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Origine : http://ici-et-ailleurs.org/spip.php?article136
* Ce texte a été présenté
sous la forme d’une communication dans le cadre de l’Atelier
international L’expérience de la guerre entre écriture
et image
les 11-12 novembre 2010 à l’Univerité du Québec
à Montréal.
La guerre entre écriture et image
Université Du Québec à Montréal Sémiologie,
Comité organisateur : Johanne Villeneuve
Professeure titulaire au département d’études
littéraires et membre du Centre de Recherche sur l’Intermédialité
villeneuve.johanne at uqam.ca
Michel Julien (Doctorant en sémiologie) Université
du Québec à Montréal
Dates: 11th November 2010 - 12th November 2010
http://uqam.academia.edu/MichelJulien/Talks/26246/La_guerre_entre_ecriture_et_image
La tonalité vaguement « anti-benjaminienne »
du titre même de cette communication peut prêter à
équivoque. En fait, je me considère bien, à
plus d’un égard, comme une sorte de « benjaminien
», mais un benjaminien critique naturellement, porté
à considérer que l’on ne pense jamais aussi
bien avec ses inspirateurs que lorsqu’on commence une dispute,
fût-elle posthume, avec, précisément, plus que
contre eux. C’est donc dans cet esprit que je prends Benjamin
à partie à propos de ce que j’appelle «
le peuple scripturaire des tranchées de la Première
Guerre mondiale ». Et donc, le 16 avril 1917, le sous-lieutenant
Cros, originaire de Rieucros dans l’Ariège, est blessé
lors d’une attaque par un éclat d’obus. Il entreprend
alors d’écrire une carte à sa famille. Puis
il meurt d’une hémorragie, non sans avoir signé
le texte que je vais lire. Les brancardiers venus le secourir un
peu plus tard retrouvent ce message sur le cadavre et l’adressent
à la famille, avec ses papiers militaires : « Le 16
avril 1917 Chère femme et chers parents et chers tous Je
suis bien blessé. Espérons que ça ne sera rien.
Elève bien les enfants, chère Lucie. Léopold
t’aidera si je ne m’en sortais pas. J’ai la cuisse
broyée et je suis seul dans un trou d’obus. Je pense
qu’on viendra bientôt me sortir. Ma dernière
pensée va vers vous » (1)
Un soldat blessé et dont la mort est imminente se saisit
d’un crayon pour écrire à ses proches, décrire
sa situation désespérée, consigner ses dernières
pensées, émotions et volontés. Cette brève
missive, en dépit de la situation extrême à
laquelle se trouve réduit son auteur est correctement rédigée,
orthographiée, ponctuée. Jean-Louis Cros a un certain
niveau d’instruction – mais sans plus : il est receveur
des postes.
Et il s’écrit, littéralement, mourant. On voit
s’imposer, avec ce tableau tragique, un puissant condensé
de cet élément sans précédent qui caractérise
la Première Guerre mondiale : pour la première fois
dans l’histoire de l’humanité, non seulement
s’affrontent en une mêlée sanglante des millions
d’hommes, pour la première fois la guerre s’apparente
à une machine industrielle, mais pour la première
fois aussi sont aux prises des masses d’hommes sachant lire
et écrire, ayant fréquenté l’école
et dotés d’une instruction élémentaire
au moins. Ce facteur va changer du tout au tout les conditions du
récit de la guerre. En effet, pour la première fois
va s’imposer dans la durée la présence d’un
sujet-narrateur populaire aux mille et mille voix, capable de consigner
par écrit un récit diffracté et unique à
la fois de cette guerre, de cette guerre prise dans ses lieux, situations
et conditions multiples. En quel sens peut-on qualifier ce narrateur
collectif comme populaire ? En ce sens même qu’il s’agit
d’une guerre des peuples et pas seulement des Etats, peuple
ou coalition de peuples contre peuple, contre une autre coalition
de peuples ; en ce sens qu’il s’agit d’une guerre
fondée sur la mobilisation générale, pas seulement
sous la forme de la conscription, mais aussi sous celle de la mobilisation
de l’arrière ; en ce sens enfin que cette guerre est
une formidable centrifugeuse qui, sur le front notamment, amalgame
des éléments issus des horizons sociaux, culturels,
géographiques et même linguistiques les plus divers.
