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Origine : http://www.alternativelibertaire.org/spip.php?article463
À la lumière des événements marquants,
nationaux et internationaux, qui ont scandé l’actualité
de ces dernières années, en particulier depuis le
11 septembre, l’auteur interroge la notion de politique dont
l’apparition créatrice et spontanée contrarie
toujours le consensus « démocratique » des sociétés
occidentales contemporaines. Pour être à la hauteur
des enjeux d’une résistance infinie à la dérive
de plus en plus autoritaire des États, il en appelle à
l’invention d’un langage qui se situera du côté
du sauvage et de l’imprésentable, avec l’irruption
de la « plèbe », des « sauvages »…
Dans l’extrait que nous reproduisons, il s’interroge
sur l’élection présidentielle de 2002, et en
particulier sur la situation politique entre les deux tours, y critiquant
la posture « républicaine » et y voyant, à
tort ou à raison, - mais la question a le mérite d’être
posée crûment - un « affaiblissement de la capacité
politique des masses » et une « croissance de l’étatisation
des esprits et des pratiques ».
Républicains, encore un effort pour en finir avec la République
« Le cerveau de l’imbécile n’est pas un
cerveau vide, c’est un cerveau encombré où les
idées fermentent au lieu de s’assimiler, comme les
résidus alimentaires dans un colon envahi par les toxines.
Lorsqu’on pense aux moyens chaque fois plus puissants dont
dispose le système, un esprit ne peut évidemment rester
libre qu’au prix d’un effort continuel. » Georges
Bernanos, La France contre les robots (1944)
Ce devait être une formidable mobilisation en défense
de la République en danger, le retour d’un élan
sublime et récurrent depuis Valmy et les soldats de l’an
II. Les gigantesques manifestations du 1er mai et le ton de la masse
qui s’y exprima entretinrent brièvement l’illusion
d’une telle dynamique - celle de l’irruption d’un
mouvement populaire tel que, dans l’événement
même de son surgissement, se trouvent instantanément
révoquée la situation sclérosée et mis
à nu l’insupportable « état des choses
», les choses comme elles vont en tant que l’intolérable
même (juin 36, mai 68, novembre-décembre 95 pour une
part).
Et puis, ce ne fut, cinq jours plus tard, que cet informe et ignoble
attroupement de la panique et la trouille autour du nom de Chirac.
Ce pouvait être dans le moment de fusion de la masse (la communauté
perdue/retrouvée), le point d’inversion à partir
duquel s’énonce une nouvelle règle ou, du moins,
se produit un nouveau lancer de dés. Ce fut, au prétexte
d’un illusoire sauvetage, d’une fantasmagorie d’état
d’urgence absolu, la formation de cette masse de fuite (Elias
Canetti), cette débandade en forme d’entassement anomique
autour du plus inconsistant des hommes providentiels. Ce pouvait
être, une fois encore, le début d’un «
joli mois de mai » ; et ce fut une pauvre paraphrase de l’exode
- un juin 40 d’opérette, en somme.
Impossible, du coup, de ne pas se poser la question : cette masse
du 1er mai qui, loin de prendre acte de sa force et de sa capacité
propre (de sa capacité à prendre la situation en mains),
s’imagine conjurer une catastrophe imminente en se subordonnant
sans condition - devant quoi s’enfuit-elle, au juste, de quoi
s’allège-t-elle dans cet acte compulsif qu’est
le plébiscite en faveur de Chirac ?
N’est-ce pas devant sa propre force qu’elle défaille,
devant cela même qui la singularise en tant que masse ouverte
(l’aptitude à interrompre le cours des choses, à
exposer le scandale du monde tel qu’il va, bref à faire
histoire), n’est-ce pas de sa constitution proprement politique
qu’elle se déleste toutes affaires cessantes en se
convertissant, aussitôt qu’elle a découvert sa
propriété singulière (faire apparaître
une scène nouvelle qui renvoie l’existant au magasin
des antiquités), en troupeau impensant, soumis, autodéfait,
enchaîné de son propre mouvement au char du vainqueur
de circonstance ?
Un retournement qui, nécessairement, appelle cette autre
question : qu’en est-il de la masse aujourd’hui ? Quelque
chose comme un cap aurait-il été franchi dans l’affaiblissement
du politique, au point que la masse ne puisse plus se former, y
compris dans les circonstances qu’elle-même place sous
le signe de l’état d’urgence, que comme rassemblement
voué à faire rempart de son corps face à la
mauvaise exception (Le Pen entendu comme fourrier du fascisme),
c’est-à-dire à défendre l’existant
contre la division, l’inconnu menaçant, etc. ?
