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Origine :
http://lesilencequiparle.unblog.fr/2010/10/08/nous-sommes-tous-des-voleurs-de-poules-roumains-chimeres-n73-alain-brossat/
« Parasite » est un terme dont la fortune dans les
sociétés modernes n’est pas faite pour nous
étonner : il déploie en effet ses puissances à
l’intersection de plusieurs domaines stratégiques –
la politique, la biologie, l’économie sociale, etc.
De ce fait même, sa propriété de faire image,
de trouver des emplois utiles dans toutes sortes de régimes
discursifs et de nourrir les rhétoriques les plus variées
se manifeste constamment ; ceci dans des configurations, des séquences
et des topographies très diverses. Bref, « parasite
» est, davantage qu’un mot d’époque, un
terme qui fait époque, un vocable puissant susceptible de
se hausser, selon tel ou tel régime discursif, à la
dignité du concept, voire de se prêter au jeu de la
construction de paradigmes.
Qu’il suffise de le mentionner pour que tout ou presque soit
dit : en plus d’une occasion, dans les moments totalitaires
mais pas exclusivement, il a suffi qu’un individu ou un groupe
soit désigné par le pouvoir comme « parasite
» pour qu’il soit virtuellement mort – «
parasite » désignant politiquement l’exterminable,
l’indigne de vivre, le danger mortel.
Première singularité du terme, donc, employé
comme substantif ou adjectif, dans la langue et le discours de la
modernité : il met en relation, à la faveur d’une
fertile in-distinction (indétermination), plusieurs domaines
du vivant : l’humain, l’animal, le végétal.
Le grand discours (moderne) de la vie, celui de la biologie, de
la médecine notamment, saisit, redéploie et intensifie
le vieux terme gréco-romain qui, lui, désignait une
figure sociale (celui qui tire sa subsistance d’un mieux nanti),
un personnage de la comédie humaine - le parasite, personnage
récurrent de la comédie latine.
Au rebond des savoirs modernes, le parasite devient un organisme,
animal, plante, qui vit aux dépens d’un ou d’une
autre – mais nous verrons combien est susceptible de se diffracter,
de s’effriter ce simple « aux dépens ».
Cette extension, ce redéploiement du vocable va en décupler
les puissances en favorisant toutes sortes de translations, d’échanges,
de franchissements de la « barrière des espèces
» : bien avant que les rhétoriques totalitaires ne
s’emparent du terme, le discours plébéien ou
révolutionnaire de la guerre des espèces va, au XIXe
siècle, biologiser les représentations politiques
et politiser la langue des sciences du vivant en construisant la
figure du parasite – capitaliste, bourgeois, rentier qui prospère
au détriment du travailleur productif, lui suce le sang,
l’affame, etc. Un mot formidablement mobilisateur, mais pour
autant, précisément, qu’il animalise l’imagerie
politique et balise cet espace de l’affrontement des espèces
en lutte ; l’ennemi y est le représentant de la classe
adverse comme il est, aussi bien, une sangsue, un ténia –
une forme nuisible et abjecte du vivant. La maléfique intelligence
(politique) de ce terme est, précisément, dans le
discours de la modernité (le parasite de Plaute et Molière
est un personnage plein d’expédients et de ressources,
une figure joyeuse et divertissante qui fait partie du « tableau
» de la société des vivants et dont nul ne songerait
à réclamer l’élimination violente), de
rendre pensable et opératoire l’élimination
nécessaire, requise et salutaire de cette part dégradée
et dangereuse de la collectivité des vivants qui subsiste
et prospère au détriment de la majorité. Le
mot parasite apparaît, dans cet ordre des discours, comme
l’opérateur providentiel d’une dégradation
(destitution) du vivant humain, permettant d’en nommer sans
ciller la séparation requise au nom de l’intérêt
supérieur, d’avec le corps commun.