Les récits par les soldats eux-mêmes de cette guerre
interminable (consistant en lettres, journaux intimes, romans, poèmes,
chansons, auxquels il conviendrait d’ajouter ces relations
que constituent les croquis, dessins, peintures, caricatures…)
portent tous à des degrés divers la marque de ce trait
populaire. Car c’est bien, pour la première fois, le
quelconque qui est installé dans la position du narrateur
et, à ce titre, se trouve doté de la capacité
de faire entendre une voix singulière tout en parlant au
nom de tous. Qu’y a-t-il donc de radicalement nouveau dans
ces « paroles de poilus » ? Une chose tout à
la fois simple et massive : le récit traditionnel de la guerre
était par excellence, jusqu’alors, un genre que l’on
peut dire réservé ; un récit captif de ceux
qui disposent d’une sorte de monopole sur la consignation
des faits, sur la restitution des événements guerriers,
la perpétuation de leur mémoire et l’inscription
de leurs traces. Les personnages qui disposent de ce pouvoir de
narration sont fort peu nombreux : poètes épiques,
chefs de guerre, historiens et chroniqueurs étroitement liés
au pouvoir… et c’est à peu près tout si
l’on en croit Jean Norton Cru et ses grands livres Du témoignage
et Témoins que je suis ici (2).
Inversement, ce qui caractérise le récit traditionnel
de la guerre, c’est la quasi impossibilité pour le
simple troupier (de l’hoplite aux fantassins des guerres napoléoniennes)
d’accéder aux conditions d’une auto-narration
qui inscrive une trace durable de ce que leur expérience
de la guerre a de spécifique, de leur propre position sur
ce qu’ils ont vécu, observé et enduré
dans ces conditions. Jean Norton Cru, lui-même un ancien poilu,
met en lumière les conditions tout à fait particulières
qui pèsent sur le récit traditionnel de guerre. Celui-ci
est constamment guidé, dit-il, par le désir d’
« embellir la bataille », ce qui conduit à des
distorsions systématiques des faits, des oblitérations
constantes. C’est la raison pour laquelle, insiste-t-il, «
l’histoire militaire a été jusqu’ici inférieure
aux autres histoires », sentence sur laquelle nous pourrions
renchérir en parodiant une formule connue – l’histoire
militaire écrite par les historiens militaires est à
l’histoire ce que la musique militaire est à la musique.
Je cite Norton Cru qui enfonce le clou : « Les historiens
militaires sont des ingénieurs qui construisent un grand
pont métallique sans rivets, mais étant des abstracteurs,
des dessinateurs, des constructeurs de cabinet, ils n’ont
jamais fait de rivets, n’en ont jamais vu et sont prêts
à les vouloir en bois, en plomb, en liège, en tout
sauf en acier. Leur pont ne sera jamais un pont. Rivets en liège
ou grognards et poilus vus en action par l’historien sont
du même degré d’absurdité, sont également
impossibles » (3). Aux conditions de ce type de récit,
tout un pan, massif, de l’expérience guerrière
disparaît sans traces, au profit d’une fabulation apologétique,
héroïsante, euphorisante de la guerre.
Du coup, dit Norton Cru, « sur les guerres de Napoléon,
notre ignorance est totale, parce que des faits particuliers, de
la vie du grognard, nous ne savons que la légende »
(4). Par un violent contraste et au prix d’une rupture irréversible,
la Première Guerre mondiale apparaît comme une guerre
de témoins, témoins directs, innombrables, informés
et capables de déposer par écrit. Ces dépositions
engagent une forme particulière de subjectivité ;
ces témoignages incluent un élément auto-réflexif,
ils engagent un rapport de soi à soi, dans l’épreuve
même de la guerre comme dans son après-coup. Pour Norton
Cru, le fait que cette guerre ait embarqué des hommes appartenant
à toutes sortes de classes d’âge et pas seulement
des jeunes gens a pour effet d’accroître cet effet de
subjectivation de la guerre où se trouvent intriqués
le souci de la consignation à la dimension de la réflexion
propre, voire de la méditation sur ce qui a eu lieu, son
sens ou son non-sens, ses origines et ses effets, etc.
Ainsi, le témoin se manifeste, dans l’épaisseur
de ces carnets de route, journaux de campagne, souvenirs de guerre
ou romans et récits ultérieurs, comme cette sorte
de sujet moderne modèle qui fait de son actualité
propre l’objet de son élaboration et ce dans son caractère
extrême, innommable et « impensable » même.
