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Origine : http://ici-et-ailleurs.org/spip.php?article145
Lorsque Obama, annonçant au monde la liquidation de Ben
Laden, proclame que « Justice est faite », il ne parle
évidemment pas en représentant de quelque législation
que ce soit – tant le caractère d’exécution
extrajudiciaire « globalisée » de cette opération
de commando saute aux yeux.
Mais il parle bien en Justicier, en redresseur de torts, une figure
qui plonge ses racines au plus profond de l’histoire politique
et morale de la nation et de l’autorité étatique
aux Etats-Unis - et qui n’a, manifestement, rien perdu de
son lustre aujourd’hui ; une figure, indissociable de celle
de la conquête (dont le grand Ouest est le premier espace
d’expérimentation) et de son double – la guerre
des races, des espèces - le Blanc contre l’Indien -,
une figure de la guerre qui exclut toute législation commune,
tout contrat entre ceux qu’elle met aux prises.
Le Justicier est, dans un contexte placé sous le signe de
l’exception permanente (cela s’appelle aujourd’hui
la « guerre contre le terrorisme ») , celui auquel revient
la charge de mettre hors d’état de nuire le hors-la-loi,
le bandit dont les actions menacent l’intégrité
et la sécurité de la communauté. Ce qui caractérise
le justicier, dans cette configuration où la société
civile n’est pas établie solidement sur le règne
de la loi garanti par une autorité légitime, où
les « braves gens » sont sans cesse menacés par
des violents, des irréguliers, c’est son statut d’homme
d’action plaçant son énergie, son courage et
son dévouement directement au service de la communauté.
Dans le western, le justicier n’est pas un représentant
légitime de l’autorité (un magistrat ou l’équivalent
d’un policier) mais plutôt un efficace gunfighter auquel
la communauté malmenée par les outlaws remet l’étoile
de marshall (plutôt que sheriff) dans l’espoir que cet
homme d’action mobilisé pour le bien ( même si
ses motifs ne sont pas toujours limpides) rétablisse la sécurité
dans la ville située aux confins du domaine d’extension
du monde civilisé.
C’est très exactement le rôle qu’est venu
camper Obama le 1er mai, devant le public mondial, un public auquel
le grand récit politique avant tout forgé par le western
est, d’une manière ou d’une autre, familier :
l’ action de justice prétendue qu’il revendique
prend la forme d’une expédition punitive, d’une
battue dans des zones inhospitalières, d’une traque
suivie d’une exécution sommaire ; sa forme emprunte
donc tout à la vindicte communautaire, à la chasse
à l’homme, voire au modèle plus archaïque
encore à la chasse tout court.
Les soldats d’élite qui débusquent le «
monstre » ( la bête féroce) tapi dans son antre
(une villa et pas une grotte, finalement, mais qu’importe)
l’abattent froidement et traitent son cadavre en charogne
animale et non en dépouille humaine. Les manifestations de
liesse qui suivent immédiatement dans les villes américaines
parachèvent ce tableau de chasse en meute, les chasseurs
par délégation se faisant complaisamment tirer le
portrait avec, en trophée, la photo du gros gibier abattu.
On retrouve là cette scène familière du western
où les hommes de la bourgade mobilisés par le marshall
improvisé, se lancent sur les traces du bandit et l’abattent
au détour d’un chemin – au nom d’un ordre
et d’une loi qui ne sont que le décalque de la vindicte
communautaire.
Or, ce que nous enseigne la tragédie grecque, c’est
qu’une société ne saurait entrer dans la civilisation
de la Justice qu’à la condition expresse d’une
énergique déliaison entre le monde de la vengeance
(individuelle ou communautaire) et celui de la loi (dont le tant
célébré Etat de droit serait le visage contemporain).
Par contraste, le jeu du justicier remis en selle par Obama à
l’occasion de l’opération Géronimo (mémoire
longue des conquérants états-uniens…) se caractérise
par l’entretien de l’indistinction perpétuelle
et compacte entre action de justice et règlement de compte
étatique/communautaire ; ceci sur fond d’installation
de la politique extérieure sous le signe de l’exception
permanente, alibi de toutes les violences extrêmes, de tous
les faits accomplis… Cette difficulté à distinguer
droit, justice et représailles ou rétribution vindicative,
notamment dans les relations avec un ennemi rejeté aux confins
de l’humanité, est enracinée dans l’histoire
des Etats-Unis.
Elle est un fil qui court des guerres indiennes à Hiroshima,
de Nagasaki à l’extermination froide de Ben Laden.
Elle éclaire d’un jour singulier les leçons
de démocratie que cette Amérique-là inflige
jour après jour au monde entier.
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