Comme chacun sait, ces opérations destinées à
séparer la part du vivant humain dont la vie doit être
promue, entretenue et protégée (celle qui est «
digne de vivre », en idiome nazi) de celle qui, défectueuse
ou parasitaire, défectueuse et parasitaire, le plus souvent,
doit être écartée ou éliminée
(« indigne de vivre » dans la même Lingua Tertii
Imperii) ne sont pas, dans nos sociétés, confinées
sur les bords excentrés du système – elles sont
une de ses régularités les plus obstinées,
il suffit d’ouvrir les journaux d’aujourd’hui
pour en avoir la confirmation. En renvoyant le parasite humain,
figure d’une typologie sociale, culturelle, raciale, politique,
à son peu de valeur sur l’échelle du vivant,
ce terme est un formidable facilitateur de solutions extrêmes
– l’anesthésiant parfait des scrupules humanitaires…
Le mot parasite est, dans nos sociétés, l’adjuvant
rêvé des passages à l’acte les plus destructeurs,
il les habille de lin blanc et de probité candide, il est,
dans la langue de l’Etat, des redresseurs de torts, des justiciers
expéditifs et des policiers consciencieux, le mot magique
dont se parent les actions les plus brutales. Dans La lucidité,
admirable fable sur l’extinction de la démocratie contemporaine
imaginée par José Saramago, c’est un premier
ministre frustré par l’avalanche de bulletins blancs
qui vient de submerger les urnes lors de la toute récente
consultation électorale qui parle ainsi :
« (…) La lutte sera une entreprise ardue et de longue
haleine, l’anéantissement de la nouvelle peste blanche
exigera du temps et beaucoup d’efforts sans oublier, certes,
sans oublier la tête maudite du ténia, cette tête
qui se tapit quelque part. Tant que nous n’aurons pas réussi
à la débusquer du sein nauséabond de la conspiration,
tant que nous ne l’en arracherons pas pour l’exposer
à la lumière et la livrer au châtiment qu’elle
mérite, ce parasite mortel continuera à multiplier
ses anneaux et à miner les forces de la nation, mais nous
remporterons la dernière bataille, ma parole et la vôtre
seront le gage de cette promesse aujourd’hui et jusqu’à
la victoire finale ».
La relation qui s’établit entre rhétorique
du parasite et violence promise apparaît, ici comme ailleurs,
dans son aveuglante clarté. « Parasite » a été,
au XXe siècle, l’un des sésames les plus efficaces
de toutes les épurations, les bruyantes comme les silencieuses.
La coagulation de sens qui s’opère dans l’emploi
politique du terme entre ce qui relève de la satire des mœurs
ou d’une critique sociale pratiquement immémoriale
et ce qui emprunte au registre récent des sciences du vivant
« dope » le terme, en démultiplie les effets,
en fait, dans la mêlée des discours, une redoutable
machine de guerre. L’indétermination persistante du
terme (dans ses usages de combat, encore une fois), inhérente
à sa polysémie, le dote d’une très expédiente
plasticité : les idéologues nazis peuvent donc développer
leur propre discours du parasite indexé sur le critère
racial, les suppôts du régime stalinien, eux, vont
le déployer sur le versant du naturalisme social –
d’un côté le Juif ou le Tzigane comme parasite,
de l’autre le koulak, le nepman, etc. Le « grand discours
» idéologique du parasite est donc susceptible de se
diffracter à l’infini, au gré des situations,
des stratégies, des « grammaires » politiques
– dans la fable imaginée par José Saramago,
on l’a vu, il fait un retour remarqué dans des conditions
non-totalitaires par excellence - celles du « pan-démocratisme
» à bout de souffle. Mais ce n’est pas la première
fois que nous le noterons, avec Ernesto Laclau par exemple : bien
souvent, c’est le flou, le vague, l’indétermination
d’un mot, d’un syntagme ou d’un énoncé
politique qui en programme le succès – plutôt
que sa précision, sa distinction et sa clarté.
Dans ses emplois politiques, le mot parasite prospère sur
un fond de guerre – de lutte à mort des espèces.