Pour la première fois, ce sont les combattants de première
ligne et non pas les stratèges ou chroniqueurs de l’arrière
qui ont tenu le journal de bord de cette guerre et celui-ci porte
la marque indélébile de la position de ceux qui «
racontent » en tant qu’ils sont immergés, submergés
dans et par cette commotion (en tant que masse combattante) et ne
sauraient donc témoigner que d’une expérience
éclatée, parcellaire - ceci par contraste avec un
récit d’en haut, en surplomb, lequelle est le privilège
douteux, précisément, de ceux qui n’étaient
pas dans le chaudron de l’affrontement.
Ce récit collectif est infiniment plus véridique
que celui auquel il s’oppose dans la mesure où il émane
directement de l’expérience de la masse. Il constitue
un contre-champ que les mensonges patriotiques et héroïques
des élites, militaires ou autres, seront désormais
dans l’incapacité d’éluder. Mais d’un
autre côté, ce peuple scripturaire des tranchées
se trouve placé face au défi d’avoir à
composer le récit d’une expérience limite, là
où, précisément, les conditions ordinaires
du récit sont pulvérisées : plutôt que
de décrire, relater, consigner, il s’agit de se porter
témoin de l’impossibilité de le faire, et donc
de témoigner de ce que l’on a fait face à l’indescriptible,
l’inconcevable, l’inimaginable, l’inarticulable,
etc. C’est en ce sens, naturellement, que d’une manière
tout à fait distincte, cette écriture populaire de
la guerre anticipe sur ce que l’on appelle, depuis la Seconde
Guerre mondiale, la littérature concentrationnaire. A défaut
de pouvoir rapporter une expérience qui l’aurait instruit,
formé, fait mûrir (comme dans le roman de formation),
le scripteur populaire de la Première Guerre mondiale témoigne
d’une épreuve qui l’a laissé transi («
traumatisé », en état de choc (5)) mais à
la hauteur de laquelle il tente de se tenir néanmoins en
s’efforçant d’en saisir ou suggérer le
sans précédent ou l’ « indicible »
considérés comme marque du désastre pur. L’écriture
de la catastrophe impose ses conditions contre celles de la littérature
d’ornementation de la guerre pratiquée aux conditions
de l’Etat et du discours patriotique.
Ce tableau rapide des conditions dans lesquelles se forme un peuple
scripturaire des tranchées ne prend son vrai relief qu’à
être confronté ou affronté avec un passage bien
connu voire ressassé de l’article consacré par
Walter Benjamin à Nicolas Leskov, intitulé «
Le narrateur » : « La cote de l’expérience
a baissé ; et il apparaît qu’elle tend à
zéro (…) Avec la [Première] Guerre mondiale,
on a vu s’amorcer une évolution, processus qui, depuis
lors, n’a cessé de s’accélérer.
N’avions-nous pas constaté, après l’Armistice,
que les combattants revenaient muets du front, non pas plus riches,
mais plus pauvres d’expérience communicable ? Ce qu’on
devait lire dix ans plus tard dans la masse des livres de guerre
n’avait rien à voir avec cette expérience qui
passe de bouche en bouche. Rien d’étonnant à
cela. Jamais on n’avait vu expériences aussi foncièrement
convaincues de mensonge (…) Une génération qui
avait connu, pour aller à l’école, les tramways
à chevaux, se trouve en plein air, dans un paysage où
tout avait changé, sauf les nuages, et, au-dessus d’eux,
dans un champ de forces d’explosions et de courants destructeurs,
le tout petit corps fragile de l’homme » (6).
Ce texte, pour aller à l’essentiel, est tout entier
enté sur un implicite : l’expérience, c’est
ce qui circule de « bouche en bouche », ce qui suppose
quand même de passer par l’oreille, soit dit en passant.
