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Origine : http://fragmentsduvisible.org/site2/demain/articles/afficher.php?article_id=126
Dans nos sociétés, l’art de gouverner tend
de plus en plus à se rabattre sur celui de « raconter
des histoires » - l’expression devant être entendue
ici dans son double sens. Je m’explique. Il est constant que
dans la forme plus ou moins terminale qui est la sienne aujourd’hui,
la démocratie du public a vu se perdre l’essentiel
de ce qui, traditionnellement, à l’âge classique
comme dans le contexte de la modernité, est à l’origine
du geste primordial consistant à gouverner : on gouverne
en vue de quelque chose. Que ce « quelque chose » soit
infiniment variable est également constant : en vue d’accroître
la puissance de ses Etats, en vue d’augmenter le prestige
du Prince, en vue de sauvegarder la nation, en vue d’actualiser
des valeurs, de « changer le monde », de mettre en œuvre
une idée fixe, de réaliser un programme, etc.
D’une manière toujours plus saillante, dans les configurations
présentes, cette projection du geste gouvernemental dans
des effets escomptés tend à devenir nébuleuse,
dans la mesure même où les gouvernants voient l’ensemble
de leurs décisions, projets, perspectives et plans d’action
toujours davantage englués dans des systèmes de contraintes
ou des facteurs d’inertie qui les transforment en gestionnaires
de ce présent en forme de marasme perpétuel dont le
nom de code est, dans les journaux, « la crise ». Insensiblement
mais d’une manière toujours plus distincte, les gouvernants
sont passés du domaine de l’action, qui repose sur
des décisions et produit des déplacements plus ou
moins marqués, à celui de l’administration d’un
espace, d’un topos indistinct mais distinctement placé
sous le signe anomique du c’est ainsi, il ne peut en être
autrement.
Dans ces conditions, le geste de gouverner qui, jadis et naguère,
pouvait avoir sa grandeur comme il comportait son lot de bassesses
tend à se réduire à la dimension d’un
exercice autarcique voire autistique du pouvoir, avec les troubles
jouissances qui l’accompagnent. De plus en plus, il s’avère
que l’on gouverne pour gouverner, assuré que l’on
peut être par avance que, dans la sphère étatique
et institutionnelle, l’exercice du pouvoir est désormais
délié de toute perspective de réalisation de
quelque grand dessein que ce soit, destiné à faire
époque. C’est au point que l’on en vient à
se demander pourquoi ces MM-dames s’obstinent encore à
se disputer les postes les plus élevés, assurés
qu’ils sont que, six mois après qu’ils l’auront
emporté, les vainqueurs seront frappés d’opprobre
par ceux-là mêmes qui les ont élus pour des
motifs qu’ils auront, entre-temps, tout à fait oubliés…
L’un des derniers expédients qui demeure donc à
nos gouvernants, en ce stade terminal de la démocratie du
public, est de tenter d’occuper le présent, au sens
fort du verbe occuper, en tenant le public en haleine afin, l’œil
rivé sur les sondages, de tenter de conserver ce qu’ils
peuvent de la faveur de l’opinion. À défaut
donc, de pouvoir encore enchaîner des actions sur des projets
ou des promesses, ils se transforment en raconteurs d’histoires
destinées tantôt à endormir, tantôt à
captiver, enflammer, ces grands enfants que nous sommes supposés
être. Un art de nourrice ou de bonimenteur, donc, davantage
que de pasteur avisé et dévoué à la
garde de ses ouailles.
Peu importe que ces histoires se suivent sans constituer d’aucune
manière un récit cohérent – rien qui
les enchaîne l’une à l’autre, à
l’instar exactement des supposées « informations
» du journal télévisé, sauf, peut-être
une chose, et qui nous conduit au cœur de ce qui nous rassemble
ici : chacune d’entre elle trouve sa valeur narrative à
être agencée autour de ce que Jean Paulhan appelait
un mot puissant, un de ces termes qui sont censés produire,
dans le public, des effets de saisissement ou d’intensification
affective à la mesure même de leur flou, de leur indétermination.