Il est un opérateur majeur du processus de zoologisation,
de biologisation des discours, des représentations et des
pratiques politiques - l’une des pentes le long desquelles
l’Histoire du XXe siècle s’est jetée dans
l’abîme. C’est, dans ce contexte, un mot dont
l’idéologie (si l’on peut s’exprimer ainsi)
est parfaitement incohérente : en effet, il a en propre à
la fois de rétablir un plan de continuité anomique
dans l’ordre du vivant (le Juif comme rat, le koulak comme
pou, la chef conspiratrice, chez Saramago, comme ténia…)
- ce, donc, à contre-courant d’une tradition philosophique
qui va d’Aristote à Kant via Descartes (dixit Derrida),
et de mettre en place des taxinomies, des hiérarchies compactes
et rigides, destinées à rendre pensable et faisable
l’opération d’élimination de l’en-trop
« nuisible » et déchu de sa « nationalité
humaine », pour parler un peu la langue des Henkersknechte
du moment.
Mais, comme plus haut, cette « inconsistance » de l’idéologie
politique du parasite est la condition de son succès, de
son maniement aisé (la politique a besoin de mots à
la fois souples, flous et puissants, d’outils à usage
multiples et de dispositifs simples et robustes). Elle va rétablir
de la continuité, effranger les bords et les « barrières
» dans l’ordre du vivant (le « sous-homme »
dégradé au rang de l’animal) non pas en vue
de repenser et refonder notre (nous les humains) rapport à
l’animal sur des fondements moins violents (comme Derrida
et toute une sensibilité contemporaine nous invitent à
le faire), mais au contraire pour penser l’extermination,
ou, plus précisément, l’amputation par la communauté
humaine d’une supposée part parasitaire d’elle-même.
Le motif, l’image, la fantasmagorie du parasite sont nichés
au creux du grand récit eugéniste de la première
modernité, laquelle statue : le salut et la prospérité
de la communauté ont un prix - sa séparation d’avec
la part défectueuse ou nuisible du vivant susceptible d’entraîner
sa dégénérescence. L’immunisation de
la communauté, le renforcement de sa qualité (biologique
en premier lieu, mais aussi sociale, culturelle et politique) passent
donc par cette opération salutaire d’élimination
de ce déchet parasitaire. Et c’est cette figure éminemment
politique de l’immunisation par amputation qui, après
les grands moment totalitaires et les grandes exterminations du
XXe siècle, porte le nom même de l’inhumain :
désormais, l’immunisation du vivant, humain ou autre,
récuse les opérations de tri sélectif et les
gestes d’élimination qui en découlent. Ergo
la peine de mort est barbare, les corps en déshérence
doivent être nourris et soignés (l’humanitaire
y pourvoit), les camps accueillent des réfugiés plutôt
qu’ils ne sont l’enfer où sont jetés et
broyés les déclassés et les réprouvés,
le vivant animal doit se voir aussi reconnaître des droits,
etc. Une figure d’inclusion sans reste placée sous
le signe global du « droit à la vie » refoule
avec toujours davantage de rigueur celle des partages requis qui
constituait la norme à l’époque antérieure
(la première modernité).