Un modèle immémorial ou archaïque de l’appareillage
de la transmission est évidemment ici à l’œuvre,
celui du récit épique où les auditeurs font
cercle autour du rhapsode, ou bien alors celui de la veillée
où, devant le feu, les plus jeunes tendent l’oreille
pour entendre le récit que fait un aîné de tel
« chapitre » particulièrement « mémorable
» de son existence antérieure, de ses voyages, aventures,
épreuves et tribulations. Dans les deux cas, la transmission
est orale et directe, supposant l’immédiate proximité,
le cercle restreint de la petite communauté rassemblant celui
qui, de retour au pays, ou, tout simplement chargé d’ans
et riche d’expériences diverses, raconte (le «
narrateur ») des histoires ou sa vie comme une histoire, et
ceux qui écoutent.
Pour Benjamin, il semble y avoir là un modèle universel
de la transmission de l’expérience et tout se passe
comme si, dès lors que les conditions d’enchaînement
entre expérience et récit ou d’appareillage
du récit par le dispositif de transmission orale n’existent
plus, un vide immense s’ouvrait : les poilus qui rentrent
du front sont « muets » pour la bonne et simple raison
qu’ils sont « pauvres en expérience ».
Ceci du fait même qu’issus d’un monde dans lequel
les choses étaient à leur place et donc les récits
possibles (la « Belle Epoque » dans le lexique français,
« Die Welt von gestern » la « Belle Époque
» dans le lexique français chez S. Zweig 1985) , ils
se sont trouvés plongés par la guerre des tranchées
dans une tout autre topographie, complètement anomique, un
chaos dans lequel tous leurs repères ont été
pulvérisés et où donc toute possibilité
de « raconter » se trouve également rendue impossible
(7). Mais alors, si les choses sont ainsi, comment se fait-il qu’ils
n’aient néanmoins, tout au long de cette épreuve,
et après elle aussi, cessé d’écrire,
d’en témoigner par écrit ? La remarque expéditive
selon laquelle « ce qu’on devait lire dix ans plus tard
dans la masse des livres de guerre n’avait rien à voir
avec cette expérience qui passe de bouche en bouche »
ne peut être prise pour argent comptant. Si Benjamin veut
dire que témoigner par écrit de ce que le poilu a
enduré pendant quatre ans sur le front, ce n’est pas
la même chose que raconter ses souvenirs d’ancien combattant
à la veillée, il ne fait qu’enfoncer une porte
ouverte ; mais reste alors à expliciter l’essentiel
– pourquoi et comment l’on passe alors, dans cette configuration,
et massivement, d’un régime de la narration orale à
un autre, celui du témoignage par écrit…
S’il veut dire que tout témoignage par écrit,
quelle qu’en soit la forme, ne vaut rien, en l’occurrence,
car demeurant « étranger à l’expérience
» de la guerre, tout particulièrement celle qu’en
fait le poilu, l’homme ordinaire, alors cette position est
intenable : il y a certes ces romans à succès «
arrangés », encombrés d’invraisemblances
et de « messages » de toutes sortes, Le Feu de H. Barbusse,
A l’Ouest rien de nouveau, de E.M. Remarque, mais c’est
là l’arbre qui cache la forêt : dire que des
textes comme La Peur de G. Chevallier, Orages d’acier de E.
Jünger, le Journal de guerre d’Alain, Les Eparges de
M. Genevoix sont « pauvres d’expériences communicables
» et sont dépourvus de toute valeur testimoniale par
rapport à ce que fut l’épreuve quotidienne des
poilus sur le front serait, tout simplement, une absurdité
(8). Le préjugé de Benjamin en faveur de la transmission
orale de l’expérience touche ici distinctement sa limite.
A son diagnostic consistant à déduire de la mutité
des poilus au retour des tranchés (ils n’ont pas envie
de prendre leurs enfants sur leurs genoux pour « raconter
») une massive déperdition d’expérience,
j’en opposerais volontiers un autre : ce silence est incontestable,
mais il est un symptôme, celui d’un déplacement
et d’une reconfiguration des conditions dans lesquelles un
récit s’agence sur un « vécu »,
une « mémoire » vient appareiller une situation
vécue.
Dans le cours de ce déplacement, le narrateur traditionnel,
celui qui a son stock d’histoires à raconter et qui
s’entend à le faire cède la place au témoin
entendu comme superstes, c’est-à-dire survivant (Agamben,
1999, p. 17)). Un violent mouvement d’excentrement se produit,
ce témoin n’est plus solidement installé au
centre du cercle des auditeurs qui attendent son récit, il
est brutalement décentré, excentré hors de
la position du narrateur par le caractère extrême de
cela même qu’il a vécu, comme Erlebnis, donc,
avec toute la densité en chocs, ébranlements, phénomènes
de dissociation qui l’accompagne et non plus comme Erfahrung
entendue comme ce domaine dans lequel sont solidement établies
les conditions de l’enchaînement d’une expérience
sur un récit. Ce dont il s’agit de témoigner,
donc, c’est bien d’une impossibilité –
celle de raconter « comme avant », c’est bien
d’une suffocation, c’est bien d’un déplacement
vers la limite de la narration possible.