À la condition d’être, selon un autre lexique,
des signifiants vides. « Terrorisme », « terroriste(s)
» sont naturellement, et au premier chef des vocables de cette
espèce. Comme le sont « clandestins », «
sans papiers », « roms », « campements illégaux
» ou bien « racailles », « bandes organisées
», « réseaux islamistes » dans d’autres
séquences. Ces mots sont importants, car ils sont les chevilles
des histoires d’encre et de sang, des histoires destinées
à cimenter le gouvernement de la peur, à la peur,
que ces Homère d’un nouveau genre, mauvais genre, aiment
à livrer au quelconque. C’est autour de mots de ce
genre, on l’a vu à l’occasion de l’incident
de Tarnac entendue comme construction fantasmatique du pouvoir,
que prend corps ce que j’appellerais volontiers une politique
de « feux de poubelle » : à l’imitation
de ces jeunes désoeuvrés et fatigués des contrôles
à répétition de la BAC qui, dans les quartiers
de relégation, allument périodiquement des feux de
poubelles, voire des incendies de voitures pour attirer l’attention
des caméras de télévision, les diseurs d’histoires
et de mauvaises aventures du bunker sécuritaire s’emparent,
dans le flot bourbeux de l’actualité, de telle ou telle
micro-particule dont ils vont faire le matériau inflammable
à partir duquel un « fait », un « événement
» sera construit, susceptible d’administrer une leçon
et de délivrer un message, toujours les mêmes : trop
d’insécurité, pas assez de police, une justice
pas assez expéditive, trop d’étrangers, trop
de pauvres qui se prennent encore pour des égaux.
L’incident de Tarnac est l’un de ces feux de poubelles
allumé par les incendiaires et pompiers pyromanes qui nous
gouvernent, nullement embarrassés en l’occurrence d’emprunter
son imagerie à l’émeute plébéienne,
à l’ « émotion populaire » (comme
on disait jadis), immémoriale. Lorsque le gouvernement des
vivants est amputé de toute capacité à se projeter
dans l’avenir pour tenter d’y réaliser un programme,
une idée supposée grande ou d’y produire un
déplacement, cette façon d’allumer un nouvel
incendie, dans la rubrique des faits divers, chaque semaine ou presque
tend à devenir le plus constant des recours du pouvoir. Les
mots puissants se suivent sans se ressembler, n’importe que
leur plus-value narrative, dramatique, horrifique : « mouvance
anarcho-autonome », « islamiste polygame », «
bandes des cités », « criminel sexuel récidiviste
», « égorgeur schizophrène », «
mendiants agressifs », « braqueurs ultra-violents »,
etc. Pour être tout à fait équitables, il faudrait
ajouter que les médias, insatiables consommateurs et dispensateurs
de « bons mots », de mots à forte valeur imagée,
se font rarement prier pour saisir au vol le dernier « élément
de langage » détonant de nos Erostrate(s) de gouvernement
: à peine le syntagme pervers « campements illégaux
» (pour bidonvilles, et destiné à justifier
les expulsions expéditives de Roms, elles-mêmes illégales)
était-il lancé par les forgerons du Maître qu’ils
faisaient florès dans les journaux, sur les radios et ailleurs.
De même, lors de l’émoi de Tarnac, il fallut
un temps variable au dit quatrième pouvoir pour dés-emboîter
le pas à Mme Alliot-Marie et enregistrer que le maître-mot
de l’affaire, puisque affaire il y avait, décrétée
au sommet de l’Etat, n’était pas « terrorisme
» mais, peut-être, et d’une manière aussi
embarrassante qu’inattendue – « communisme »
- la commune de Tarnac.
L’émoi de Tarnac en a été la parfaite
démonstration : le mot « terrorisme » est, dans
la langue des gouvernants, un vocable corrompu avant tout destiné,
dans sa plasticité même et tout particulièrement
depuis le 11 Septembre, à produire ces effets d’intensification
affective dont a besoin le gouvernement de la peur et à livrer
le matériau inflammable indispensable à la promotion
de la politique de feu de poubelles. Que cette dernière ait
tendance à se mondialiser, on en a eu une démonstration
toute récente, avec l’annonce faite par x gouvernements
occidentaux de l’imminence d’attentats terroristes en
Europe occidentale, une annonce qui représente à son
tour une menace non pas tant pour les séides de Ben Laden
que pour les sans-papiers victimes du renforcement des contrôles
au faciès. D’autre part, le mot terrorisme est, dans
l’ordinaire des temps un parfait outil pour, je dirai, moins
justifier la montée de l’ « état d’exception
» que faciliter le devenir flexible de « l’Etat
de droit » et le rendre poreux à toutes sortes de dispositifs
qui, plus ou moins massivement, mettent à mal les libertés
publiques.
