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Origine
http://www.humanite.fr/22_05_2011-arcueil-new-york-et-retour%E2%80%A6-avant-le-sursaut-d%E2%80%99un-tiers-%C3%A9tat-472712
Pour tous ceux à qui la biographie du marquis de Sade est
familière, le « petit drame psychosexuel » (1)
new-yorkais qui vient de nous être offert en pâture
a des airs de déjà-vu assez nauséeux –
il n’est qu’un remake bâclé de la bien
connue « affaire d’Arcueil » –, le «
troussage » non pas d’une « domestique »
(c’est le vocabulaire de Jean-François Kahn…)
mais d’une pauvresse ramassée sur la place des Victoires,
conduite dans une discrète maisonnette d’Arcueil, où
le marquis lui fait subir quelques-uns des traitements que lui dicte
son éréthisme sexuel : ligotage, flagellation, incisions,
etc.
En 1768 comme aujourd’hui, un éminent représentant
de la caste des maîtres, des aristoï de toujours, convaincu
de son impunité par position, est frappé de stupéfaction
et scandalisé lorsque la main de l’autorité
s’abat sur lui et qu’il lui faut rendre des comptes.
Là où il n’a jamais désiré que
« s’amuser un peu », là où ses amis,
ses pairs et ses proches ne comprennent pas que l’on fasse
« tant de bruit pour une fessée » ou une tentative
de séduction un peu impulsive, voici qu’il lui faut
tout à coup être exposé au jugement du public,
comparaître – comme le dernier des manants…
C’est que, trop sûr de lui, le maître débauché
ne prête pas suffisamment attention aux circonstances?: aux
derniers temps de l’Ancien Régime, Sade méconnaît
l’état d’exaspération d’une opinion
scandalisée par « l’impunité accordée
aux délits, voire aux crimes de libertinage, pourvu qu’ils
fussent commis par quelque porteur de grand nom » (Gilbert
Lély). Il se pourrait qu’il ait trouvé son émule
contemporain qui a, lui, le tort d’avoir insuffisamment médité
sur la variabilité des normes – des écarts de
conduite tolérés en France pour peu que leur auteur
jouisse de cette sorte d’immunité que lui assurent
son statut social, ses relations politiques, sa fortune et ses supposés
talents lui valent, aux États-Unis, de se retrouver prestement
menotté, exposé à la vindicte publique, inculpé
et enfermé dans quelque « donjon de Vincennes »
new-yorkais.
Sade, comme celui qui pourrait être son médiocre disciple
d’aujourd’hui, et comme les amis de celui-ci, est fermement
convaincu d’être la victime d’un complot –
ne s’est-il pas contenté de mettre à profit
le plus immémorial des droits coutumiers de l’aristocratie ?
Bien loin que quelque sentiment de culpabilité le taraude,
il s’indigne et mobilise toutes ses ressources pour se tirer
de ce « mauvais pas ». Et de fait, quand bien même
il aurait suscité, dit-on, la colère du roi, il s’en
tire sans trop de dommages – jusqu’à la prochaine
fois (« l’affaire de Marseille »).
La comparaison s’arrête là : Sade était
un génie littéraire qui a su transfigurer ses vices
et ses cauchemars en astre sombre, sans équivalent dans le
domaine de l’art. Son lointain descendant n’est que
le représentant déjanté de cette caste arrogante,
de cette oligarchie prédatrice qui, jour après jour,
s’approprie le destin du monde. La leçon politique
du spectacle new-yorkais qui vient de nous être offert est
ici patente : inlassables, inusables sont les forces de l’ombre,
de la routine, de la morgue qui travaillent, dans notre présent
« démocratique » même, à restaurer
une sorte d’Ancien Régime – subreptice, mais
distinct. La formule glauque du porte-drapeau du national-populisme
(« un troussage de domestique ») nous précipite
tout droit dans l’enfer de cet Ancien Régime –
là où les comtes Almaviva d’aujourd’hui
voient les Suzanne d’aujourd’hui comme un gibier en
accès libre.
La différence entre l’époque où Beaumarchais
réinventait le théâtre avec le Mariage de Figaro
et la nôtre doit malheureusement s’énoncer au
détriment de cette dernière?: aux heures ultimes de
l’Ancien Régime, il se trouve un valet, un serviteur
doté d’une si fabuleuse énergie, d’une
telle crânerie adossée à un tel sens de la repartie,
que le maître libidineux qui se voyait déjà
parvenu à ses fins doit battre en retraite – sous les
huées du public.
Notre temps, lui, est pauvre en Figaro(s), comme il est riche en
laquais, en valets, en serviteurs bien contents de l’être.
Et de couvrir les turpitudes de leurs maîtres campés
pour l’éternité dans la certitude de leur bon
droit.
Et pourtant?: un ultime retournement ne serait-il pas ici pensable ?
En effet, cet « éternel retour » de l’Ancien
Régime sûr de lui et dominateur qui, cette dernière
semaine, donnait de la voix sur tous les plateaux de télé,
appelle-t-il autre chose que le sursaut d’un tiers état
(l’immense majorité) excédé de tant de
morgue et de mépris ?
(1) Sade, Gilbert Lély, NRF « Idées »,
1967.
Alain Brossat
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