peines ciblant les populations d’origine
étrangère, c’est encore et toujours la même
guerre des espèces raciales et sociales qui se donne libre
cours et se destine d’une manière ou d’une autre,
comme toujours, à ouvrir aux gouvernants un crédit
de violence illimité. Ce sont toujours les mêmes types
de signes, vestimentaires (les caftans et calottes des Juifs pieux
d’Europe orientale hier, les tchadors et autres burqas –à-faire-peur
aujourd’hui), phénotypiques, cultuels, qui sont relevés
pour construire la légende noire de l’envahissement
métèque ( on dit aujourd’hui islamo-terroriste)
et du choc des civilisations. A quel point cette prolifération
fantasmatique contribue à faire chuter constamment le niveau
de la vie politique, on a pu s’en convaincre aisément
en entendant les premières déclarations publiques
du nouveau ministre de l’Intérieur, Claude Guéant
: pour lui, le fait massif qui s’associe au printemps des
peuples au Maghreb, c’est le risque d’un nouvel afflux,
sur le territoire déjà envahi de la sainte Schengenie
, de hordes barbaresques avides de survivre à nos crochets.
Pour la période qui s’ouvre, dominée en France
par l’approche de l’élection présidentielle,
deux remarques se déduisent de ces constatations. La première
est que les cristallisations fantasmatiques du désir d’exclusion,
du désir de violence tourné contre un autre abject
rendu responsable de tout le malheur du monde (le Juif hier, l’Arabe
à peine grimé en « islamiste » aujourd’hui)
constituent un formidable facteur d’homogénéisation
politique de ce qui, jusqu’ici, demeurait séparé
par des conflits d’appareils, de traditions et de doctrines.
La novlangue antislamique qui prospère aujourd’hui
est un puissant unificateur idéologique et donc, à
terme, politique, de pans entiers de la droite institutionnelle
et de l’extrême droite (jusqu’ici) extra-parlementaire.
Pas besoin de lire Nice Matin tous les jours pour savoir que, par
les temps qui courent, on ne ferait pas passer une feuille de papier
à cigarette entre un député UMP des Alpes maritimes
et un cacique local du Front national. La guerre des espèces
et la croisade anti-islamiste sont le creuset dans lequel se cimentent
ces alliances de demain dont chacun imagine aisément l’avenir
radieux qu’elles nous promettent. La seconde remarque concerne
la dimension internationale de ce phénomène : comme
l’indique l’épisode à la fois futile et
significatif de l’invitation lancée à Marine
Le Pen par Radio J, puis retirée sur les instances du CRIF,
un nouvel axe ultra-occidental existe d’ores et déjà
en pointillés, susceptible de réunir, sous la bannière
commune de l’activisme anti-islamique, de la xénophobie
décomplexée et du soutien indéfectible à
tout ce qu’incarnent l’Etat d’Israël et ses
dirigeants actuels, « patriotes » d’apartheid
grandis dans le giron du Front national et partisans fanatiques
du « Grand Israël ». La popularité de E.
Zemmour auprès de la fraction la plus obscurantiste de l’appareil
de l’UMP ne s’explique pas autrement : c’est que,
non content d’être un expérimentateur intrépide
en matière de « dérapages » racistes,
il est aussi un soutien inconditionnel des ultras qui président
actuellement aux destinées de l’Etat d’Israël
– la passerelle rêvée, donc, entre Mme Le Pen,
M. Ciotti et B. Netanyaou, voire A. Liberman…
On le voit, donc : la langue n’est pas l’élément
dans lequel les uns et les autres se « purgeraient »
utilement de leurs mauvaises humeurs en incriminant sur un mode
excessif mais tout rhétorique l’inquiétante
étrangeté de l’étranger. Il apparaît
au contraire que la captation et la mise en forme des passions xénophobes
par une fraction des « élites », la construction
d’un « problème de l’étranger »
intolérable (à laquelle celles-ci s’adonnent
avec un zèle d’autant redoublé que leur force
de proposition est, par ailleurs, nulle) est cela même qui,
aujourd’hui, déplace le curseur dans le mauvais sens
et tend, inexorablement à dessiner un nouvel horizon politique
– celui d’une nouvelle France des « Ligues »
où la passion de l’exclusion se serait imposée
comme le moteur du gouvernement.
Alain Brossat (professeur de philosophie, Université Paris
8 Saint-Denis)
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