Du coup, le discours du parasite, sans pour autant disparaître,
tend à devenir flottant, à s’euphémiser,
à se masquer, se diffracter : même un Besson, même
un Hortefeux se gardent, au temps des surenchères sécuritaires,
de désigner expressément et sans détour les
Rroms et les sans-papiers dont ils orchestrent la persécution
comme des parasites. On tiendrait peut-être là un fil
nous conduisant au cœur du labyrinthe de la confusion présente
: d’un côté, il y a ce profil vertueux de l’Etat
démocratique qui, lorsqu’il entend édifier les
enfants des écoles à propos de la barbarie nazie et
de l’idéologie antisémite, leur présente
des extraits de ce film de propagande terrifiant où le supposé
parasitisme juif est illustré par des hordes de rats grouillant
dans les égouts. Mais de l’autre, il y a ce pli toujours
plus accentué de l’Etat policier, sécuritaire
et xénophobe qui, à défaut d’avoir une
politique, remet sans relâche en selle la figure du partage
salutaire, impérieux, de la séparation brutale d’avec
l’indésirable, le dangereux, le fou, l’indigent,
l’allogène suspect, etc. Simplement, comme cette séparation
ne peut (pour des raisons historiques plutôt que morales)
prendre la forme des salutaires exterminations de jadis, le discours
du parasite demeure entre deux eaux, affleurant sans cesse ici et
là, immense carcasse, charogne putréfiée dérivant
sans fin au fil du courant, mais impossible à renflouer vraiment
– tant il est vrai que, encore une fois, le parasite, comme
mot politique, ça sert avant tout à penser l’extermination.
On va donc assister à la prolifération d’un
discours du parasite et du parasitisme en demi-teinte, agencé
sur des dispositifs d’amputation « allégés
» : le refoulement, l’expulsion, le rejet plutôt
que la mise à mort ; plutôt que de parasites, on parlera
d’ « en situation irrégulière »,
d’illégaux, de clandestins ; la neutralité du
langage administratif vient masquer la brutalité des pratiques
de séparation d’avec l’indésirable, comme
la suggestivité de l’expression empruntée à
la biologie venait intensifier et exalter les pratiques d’épuration
et de nettoyage mises en œuvre par les défenseurs de
la pureté du sang.
Déconstruire la fantasmagorie du parasite
La parasitologie, science très respectable, attire notre
attention sur le fait que le parasitisme est avant tout une relation
entre deux organismes vivants dont les interactions peuvent prendre
une forme extrêmement variable : au sens courant, l’organisme
parasite vit et prospère au détriment de l’organisme
« hôte » ; mais aussi bien, le parasitisme pourra
prendre une forme dite « mutualiste » telle que l’un
et l’autre organisme en tire parti. Prenons un exemple simple,
voire simpliste, qui illustre bien la complexité de la relation
parasitaire, son instabilité, sa réversibilité
: la sangsue, dont on sait quel imaginaire répulsif et hostile
elle nourrit (très belle séquence dans African Queen
où l’aventurier endurci et macho de haut vol Charlie
Allnutt - Humphrey Bogart -, ayant surmonté toutes les épreuves,
perd toutes ses assurances lorsque les sangsues viennent se coller
à sa peau…), n’a-t-elle pas longtemps trouvé
son utilité en médecine, moyen naturel des salutaires
(voire…) saignées ? Autre exemple, tout aussi élémentaire
: ces oiseaux qui, le long des fleuves africains, viennent se poser
hardiment sur le dos des crocodiles et des hippopotames pour se
nourrir des vers et autres insectes incrustés dans leur peau
; salutaires parasites de leurs hôtes, nourris d’autres
parasites, néfastes, eux. Le « jeu » parasitaire
se complexifie ici, faisant apparaître ses contiguïtés
avec la symbiose : lorsque le parasite se nourrit des déchets
de son hôte, l’association des deux organismes est profitable
à l’un comme à l’autre. On est là,
dans le vaste spectre de la relation parasitaire, aux antipodes
du mildiou (un champignon) ou du phylloxéra (un puceron)
qui ravagent nos vignes et désolent nos campagnes…
D’autre part, des éléments de subjectivité
humaine entrent nécessairement en compte dans la définition
de ce qui sera réputé parasitaire et ne le sera pas
: pour le jardinier, il ne fait aucun doute que la sauterelle, la
chenille, la limace qui infestent son potager sont des parasites
; mais pas l’abeille, bien sûr, qui butine utilement
dans le rosier voisin. Mais qu’en dirait la rose, eût-elle
d’aventure voix au chapitre ?