Mais, à l’évidence, ce qui est en jeu, ce n’est
pas « la fin du récit », c’est la relève
d’une forme, d’un régime du récit par
une autre – donner voix à la suffocation, témoigner
de ce qu’il y a de l’imprésentable, se porter
aux limites de toute description possible de ce qui a eu lieu et
où l’on a été plongé comme dans
un chaudron de sorcières (« l’enfer »,
ce terme revenant sans cesse sous la plume des survivants) , c’est
bien dessiner un nouveau topos du récit de guerre où
vont se ré-agencer les relations entre expérience
vécue et mise en mémoire, événement
et traces, choses vues et appareil de consignation, épreuve
individuelle et communauté, etc. Le « silence »
des poilus, de ce point de vue n’est pas la pure et simple
manifestation de la fin du récit mais plutôt le signal
annonçant l’apparition d’une nouvelle modalité
de la transmission, d’une nouvelle époque de la transmission,
d’un nouveau topos de la consignation – là où
il apparaît que ce dont il faut témoigner, c’est
bien de la dimension de l’extrême dans le présent,
de l’extrême comme le cœur de notre actualité
historique ou politique, l’extrême comme ce sur quoi
il faut tenter d’enchaîner envers et contre tout ce
qui conspire à en rendre un récit impossible.
Que ce changement de topographie suppose la relève d’un
appareil par un autre et l’avènement du peuple scripturaire
(et donc aussi d’une autre figure du public), c’est
ce qui, dans ce texte, semble échapper à Benjamin.
Chose bien étrange, on le notera, puisque tout ce que je
dis là à propos de la façon dont le quelconque
s’auto-institue comme le témoin de la barbarie guerrière
moderne, le témoin de l’extrême et du désastre
qui ne laisse que ruine sur ruine fait distinctement signe à
ce qu’écrit Benjamin dans d’autres textes, dans
les fameuses Thèses sur le concept d’Histoire, bien
sûr, à propos de la guerre des histoires, celle des
vainqueurs et des vaincus, à propos de la modernité
comme catastrophe continue et de la nécessité d’identifier
le « document de barbarie » dans tout ce qui est censé
attester la persistance du progrès, sous toutes ses formes…
(9)
Il est assez impressionnant que, dans son texte sur Leskov, Benjamin
semble succomber à son penchant pour la mélancolie
passéiste, à la nostalgie diffuse mais persistante,
au point de passer complètement à côté
de ce phénomène massif : dans le témoignage
par écrit sur la Grande Guerre qui n’en finit jamais
de venir à la rencontre du monde ultérieur, c’est
la voix des vaincus qui se fait entendre avant tout, c’est
le monde des vaincus qui se venge sans répit. Voyez la façon
dont un autre appareil, celui du cinéma, a pris la relève
ici, de l’écriture (et non pas de la littérature),
apportant sans relâche de l’eau à ce moulin et
tendant à « mondialiser » la rupture décrite
par Jean Norton Cru : Johnny s’en va-t-en guerre, Les sentiers
de la gloire, Pour l’exemple, Les hommes contre, etc. sont
des films qui, tous, brossent résolument l’histoire
des vainqueurs à contresens (10). Mais Abel Gance n’avait-il
pas déjà montré la voie, dès 1919, avec
la fameuse scène de la révolte des morts, dans J’accuse
? (11)
Reprenons. Benjamin ne prend jamais en considération, dans
ses réflexions sur ce qu’il appelle l’appauvrissement
de l’expérience ce trait massif de notre modernité
: la formation d’un peuple de lecteurs qui s’avère
être aussi, lorsque l’événement les y
convoque, un peuple de scripteurs. Pour lui, seule la transmission
orale permet d’opérer la jonction entre le motif de
la transmission de l’expérience et celui de la formation
ou de la perpétuation de la communauté : seule la
présence immédiate (l’image du « cercle
» des auditeurs) assure la revitalisation, la ré-intensification
du lien communautaire par le récit d’une expérience.