Le propre de la démocratie consensuelle est de rendre inarticulable
la division comme mode opératoire du politique (entendu ici
comme « l’autre » du culturel, dont la vocation
est de rassembler sans distinction), et la production réglée
d’un tel empêchement est, entre autres, la tâche
de l’Etat. Mais ici, il s’agit d’autre chose :
la masse se forme elle-même, de son propre mouvement, mue
par une émotion commune, un sentiment d’urgence partagé
- aucun travail d’appareil, aucune objurgation de ténor
politique ne pouvaient faire que, ce 1er mai, se rassemblent dans
la rue, à Paris et en province, dix, vingt ou cent fois plus
de manifestants que les années précédentes
ou à l’occasion d’événements récents
des plus graves, comme ceux du Proche-Orient.
Il y a donc bien cet irréductible mouvement propre de la
masse qui se forme, mais pour échouer aussitôt à
se doter d’une subjectivité politique propre : le piège
du « vote anti-Le Pen » (= pro-Chirac) sans alternative
se referme aussitôt sur elle, la plaçant dans l’instant
à nouveau sous l’autorité et la tutelle des
maîtres faillis (dont la faillite est cela même qui
a conduit à la situation d’urgence).
La notion même du « sans alternative » est le
sceau que les dominants apposent sur le corps de la masse : là
où la masse va être à l’unisson avec les
maîtres à propos de ce motif (« on n’a
pas le choix ! »), le troupeau acéphale se reforme,
la masse s’agrège sur un mode gélatineux au
lieu de se délier des conditions de la massification ordinaire,
telle que la produit la machine du consensus (l’appareillage
consensuel) et la réaction panique se substitue à
la capacité de la masse à percer à jour la
situation dans une intuition immédiate. Une capacité
qui, pourtant, s’est montrée si fréquemment
dans le passé… « Il n’y a pas le choix
! » est aujourd’hui, et quel que soit l’hétérogénéité
des circonstances, le paraphe de l’extermination de la politique
: c’est la formule sans appel avec laquelle le FMI et la Banque
mondiale, les tenants de la démocratie de marché et
les philosophes de l’histoire à la Fukuyama entendent
désarmer toute critique radicale des formes, moyens et objectifs
de la poussée de « modernisation » en cours.
Il est significatif qu’une telle formule se soit retrouvée
sur les étendards de tous les partisans de l’«
antifascisme » bien tempéré qui l’a emporté,
si l’on peut dire, le 5 mai. Une approche praxique de la politique
montre qu’au contraire, il y a toujours des choix, des choix
stratégiques ou tactiques à opérer, ce qui
est tout autre chose que le dépli radieux de la grande Alternative.
Même dans les conditions extrêmes, c’est ce que
montrent les écrits d’Antelme, Rousset, Levi, Chalamov
et bien d’autres, l’individu qui affronte politiquement
le monde est amené à faire des choix qui visent des
effets pratiques et ont un fondement éthique.
Le slogan « il n’y a pas le choix ! » est, dans
le cas qui nous occupe, la profession de foi de l’agrégat
qui a fait le choix de l’inaction et de l’abandon face
à la supposée situation d’urgence. Il signifie
en fait : ce n’est pas à moi, pas à nous de
régler le problème Le Pen, c’est au grand Autre
tutélaire et assuranciel, c’est-à-dire l’État.
Car Chirac, en l’occurrence, auquel est confié l’unique
mandat de soigner ce douloureux panaris au doigt de la nation, c’est
bien l’État. Ce n’est même rien d’autre
que cela, tant le personnage, dans son abyssale inconsistance personnelle,
ne vaut, face à la nation, que comme la pure et simple incarnation
de la capacité étatique, du commun ou du quelconque
de l’État en tant que puissance supposée protectrice.
Mais là était bien l’absolu contresens historique
: s’il est une force qui, jamais, en aucune circonstance,
n’a défendu sa propre population contre un vrai danger
fasciste, c’est bien l’État.
Tout cet épisode ne serait que grotesque s’il ne mettait
en lumière la relation entre l’affaiblissement de la
capacité politique des masses, de l’élément
populaire et la croissance de l’étatisation des esprits
et des pratiques, tant au niveau individuel que collectif. Jamais
les individus et les groupes n’ont autant qu’aujourd’hui
pensé leur destin aux conditions de l’État,
dans la langue de l’État, jamais l’autoréalisation
des uns et des autres n’a été aussi étroitement
quadrillée, matériellement et spirituellement, par
la discipline étatique.
Alain Brossat
Alain Brossat, La Résistance infinie, Éditions Lignes
et Manifestes, 2006, 184 pages, 17 euros.
Publié le 1er septembre 2006
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