Ce rapide survol de la variabilité des notions du parasite
et du parasitisme, telle qu’elle a été redéployée
par la biologie et la médecine modernes, suggère toute
une série de métamorphoses possibles : en déconstruisant
la figure abjecte du parasite construite par la première
modernité, en en redéployant les puissances, les potentialités
dans le domaine des conduites, des contre-conduites. En ressaisissant
par le bon bout le fil de l’animalisation du parasite humain
qui, dans les configurations totalitaires ou sous le régime
de l’Histoire associée à la terreur, accompagne
la brutalisation littéralement infernale des pratiques politiques
et guerrières.
Là où se sont retirés, ont perdu leur substance
stratégique et leur souffle historique, les grands modèles
(politiques) de l’affrontement massif et direct (classe contre
classe…), de la bataille ou de l’insurrection qui impose
la décision (Clausewitz revisité par Lénine
et Trotski), là où la figure de la résistance,
orpheline de sa majuscule, est conduite à se redéployer
sur un mode non-héroïque, moléculaire davantage
que molaire, de nouvelles tactiques, de nouvelles intensités
sont appelées à se nouer autour du parasite et du
parasitisme – ceci dans l’horizon général
d’un indispensable redéploiement général
de l’entendement politique.
S’efforcer à devenir un parasite actif de tel ou tel
« organisme », mammouth, Moloch ou Léviathan,
peut, dans les circonstances présentes (tout autres que l’
« heure des brasiers » que célébrait le
lyrisme révolutionnaire des années 1960-70), être
un geste de création, un moment de réinvention de
la politique – c’est, par exemple, ce que font les activistes
de la « Mutuelle des fraudeurs » qui, militant en faveur
de la gratuité des transports en commun et se cotisant pour
payer les amendes, agissent en parasites conséquents de ces
pachydermes glacés que sont la RATP et la SNCF. Faire de
l’enseignement de la philosophie tout autre chose que ce qu’en
attend le commanditaire de la rue de Grenelle sans franchir la limite
qui exposerait le contrevenant à sa mise à pied est
une pratique parasitaire active susceptible d’ouvrir un champ
dans lequel peut reprendre vigueur le long combat pour l’émancipation.
Celui/celle qui s’y essaiera aura d’ailleurs toujours
beau jeu d’abriter cette utile expérimentation derrière
l’autorité de Diogène, qui, le premier, sut
faire de la philosophie non seulement un domaine de vie, mais une
activité intrinsèquement parasitaire. Il aura beau
jeu, aussi bien, de remarquer alors que se donner un « devenir-parasite
», c’est toujours tendre à s’animaliser,
pencher vers l’animal – Diogène-le-chien, Diogène
vêtu de sa peau de bête !
En fait, si l’on y regarde de près, on s’avise
que, sous la ligne de flottaison de la violence du souverain ou
de l’Etat moderne, c’est, de Diogène à
Boudu ou Bartleby en passant par le Neveu de Rameau, un fil ininterrompu
qui court pour célébrer la rétivité
joyeuse et inventive du parasite allergique aux hiérarchies,
aux disciplines, à l’autocontrainte, moteur du «
procès de civilisation » (Norbert Elias). Pour cette
raison, les formes de résistance anciennes ou contemporaines
qui se déploient sur le versant du parasitisme (vol, coulage,
refus de travailler, mendicité…) font toujours revenir
le sauvage au cœur du monde civilisé, par quelque biais,
elles passent toujours par des conduites d’ensauvagement.
Le braconnier, figure littéraire ou cinématographique,
en ce premier XXe siècle ou la France se voit encore rurale,
en est un bon exemple : le Raboliot de Genevois, le Marceau de Renoir
(La Règle du jeu) sont des hommes de la forêt dont
l’activité prédatrice et la proximité
avec l’animal sauvage véhicule toute une morale : celle
qui énonce que la vie « civilisée » moderne,
c’est la guerre et le massacre (ils savaient de qui ils parlaient,
écrivant, filmant entre 1918 et 1939).
