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Origine : http://www.ietm.org/index.lasso?p=information&q=resourcedetail&id=90&l=fr
Assurément, le livre d'Alain Brossat agacera les vertueux
de tout poil. Sans doute prêteront-ils à son auteur
des pensées ou des questionnements qui ne sont pas les siens...
Ils diront de lui que c'est un homme de gauche qui a mal tourné,
un mélancolique, un réactionnaire qui s'ignore, qu'il
n'y connaît rien, qu'il mélange tout, que la culture
n'est pas du tout ce qu'il dit. Qu'importe, Le Grand Dégoût
culturel, qu'il vient de publier, doit être lu et discuté
sur la place publique. D'abord parce qu'il n'est pas si fréquent
qu'un philosophe se risque aujourd'hui à construire une critique
de la culture : l'exercice est réputé casse-gueule.
Ensuite, parce que ce mot, culture, et les immen¬sités
qu'il recouvre aujourd'hui font problème : nous ne pouvons
plus faire comme si nous n'avions qu'à jouir paisiblement
des plaisirs d'une île enchantée sans essayer de comprendre
la nature de ces plaisirs.
Par culture, entendons ici non seulement des savoirs, des goûts,
des pratiques « cultivées », des festivals, des
commémorations, des rituels sociaux, mais aussi des grandes
causes humanitaires, des manières de vivre, de consommer
des signes ou des objets multiples, des divertissements incessants,
des sons et des images en flux continu, bref le bain émollient
dans lequel nous vivons ou l'air que nous respirons. Ce par quoi
se reconnaît notre modernité. Abon¬dance, indistinction
et confusion sont au centre du paysage.
Nous n'en sommes plus à la vision des Lumières, celle
d'un Condorcet par exemple, lorsque la fréquentation des
savoirs a pour objet l'émancipation du peuple, la conquête
de l'égalité entre le faible et le fort, la fabrique
du citoyen, et le recul des ténèbres et de la superstition.
¬Acquérir de la culture, c'est alors pour le serviteur
se donner la capacité de soutenir l'échange, sur un
même pied, avec son maître. Rappelons-nous Jacques le
fataliste ou Le Mariage de Figaro. A ce débat robuste, et
profondément républicain, nos sociétés
contemporaines préfèrent la juxtaposition des goûts,
leur neutralisation, le « j'aime, j'aime pas » des individus.
Le triomphe du tout-culturel passe par l'effacement du politique.
C'est que d'autres réalités peu à peu se sont
invitées à la table du banquet, marché, consommation,
marketing, distraction, succès, consensus, industrie, publics,
loisirs, fluidité, péremption, rentabilité,
culture de masse... Réalités qui ont imposé
à leur tour leur propre rationalité au point de transformer
de fond en comble la question qui nous occupe, de la coloniser.
Le phénomène n'est pas tout à fait nouveau.
D'autres avant Alain Brossat s'en sont évidemment saisis,
dans des contextes et à des titres différents, Nietzsche,
Adorno, Benjamin, Kracauer (1), Lasch, Arendt, Pasolini, pour ne
citer qu'eux. Là où peut-être Alain Brossat
se distingue, c'est dans son refus du catastrophisme et de toute
posture mélancolique. Dès lors, son propos n'est pas
d'opposer une haute culture à une basse culture. Nous n'en
sommes plus là, semble-t-il dire. Le philosophe apporte même
à ce refus une légèreté de plume réjouissante.
Il prend l'époque telle qu'elle se présente, sans
pour autant céder à la moindre faiblesse dans la pensée
: « La philosophie ne peut plus prétendre dominer le
passé, l'avenir et le présent. Elle peut en revanche
proposer une analyse critique des discours, permettre de saisir
ce qu'ils nous cachent. »
Chacun d'entre nous sent bien que ce mot culture, à force
d'avaler tout ce qui l'entoure, finit par inquiéter.
Un mot sur l'homme. Alain Brossat enseigne la philosophie à
Paris-VIII, il a été marxiste, militant politique,
comme la plupart des intellectuels de sa génération
; il a développé une pensée antitotalitaire,
s'est naturellement intéressé à la question
des camps d'extermination, à l'épreuve du désastre,
dit-il. Enfin, lorsqu'on l'interroge sur ses influences les plus
structurantes, Alain Brossat ¬répond modestement qu'il
essaie de faire travailler la pensée de Michel Foucault.
