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« Opération Géronimo » Alain Brossat
8 mai 2011 par Alain Brossat, professeur de philosophie, Université Paris 8 Saint-Denis

Origine : http://ici-et-ailleurs.org/spip.php?article145

Lorsque Obama, annonçant au monde la liquidation de Ben Laden, proclame que « Justice est faite », il ne parle évidemment pas en représentant de quelque législation que ce soit – tant le caractère d’exécution extrajudiciaire « globalisée » de cette opération de commando saute aux yeux.

Mais il parle bien en Justicier, en redresseur de torts, une figure qui plonge ses racines au plus profond de l’histoire politique et morale de la nation et de l’autorité étatique aux Etats-Unis - et qui n’a, manifestement, rien perdu de son lustre aujourd’hui ; une figure, indissociable de celle de la conquête (dont le grand Ouest est le premier espace d’expérimentation) et de son double – la guerre des races, des espèces - le Blanc contre l’Indien -, une figure de la guerre qui exclut toute législation commune, tout contrat entre ceux qu’elle met aux prises.

Le Justicier est, dans un contexte placé sous le signe de l’exception permanente (cela s’appelle aujourd’hui la « guerre contre le terrorisme ») , celui auquel revient la charge de mettre hors d’état de nuire le hors-la-loi, le bandit dont les actions menacent l’intégrité et la sécurité de la communauté. Ce qui caractérise le justicier, dans cette configuration où la société civile n’est pas établie solidement sur le règne de la loi garanti par une autorité légitime, où les « braves gens » sont sans cesse menacés par des violents, des irréguliers, c’est son statut d’homme d’action plaçant son énergie, son courage et son dévouement directement au service de la communauté.

Dans le western, le justicier n’est pas un représentant légitime de l’autorité (un magistrat ou l’équivalent d’un policier) mais plutôt un efficace gunfighter auquel la communauté malmenée par les outlaws remet l’étoile de marshall (plutôt que sheriff) dans l’espoir que cet homme d’action mobilisé pour le bien ( même si ses motifs ne sont pas toujours limpides) rétablisse la sécurité dans la ville située aux confins du domaine d’extension du monde civilisé.

C’est très exactement le rôle qu’est venu camper Obama le 1er mai, devant le public mondial, un public auquel le grand récit politique avant tout forgé par le western est, d’une manière ou d’une autre, familier : l’ action de justice prétendue qu’il revendique prend la forme d’une expédition punitive, d’une battue dans des zones inhospitalières, d’une traque suivie d’une exécution sommaire ; sa forme emprunte donc tout à la vindicte communautaire, à la chasse à l’homme, voire au modèle plus archaïque encore à la chasse tout court.

Les soldats d’élite qui débusquent le « monstre » ( la bête féroce) tapi dans son antre (une villa et pas une grotte, finalement, mais qu’importe) l’abattent froidement et traitent son cadavre en charogne animale et non en dépouille humaine. Les manifestations de liesse qui suivent immédiatement dans les villes américaines parachèvent ce tableau de chasse en meute, les chasseurs par délégation se faisant complaisamment tirer le portrait avec, en trophée, la photo du gros gibier abattu.

On retrouve là cette scène familière du western où les hommes de la bourgade mobilisés par le marshall improvisé, se lancent sur les traces du bandit et l’abattent au détour d’un chemin – au nom d’un ordre et d’une loi qui ne sont que le décalque de la vindicte communautaire.

Or, ce que nous enseigne la tragédie grecque, c’est qu’une société ne saurait entrer dans la civilisation de la Justice qu’à la condition expresse d’une énergique déliaison entre le monde de la vengeance (individuelle ou communautaire) et celui de la loi (dont le tant célébré Etat de droit serait le visage contemporain).


Par contraste, le jeu du justicier remis en selle par Obama à l’occasion de l’opération Géronimo (mémoire longue des conquérants états-uniens…) se caractérise par l’entretien de l’indistinction perpétuelle et compacte entre action de justice et règlement de compte étatique/communautaire ; ceci sur fond d’installation de la politique extérieure sous le signe de l’exception permanente, alibi de toutes les violences extrêmes, de tous les faits accomplis… Cette difficulté à distinguer droit, justice et représailles ou rétribution vindicative, notamment dans les relations avec un ennemi rejeté aux confins de l’humanité, est enracinée dans l’histoire des Etats-Unis.

Elle est un fil qui court des guerres indiennes à Hiroshima, de Nagasaki à l’extermination froide de Ben Laden. Elle éclaire d’un jour singulier les leçons de démocratie que cette Amérique-là inflige jour après jour au monde entier.