Dans une autre veine, The Party, comédie de Blake Edwards,
est une somptueuse déconstruction d’une fantasmagorie
enracinée au plus profond du monde post-colonial occidental
(blanc) : celle de l’étranger de peu (généralement
un ancien colonisé au teint mat et au statut social modeste,
voire carrément pauvre et précaire) en tant que parasite
par vocation. A Hollywood, donc, un obscur acteur indien est invité
à une réception chic par erreur et, ignorant de tous
les codes en vigueur, y commet gaffe sur gaffe, produisant une série
de perturbations, de désordres et de confusions, ouvrant
autant de brèches dans la comédie sociale immuable
que constitue ce genre de cérémonie, lézardes
où se dévoile le vide de l’existence de ce microcosme
et du rite lui-même qui les rassemble. Le parasite post-colonial,
ici en position de pique-assiette et d’ « innocent »
magnifique, en plein état d’apesanteur sociale et culturelle,
se comporte (comme toujours au mieux de la comédie américaine)
en fauteur d’un désordre requis, salutaire destructeur
des ornements mensongers de la vie policée, révélateur,
intensificateur bénéfique des antagonismes refoulés.
Les puissances de véridiction recélées par
la succession ininterrompue des « gestes » inappropriés
de ce maladroit consommé qu’est le sujet post-colonial
en tant que parasite objectif (et ce d’autant plus et «
mieux » qu’il l’est sans le savoir !) sont infinies.
Une leçon fondamentale se dégage de sa traversée
du monde spectral de la bonne société hollywoodienne
– la production de la vérité passe par l’amplification
du désordre et la production en série des catastrophes.
C’est sur ce versant burlesque que se dévoilent au
mieux les puissances du parasite comme énonciateur candide
des vérités les plus incommodes. Dans le registre
de l’animalisation, nous dirons que le flux vital qui traverse
l’accumulation des bourdes dont est tissée l’inconduite
de Hrundi V. Backshi (Peter Sellers) tout au long de la party est
celui-là même qui met en mouvement l’éléphant
dans le magasin de porcelaine : à l’issue de cette
dévastatrice traversée, une chose se trouve solidement
établie : tous les vases renversés, piétinés,
réduits en miettes étaient de toc et nullement ces
vénérables antiquités chinoises dont ils empruntaient
l’apparence.
Le film de Blake Edwards, réalisé en la magique année
1968, soit dit en passant, peut être revisité aujourd’hui
comme une ironique mais insistante incitation à nous doter,
en autant de circonstances qu’il sera possible, d’un
devenir-parasite actif, créatif, agencé sur toutes
sortes de gestes et de conduites de défection, de diversion,
de ralentissement ou d’entrave (de blocage), tout ce qui,
selon Foucault, entre dans le registre des contre-conduites, des
résistance de conduite, des révoltes de conduite (des
simples inconduites aux insurrections de conduite) ; une disposition
qui manifeste, selon les intensités et les modulations les
plus variables, l’obstination du refus d’être
gouvernés (comme nous le sommes, selon les modalités
en cours et par ceux qui s’estiment fondés à
le faire) ; mais aussi, inversement, le désir de nous gouverner
nous-mêmes ou d’inventer d’autres formes de gouvernement.
Le devenir-parasite que chacun est susceptible de se donner est
constitutif de moments ou de pôles de résistance, de
constitution de contre-forces, d’élaboration de stratégies
et de tactiques se déployant selon les modalités diverses
du refus, de l’esquive, de l’obstruction, de la ruse,
de la fuite, etc. Il engage les subjectivités individuelles
mais en appelle aussi à la formation de collectifs (sur le
modèle des mouvements de « chômeurs heureux »
apparus en Allemagne il y a quelques années), il est aussi
un espace de réinvention de la politique, d’une politique
sans bords. Ainsi, le piratage joyeux, insouciant, parfois compulsif
et boulimique du dernier cri des produits déversés
sur le marché par les industries culturelles, ce piratage
tel qu’il est universellement pratiqué par les ados,
sous nos latitudes, est, bien sûr, inclus dans la sphère
d’un consumérisme en tous points conforme aux canons
du néo-libéralisme ambiant. Mais dès lors que
ces pratiques d’appropriation sauvage heurtent de front le
code de la propriété privée, suscitent des
dispositifs répressifs, des débats sur les relations
entre art, culture, marchandise et argent (etc.), le piratage, comme
forme de parasitisme massif, global, étendu à l’échelle
de la planète, devient un enjeu politique : le grand motif
de la gratuité, celui de l’expansion sauvage de formes
d’appropriation ou d’échange soustraites à
l’emprise du marché, vient parasiter (au sens radiophonique
du terme) le discours hégémonique des marchands de
culture, des financiers et des défenseurs inconditionnels
de la « propriété intellectuelle ».