Chacun d'entre nous, s'il est loyal et lucide, sent bien que ce
mot culture, à force d'avaler tout ce qui l'entoure, d'envelopper
les réalités apparemment les plus hétérogènes,
de les malaxer pour en faire une sorte de pâte molle, finit
par inquiéter. Nous devinons que la place toujours plus grande,
toujours plus centrale que la culture occupe dans notre vie, ne
raconte plus grand-chose de notre émancipation, ni du sens
de notre existence, quand elle ne ressemble pas à un puits
sans fond, autour duquel nous tournerions sans joie. En effet, comment
prendre la mesure de ce qui n'a pas de contours ? Trop à
voir, trop à lire, trop à entendre, trop à
consommer, trop à ressembler, à être aussi.
Et pourtant, cette culture qui nous borde à chaque heure
du jour et de la nuit, telle une mère envahissante, nous
la croyons menacée. Nous ne cessons de voler à son
secours, de défendre les injonctions qu'elle nous adresse,
le statut ou le standard qu'elle nous apporte, les promesses qu'elle
nous fait miroiter. En même temps que nous en sommes devenus
les consommateurs voraces, nous disons d'elle qu'elle doit rester
l'exception, la fameuse exception culturelle, qu'elle ne ressemble
à rien d'autre, qu'elle devrait rester hors du marché,
pure, béné¬ficier de protections spécifiques,
comme s'il s'agissait là de notre ultime croyance ou de la
dernière de nos consolations. D'où le paradoxe auquel
s'attache Alain Brossat dans son essai. Quelle est donc cette figure
qui imbrique à ce point le pur et l'impur ?
Mais l'artiste lui-même, que devient-il dans cette histoire
? Est-il condamné à n'être plus qu'un pourvoyeur
de contenus ?
Dans son Portrait de l'artiste en travailleur (2), consacré
à la figure de l'intermittent du spectacle, le sociologue
Pierre-Michel Menger avait soulevé le même genre de
lièvre. Les intermittents, présentés comme
les ultimes remparts de l'art et de la culture, apparaissaient aussi
comme des travailleurs idéalement flexibles, parfaitement
adaptés aux volontés d'un capitalisme toujours plus
avide de nouveautés et de talents.
Mais l'artiste lui-même, que devient-il dans cette histoire
? Est-il condamné à n'être plus qu'un pourvoyeur
de contenus destinés à des supports et à des
usages multiples ? C'est le cœur du nœud. D'ailleurs,
Alain Brossat laisse deviner une réponse plus qu'il ne l'articule.
C'est le point faible de son livre, ou la suite qu'il appelle. Entre
l'art qui trouble, brûle et déplace – si du moins
l'art fait son travail –, et la culture qui rassure et enveloppe,
l'opposition semble totale et, pourtant, ils ont aujourd'hui partie
liée comme jamais avant. Le jeu semble bloqué.
Mais si l'art est bien ce geste inédit et souverain d'un
individu ou d'un groupe, un acte vif et tranchant comme un trait
dans l'espace, alors il se distingue de la sphère culturelle
et de ses logiques propres. A ce prix, l'artiste peut retrouver
son autonomie, sa radicalité, sa fonction critique. En d'autres
termes, l'art, pour ne pas se laisser tout à fait dissoudre
dans le culturel, n'a pas d'autre solution que de revenir au politique.
A voir le malaise dont témoignent aujourd'hui nombre d'artistes,
dans les disciplines les plus variées, alors que leur liberté
de création paraît assurée - sinon célébrée
- comme elle l'a rarement été, il devient urgent d'ouvrir
le débat auquel Alain Brossat nous invite.
Daniel Conrod
(1) De Siegfried Kracauer, lire l'excellent “Offenbach ou
le secret du second Empire” (1937), rééd. Le
Promeneur, 1994, 26,68 EUR.
(2) Ed. du Seuil, 96 p., 10,50 EUR.
A LIRE :
“Le Grand Dégoût culturel”, éd.
du Seuil, 190 p., 15 EUR.
Alain Brossat est également l'auteur de “Bouffon imperator”,
éd. Lignes, 80 p., 12 EUR.
Merci à Télérama.fr - publié pour la
première fois le lundi 25 février 2008 à 11h38,
ici:
http://www.telerama.fr/scenes/25742-debat_la_culture_va_elle_tuer_art.php
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