Par contraste, le destin du roman (dans ses relations à
l’expérience et à la transmission) est indissociable
de la solitude de l’individu. En conséquence, l’expansion
du roman en tant que genre sera rapportée non seulement à
la montée de l’individualisme, mais aussi à
l’affaiblissement de la communauté. Il est conduit
du coup à négliger un facteur sur lequel Sloterdijk
et quelques autres ont mis l’accent – la formation du
public comme communauté de lecteurs des mêmes livres
ou, plus généralement, des mêmes textes, articles,
poèmes, voire articles de revues ou de journaux. On pourrait
dans le même sens parler de communauté des témoins-scripteurs
du même événement placé sous le signe
de l’extrême, de la violence extrême – la
Première Guerre mondiale. Dans ce contexte, la « solitude
» du lecteur ou du scripteur a sa contrepartie : l’ampleur
du public appelé à partager avec lui les textes. Un
public qui n’est pas nécessairement composé
de consommateurs passifs, massifié et atomisé à
la fois. Un public qui est susceptible d’être traversé
par toutes sortes de flux et d’intensités subjectives,
propre à le rassembler et le mettre en mouvement –
le « plus jamais la guerre ! » du si puissant mouvement
pacifiste européen dans l’entre-deux-guerres ne s’articule-t-il
pas directement sur l’épreuve de la guerre qu’a
connue le poilu dans les tranchées ? Je n’ai pas le
temps d’aborder l’analyse du texte intitulé «
Expérience et pauvreté » dans lequel Benjamin
reprend, parfois mot pour mot, le motif de l’appauvrissement
de l’expérience, mais pour le déployer finalement
dans un tout autre horizon que dans la citation dont je suis parti
– ce qui montre, que sur ces questions, sa position était
loin d’être arrêtée une fois pour toutes
(12). Pour dire les choses d’un mot, dans ce texte, la déperdition
de l’expérience devient un paradigme de l’époque,
s’associant étroitement au motif de montée d’une
« nouvelle espèce de barbarie » - mais, précise-t-il
aussitôt, d’une barbarie entendue positivement. La perte
de l’expérience, au prix d’une sorte de brutal
retournement dialectique, se transfigure alors en ce qui nous émancipe
du passé, nous permet d’ « effacer nos traces
» et perd tout à fait, du coup, la tonalité
nostalgique qui se laissait discerner dans le texte sur Leskov.
Mais passons. A défaut de suivre Benjamin dans son analyse
du silence des soldats de la Première guerre mondiale, nous
pourrions nous rapprocher de son texte en pensant à une autre
guerre, qui a tant pesé sur les années de formation
des gens de ma génération, en France, la guerre d’Algérie
ou, pour parler plus rigoureusement, la guerre d’indépendance
des Algériens. Là, en effet, on peut dire que les
appelés sont revenus muets non pas du front mais du djebel
et que, pour l’immense majorité d’entre eux,
ils n’ont jamais ni raconté ni témoigné,
ni par oral ni par écrit, et sont demeurés rivés
à un silence qui ne se rompra jamais. Simplement, ce n’est
pas, à l’évidence, à un syndrome de «
violence extrême » en général que nous
avons affaire ici. Ce qui fait que les anciens appelés d’Algérie
ne parlent pas, ce n’est pas simplement qu’ils ont vu
des choses terribles, que cette guerre fut d’un acharnement,
d’une cruauté extrêmes – il y en eut bien
d’autres au XX° siècle. Ce qui scelle ce silence
est un facteur beaucoup plus spécifique : la honte proprement
infinie du « perpétrateur », du bourreau, du
tortionnaire et du pillard, la désubjectivation collective
de ceux qui ne sont jamais parvenu à recoller les morceaux
de leurs identités diffractées entre ce qu’ils
étaient avant l’Algérie, ce qu’ils sont
devenus après (des « normaux » pour la plupart
d’entre eux) et ce qu’ils ont été et commis
au long de cette sorte de crise d’ensauvagement et d’auto-barbarisation
qui les a submergés lorsqu’ils sont arrivés
sur le terrain et que leur moi civilisé, éduqué
a implosé au contact de la réalité coloniale
et de l’état d’exception. Comme on le voit ici,
les raisons du silence peuvent être multiples, comme celles
de la suffocation. Les poilus n’avaient rien à cacher,
mais ils craignaient que ceux devant qui ils pourraient évoquer
leur guerre ne les croient pas, tant ce dont ils auraient alors
dû témoigner dépassait l’entendement.