Fondamentalement, dans ses formes multiples, éclatées,
disparates, ironiques, cyniques, vertueuses, sérieuses ou
futiles, le parasitisme contemporain est une pratique (une activité,
une conduite, un geste…) de défection : un refus de
faire « comme avant », comme prescrit (gouverner, c’est
« faire faire », dit Foucault) ou, tout simplement,
une interruption silencieuse de la régularité gouvernementale
: on ne fait plus, on fait autrement, on se déplace, on se
rend indétectable, ininscriptible, insaisissable.
Voilà qui jette peut-être quelque lumière sur
deux scènes récentes où se sont manifestées
avec une intensité particulières les obsessions policières,
sécuritaires de ceux qui prétendent gouverner nos
vies : l’affaire de Tarnac et celle des Roms. Le zèle
flicard qui s’est déployé contre les terroristes
imaginaires installés (en communauté) dans le village
du Limousin avait valeur d’avertissement lancé à
toute cette jeunesse souvent éduquée, passée
par les universités, issue de la supposée classe moyenne
et qui, depuis des années déjà, est entrée
dans toutes sortes de conduites de rétivité, de refus
des carrières programmées, de déplacements
et de rebonds, d’invention de lieux de vie et de pratiques
politiques radicales, tout ceci porté par un parti d’irréconciliation
de principe avec les dogmes (« les valeurs », en langue
de police intellectuelle) sur lesquels se fonde aujourd’hui
la domination. Ce domaine d’échappées belles
diffractées - variable, flottant, proliférant, innommable
comme il l’est - se devait d’être désigné
par les policiers de gouvernement comme une forme de parasitisme
particulièrement dangereuse et perverse : celui d’une
jeunesse qui ne se résout pas à être «
employable », éclate de rire quand on lui parle de
travailler plus pour gagner plus, ne se soucie pas beaucoup de sa
retraite, ni de « fonder une famille ». A ce parasitisme,
il fallait donc donner un nom de code particulièrement repoussant
- et ce fut « mouvance anarcho-autonome ».
On en rit encore, du côté de Tarnac et d’autres
« espaces autres » où souffle l’esprit
de la défection.
Toutes choses égales par ailleurs, ceux que le bunker sécuritaire
s’acharne à épingler sur son tableau de chasse
sous le nom de « Roms » ou « gens du voyage »
présentent également toutes les qualités requises
pour être promus au rang de parasites d’élection.
Ce n’est pas d’hier que leur association au motif du
« voyage » (du déplacement incessant et incontrôlable)
; leur a-territorialité, leur conviction que la terre est
inappropriable, leur attachement à leur liberté de
mouvement, leur rejet du culte aveugle du travail, salarié
ou autre, font d’eux des suspects aux yeux de l’Etat
et des pouvoirs établis : même français, ils
sont des citoyens sous condition, se voient imposer des obligations
spéciales (carnet de circulation, livret de circulation…).