L’Etat d’exception suppose soit la suspension, soit
la violation des lois, notamment des lois fondamentales. Ici, il
s’agit de l’inverse : de l’infiltration de la
loi par toutes sortes de dispositions dont l’effet à
terme est de rendre l’ « Etat de droit » indistinct
de ce qui est censé s’y opposer ou s’en distinguer
absolument – l’arbitraire du pouvoir. C’est la
fonction de toutes ces lois d’opportunité, «
lois fait divers » qui se votent à qui mieux mieux
par les temps qui courent. Le mot terrorisme est un merveilleux
truchement pour activer ce processus d’effondrement de la
loi sur elle-même. On a vu en effet comment, dans des conjonctures
très différentes, il a d’abord servi à
nommer sur un mode sélectif des violences armées non
étatiques, pour ensuite, par extension, inclure les supposés
sympathisants des « subversifs », leurs familles, ceux
qui protestent contre les violations des droits des détenus
politiques, etc. C’est ce qui s’est passé dans
l’Argentine des années 1970, bien sûr, sous une
dictature militaire mais aussi, toutes choses égales par
ailleurs, dans la RFA des mêmes années – sous
un gouvernement social-démocrate, donc.
L’émoi de Tarnac renvoie inéluctablement à
cette propriété du mot puissant, de migrer, d’englober
des catégories toujours plus vastes par effets successifs
de contamination, de décontextualisation : être suspecté
de vouloir créer une avarie destinée à arrêter
un train (ce qui n’est pas tout à fait la même
chose que le faire dérailler en dévissant les rails
ou au moyen d’explosifs), c’est, put-on lire au début
de l’affaire sous la plume du rédacteur en chef de
Libération, tomber à bon escient sous le coup d’une
incrimination de terrorisme – « L’ultra-gauche
déraille ».
Et donc, pour aller vers une conclusion, on pourrait dire simplement
: le mot « terrorisme », tel qu’il a été
relancé par les incendiaires de novembre 2008, a une fonction
qui s’énonce très distinctement : il sert à
produire toutes ces sortes d’amalgames qui ouvrent un crédit
illimité à la brutalité de l’Etat, de
ses moyens policiers et de ses juridictions d’exception. Il
est l’un de ces coins que la démocratie policière
d’aujourd’hui enfonce dans les libertés publiques.
Mot de tous les amalgames : dans sa série à succès
sur Carlos, portée par l’air du temps, Olivier Assayas
dit de Carlos, terroriste numéro un des années incandescentes,
qu’il a « porté une espèce de conviction
tiers-mondiste et révolutionnaire qui a représenté
le fantasme de toute une génération de gauchistes
». Au gré de cette petite sentence abjecte, le terrorisme
sanglant, antisémite et mercenaire devient le prêt-à-porter
de toute la génération qui s’est engagée
au côté des luttes de décolonisation, de tous
ceux qui, en Occident, ont fait des années 1970 le terrain
d’expérimentation de toutes sortes de contre-conduites
tournées vers l’émancipation.
Retourner, inverser l’accusation de terrorisme n’est
pas chose facile – mais nullement impossible : c’est
fondamentalement une question de rapport de force dans la guerre
des discours. C’est par exemple ce que faisait en 1966 le
Tribunal Russell réuni à Stockholm à l’appel
de Sartre, Bertrand Russell et quelques autres pour dresser un bilan
des crimes commis par un Etat terroriste au Vietnam – les
Etats-Unis d’Amérique. Plus difficile encore : inverser,
renverser le stigmate et en faire un enjeu de subjectivité
résistante. Dire : vous entendez nous marginaliser, nous
criminaliser en apposant sur nous l’étiquette de «
terroristes » ? Eh bien soit, ce label nous convient parfaitement,
si vous êtes des démocrates, la démocratie en
acte, alors nous, nous voulons bien être, si cela est la condition
pour qu’il soit entendu que nous ne sommes pas du même
monde, des « terroristes »… C’est en tout
cas la position qu’adoptaient, si l’on en croit Romain
Gary, dans un passage de son roman Chien Blanc, les activistes du
Black Power vers la fin des années 1960. On peut trouver,
dans cette posture paradoxale, un fond de sagesse que vérifie
l’incident de Tarnac : mieux valait, à tous égards
manifester sa solidarité avec les inculpés, au fort
de l’affrontement, en se déclarant « terroriste
» avec Julien, Yildune et les autres, puisque tel était
le nom de code de l’incrimination grotesque, que démocrate
avec Mme Alliot-Marie, Laurent Joffrin et leur séquelle.
Question de tenue, de panache, de dignité…
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