Les appelés d’Algérie se taisent pour un autre
motif : ils ont un secret, un lourd secret, un secret si accablant
qu’ils ne sont jamais parvenus, sauf exception, à le
partager. Et ils meurent et continueront à mourir avec ce
fardeau, les lèvres scellées.
Notes
1- Paroles de poilus – lettres et carnets du front 1914-1918,
sous la direction de Jean-Pierre Guéno et d’Yves Laplume
(Librio, 1998).
2- Jean Norton Cru : Témoins (première édition,
1929), Presses universitaires de Nancy, 1993. Du témoignage,
est présenté par l’auteur par comme un «
résumé » du précédent (Allia,
1997).
3- Témoins, op. cit. p. 15.
4- Ibid. p. 22.
5- C’est la thèse de Freud :
« L’effroi, ‘cet état qui survient quand
on tombe dans une situation dangereuse sans y être préparé’
que les soldats ont éprouvé sur le champ de bataille
a produit des traumas qui laissent ces hommes dans un état
de souffrance psychique intense. Or, la ‘vie onirique des
névroses traumatiques se caractérise par ceci qu’elle
ramène sans cesse le malade à la situation de son
accident, situation dont il se réveille avec un nouvel effroi.
C’est là un fait dont on ne s’étonne pas
assez’. Autrement dit, les soldats de retour de la guerre
ne donnent plus à interpréter des rêves de manifestation
de désir. Leur production psychique nocturne est une énigme
pour celui qui croyait avoir saisi le mystère de la vie psychique
à travers la découverte de l’inconscient. Comment
se fait-il que les névrosés de guerre rêvent
de leurs traumatismes ? Pourquoi l’objet de leur effroi revient-il
ainsi hanter leurs rêves devenus des cauchemars ? »
(Clotilde Leguil, présentation de Le malaise dans la civilisation,
traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Essais Points
Seuil, 2010).
6- « Le narrateur », in Poésie et révolution,
traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, p. 140 (Denoël
Lettres nouvelles, 1971).
7- Stefan Zweig : Die Welt von Gestern, Rowohlt, 1985.
8- Henri Barbusse : Le feu, Paris, Flammarion.
Erich-Maria Remarque : A l’Ouest rien de nouveau, traduit
de l’allemand par Alzir Hella et Olivier Bournac, Le Livre
de Poche, 1961
Gabriel Chevallier : La peur (Le Livre de Poche, 1972), Ernst Jünger
: Orages d’acier, traduit de l’allemand par Henri Plard,
Folio, 1974 ,
Alain : Souvenirs de guerre (Flammarion, 1952),
Maurice Genevoix : « Les Eparges » in Ceux de 14 , Omnibus,
1998.
9- Walter Benjamin « Thèses d’histoire de la
philosophie » in Poésie et révolution, op.cit.
p. 277 sqq.
10- Johnny s’en va-t-en guerre, film de Dalton Trumbo, 1971
; Les sentiers de la gloire, film de Stanley Kubrick, 1958 ;
Les hommes contre, film de Francesco Rosi, 1970 ; Pour l’exemple,
film de Joseph Losey, 1964.
11- J’accuse, film d’Abel Gance, 1919.
12- « Expérience et pauvreté » in Œuvres,
tome 2, Gallimard Folio, 2000, traduit de l’allemand par Pierre
Rusch.
* Ce texte a été présenté sous la
forme d’une communication dans le cadre de l’Atelier
international L’expérience de la guerre entre écriture
et image les 11-12 novembre 2010 à l’Univerité
du Québec à Montréal.
La guerre entre écriture et image
by Michel Julien
Where: Université Du Québec à Montréal
Sémiologie,
Comité organisateur : Johanne Villeneuve
(Professeure titulaire au département d’études
littéraires et membre du Centre de Recherche sur l’Intermédialité)
Michel Julien (Doctorant en sémiologie) Université
du Québec à Montréal
Dates: 11th November 2010 - 12th November 2010
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