La force des préjugés largement partagés dans
la population, qui font d’eux des nomades vivant de rapines
petites et grandes rencontre l’inertie des autorités
locales rétives à leur accorder leurs droits –
concernant par exemples les aires de stationnement qui leur sont
dévolues. Le coup politique imaginé par le premier
cercle sarkozyste au cours de l’été 2010 aura
ici consisté à accorder la légitimité
d’une politique, d’une priorité absolue dans
la hiérarchie des tâches gouvernementales, d’un
impératif d’Etat à tous ces remugles, toute
cette rumeur immémoriale plus ou moins distinctement articulée,
agencée autour du motif du Tzigane-Rom-Manouche-Bohémien
(etc. – la variété et l’incertitude des
dénominations « colle » avec le caractère
approximatif et indéterminé de la rumeur, condition
première de sa longévité) entendu comme parasite
de toujours. L’administration qui, systématiquement,
exile et parque les « gens du voyage » à la périphérie
des agglomérations, du côté des déchetteries
et des échangeurs autoroutiers a constamment tendu, par ce
procédé, à avaliser le préjugé
populaire qui voit dans le « nomade » si ce n’est
un sous-homme, tout du moins un différent et un inférieur
ou un « dégradé », du point de vue de
la « qualité » humaine, inassimilable à
tenir à distance ; son mode de vie l’établit
en effet dans une topographie indistincte qui le destine à
vivre ou survivre, sur un mode tendant infailliblement à
l’animaliser, dans des no man’s lands indistincts, entre
un tas d’ordures, une rivière et un mur de béton…
Cependant, le « coup » tenté par les pyromanes
de gouvernement pendant l’été 2010 fait franchir
un palier décisif au préjugé et à la
discrimination : il projette le routinier, le latent, l’inavouable
au cœur des espaces publics en faisant du « parasite
» une figure, un personnage central de la politique et du
gouvernement des vivants, en levant toutes les inhibitions qui,
jusqu’alors, interdisaient de désigner ouvertement
« ces gens-là » comme des coupables-nés,
des boucs émissaires d’élection. Ne manque,
à cette réinstallation de la figure du parasite au
cœur des représentations politiques que le nom de la
chose, dans son explicite même – ce pour les raisons
dites plus haut : les démocraties contemporaines, quand elles
persécutent et tombent sous l’emprise de leur pulsion
de mort, continuent de subir la contrainte première, originaire,
qui s’impose à elle : le faire sur un mode tel que
ne devienne pas imperceptible ce qui distingue des régimes
totalitaires de naguère.
Une ligne de front se dessine donc, dans notre présent,
mieux, une actualité tissée autour du motif du parasite.
Comme souvent, le stigmate ne demande qu’à être
renversé, approprié, pour que prenne corps une subjectivité
résistante. Arrachée, disputée à la
bêtise, la condition parasitaire se redéploie du côté
d’une politique qui, une fois, encore nous voue à la
condition d’héritiers que n’aura précédés
aucun testament – « Nous sommes tous des voleurs de
poules roumains ! »
Alain Brossat
Nous sommes tous des voleurs de poules roumains !
Texte publié dans Chimères n°73 / parution décembre
2010
Orientation biblio-filmographique
José Saramago : la Lucidité, traduit du portugais
par Geneviève Leibrich, Le Seuil, 2006.
Victor Klemperer : LTI La langue du III° Reich, traduit de
l’allemand par Elisabeth Guillot, Albin Michel, 1996.
Ernesto Laclau : On Populist Reason, Verso (Londres), 2005.
Jacques Derrida : l’Animal que donc je suis, édition
établie par Marie-Louise Mallet, Galilée, 2006.
Jean-Pierre Dacheux et Bernard Delemotte : Roms de France, Roms
en France, Le peuple du voyage, Cedis, 2010.
Emmanuel Dreux : le Cinéma burlesque, l’Harmattan,
2008.
Maurice Genevoix : Raboliot, Omnibus, 1998.
Et, si je puis me permettre :
Alain Brossat : Droit à la vie ?, le Seuil, 2010.
La Règle du jeu, film de Jean Renoir, 1939.
The Party, film de Blake Edwards, 1968.
African Queen, film de John Huston, 1951.
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