|
Origine :
http://www.espacestemps.net/document3952.html
« Philosophie et mise en récit du présent
». Il convient de réfléchir d’emblée
sur cette entrée en matière qui est déclinée
dans la suite en quelques moments dont les plus significatifs s’intitulent
: Désastre et écriture, des stratégies narratives,
la fausse monnaie du récit. Où nous voyons émerger
cette idée selon laquelle tout ce que l’humain accomplit
se termine en récit, et que les récits sont constitutifs
de notre expérience du monde (accord et/ou désaccord).
En cela, déjà, l’ouvrage peut intéresser
les philosophes, certes, mais aussi les sociologues, les historiens
et les analystes des narrations.
Le livre d’Alain Brossat (professeur des Universités
et enseignant à Paris VIII Saint-Denis) est constitué
de dix-neuf articles rédigés entre 2001 et 2005. Ces
derniers traitent tous sinon exclusivement des conditions du récit
des violences extrêmes passées et contemporaines. Plus
largement explique l’auteur « l’accent y est porté
sur les règles implicites qui président à la
constitution de l’ordre des discours dans ce registre et sur
la formation de dispositifs de subjectivité spécifiques
dans les différentes configurations évoquées
». Chacun reconnaîtra que les bornes chronologiques
des différentes rédactions recoupent d’un côté
la destruction des Tours jumelles et de l’autre les émeutes
des banlieues.
Comment faire valoir son existence dans des mondes qui vous rejettent
en-dehors des circuits d’intégration culturels, et
hors des formes de sociabilité distinguées ? La question
n’est pas seulement abstraite ou le simple fruit d’une
émotion. Elle relève aussi des mots et des récits
par lesquels nous apprenons à obliger les « autres
» à tenir compte de ce soi-disant monde commun qui
mobilise tant de penseurs arendtiens. Mais devons-nous vraiment
faire monde commun ou devons-nous plutôt décider d’obtenir
la reconnaissance des autres ?
Sans doute la question est-elle indécidable, si l’on
ne fait attention au fait que certains n’ont rien d’autre
que le langage pour protester contre la servitude. Ce que relève
alors l’auteur avec pertinence, c’est qu’ils utilisent
ce langage pour faire perdre son autorité au maître,
en produisant de l’égalité dans une situation
par nature inégalitaire. C’est ainsi que ce récit
de la guerre (Première Guerre mondiale) par le sous-lieutenant
Jean-Louis Cros, originaire de l’Ariège, et blessé
sur le front pas un éclat d’obus, donne à lire
un contre-récit des batailles, détisse les mots mêmes
du commandement, et se porte témoin d’un désastre
que ce commandement prétend ignorer. Le dispositif d’écriture,
l’usage des mots qui fâchent et les inflexions du discours
analysés par Brossat font surgir un narrateur inédit,
capable de ruser avec les normes de l’écriture et du
discours officiel, témoignant d’une pulvérisation
de l’expérience dominante et de l’émergence
d’une subjectivité politique.
En fouillant ainsi de nombreux autres récits (sur la Chine,
sur le Japon, sur le 11 septembre, sur le négationnisme,
sur le cinéma ou l’opéra), l’auteur nous
propose sa théorie du récit de résistance et
d’émancipation, construite à partir des travaux
d’Alain Badiou et de Jacques Rancière. On pourrait
même déduire de cet ouvrage une sorte de théorie
des trois formes du récit : la forme héroïque,
la forme du bégaiement critique et la forme du récit
des vaincus. Et si l’on voit bien ce que peut apporter une
telle théorie à la recherche en sciences sociales,
on doit aussi comprendre que Brossat cherche plutôt à
aboutir à une théorie du récit contemporain,
si possible sans l’enfermer dans une perspective post-moderne
(une théorie des petits récits).
Alain Brossat, Ce qui fait époque, Philosophie et mise en
récit du présent, Paris, L’Harmattan, 2007.
|
|