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origine : http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=698
Résumé
Ce texte s'attache à montrer la proximité du grand
art cinématographique développé par S.Kubrick
dans ce film avec l'analytique des pouvoirs entreprise par Michel
Foucault. Le motif de la plasticité et de la variabilité
des dispositifs de pouvoir y est central, de même que le questionnement
sur les normes et leur relativité. Pour Kubrick, comme pour
Foucault, chaque dispositif de pouvoir est une singularité
susceptible de se brancher sur d'autres, de l'influencer, de l'affaiblir
ou au contraire de le renforcer. De même, la question de la
violence est envisagée non pas tant en relation à
des institutions qu'à des relations de pouvoir.
Texte intégral
1A peu près tous les films de S. Kubrick élaborent
la question de la violence, et ce dans les registres les plus différents
: violence de l’émancipation dans Spartacus, violence
du crime dans Ultima Razzia, violences guerrières, selon
des modalités bien différentes dans Les Sentiers de
la gloire, Barry Lyndon et Full Metal Jacket et Dr Folamour, violence
de la folie dans The Shining, violence de la passion amoureuse dans
Lolita, violence de l’espèce humaine, tout simplement,
dans 2001 : l’Odyssée de l’espace, etc. On pourrait
aussi bien décliner cette constance dans le traitement cinématographique
de la violence comme question en termes de pouvoir ou d’institution
: violence de l’institution militaire, violence du pouvoir
psychiatrique, violence de l’institution pénitentiaire
(Orange mécanique), violence de la police, l’Etat,
l’institution familiale aussi…
2Ce qui singularise Orange mécanique (1971) dans cette constellation,
c’est la confrontation de deux violences : celle, naturelle
en quelque sorte, de la jeunesse indomptée, non encore saisie
par les dispositifs d’apprivoisement, de domestication, et
celle du processus même de civilisation activé ici
par un certain nombre d’appareils ou de pouvoirs – la
police, la prison, les travailleurs sociaux, les partis politiques…
Ces deux violences sont symétriques en ce sens qu’elles
sont portées aux extrêmes : la violence juvénile
dont Alex et sa bande de “drougs” sont les vecteurs
est nommée ultraviolence, dans le film comme dans le roman
d’Anthony Burgess – A Clockwork Orange (1962) dont il
s’inspire. La violence de l’autorité, de l’Etat,
des pouvoirs et des institutions est aussi une violence extrême
: au sens où elle se déploie, elle, sur le versant
totalitaire, puisque son propre est de priver l’individu de
sa liberté, de toute liberté en le soumettant à
des formes de domestication et de conditionnement de ses comportement
qui font de lui une mécanique, le séparent de son
désir, le privent de toute autonomie.
3Le modèle qui prévaut, dans le déploiement
de cette violence de l’Etat destinée à domestiquer
les individus et à les arracher à leur sauvagerie
native, première, est un modèle médical, celui
d’une médecine policière. La violence d’Alex
est considéré comme une maladie et, dans le cours
du film, on voit comment les partisans du soin correctif, qui passe
par un reconditionnement de l’individu (de ses réflexes
et de ses affects) l’emportent sur ceux de la sanction punitive.
Alex va donc échapper à l’enfermement punitif
pour être “soigné” en milieu ouvert par
des méthodes “scientifiques” d’inspiration
pavloviennes (le réflexe conditionné) renforcées
par une pharmacopée appropriée. L’enjeu de l’extrême
est ici saillant, puisque Kubrick reprend ici à son compte
l’impeccable démonstration effectuée par Burgess
: ce qui se présente et se légitime comme «
traitement humain » paré des prestiges de la sciences
et équipé d’un alibi humaniste (extraire Alex
hors du monde carcéral, le réintégrer dans
la société, le “guérir”) s’avère,
au bout du compte, confiner dangereusement avec la torture et reposer
sur des techniques de conditionnement qui rappellent fâcheusement
celles des régimes totalitaires… Alex, aux mains de
médecins cyniques, est un cobaye, un pur objet d’expérimentation.
La notion de la “santé mentale” à laquelle
font référence ces médecins est fondée
sur une conception purement policière de la conformité
des conduites et de l’ordre social.
4L’apologue qui semble ici suggéré par Kubrick
– qui, ici, diffère sensiblement de celui qui se dégage
du roman de Burgess – serait le suivant : le procès
de la civilisation destiné à “guérir”
les individus de leur violence native et à les rendre aptes
à vivre en société est un “remède”
pire que le mal. La “maladie” première des individus
(leur agitation sauvage, productrice de chaos et de destructions,
leur “anarchisme” spontané ou bien leur insociabilité
naturelle, leur rétivité aux institutions et pouvoirs
– Alex et l’école, Alex et les flics…),
tout ceci est “traité”, soigné et “guéri”
sur un mode tel que l’individu “civilisé”,
c’est-à-dire domestiqué, soit réduit
à une condition quasi-animale. C’est Alex qui, après
avoir subi le traitement censé le rendre allergique à
toute violence, se fait, chez Burgess, cette réflexion :
« Am I just like some animal or dog (…) Am I just to
be like a clock-work orange ? »
5Dans la fable racontée par Burgess, il apparaît qu’au
bout du compte, ce processus de civilisation de l’individu,
avec toute sa violence, lui laisse néanmoins une possibilité
de retomber, in fine, sur ses pieds : il y a un avenir possible
au delà de ces épreuves de déconditionnement
et reconditionnement, et c’est cet avenir qu’évoque
le dernier chapitre du livre que Kubrick ne connaissait pas lorsqu’il
a élaboré son scénario (il ne figure pas dans
l’édition américaine du livre sur laquelle il
a travaillé), un avenir équivoque mais ouvert : Alex,
dans ce dernier chapitre, entrevoit la possibilité de se
“ranger”, de convoler, d’avoir des enfants. Tout
se passe comme s’il avait, conformément au schéma
kantien, introjecté les normes et les valeurs qui supportent
la sociabilité et la moralité commune, au point d’en
faire les siennes propres et d’agencer sa liberté sur
elle ; il ne va pas nécessairement devenir un pur et simple
homme de la masse, un conformiste, il va plutôt, selon cette
fable, se donner à lui-même un destin social conforme
à son désir propre, une fois les fièvres de
l’adolescence apaisées, un destin personnel agencé
sur le destin collectif…
6Mais chez Kubrick, il en va tout autrement : Alex s’en tire,
in fine, en sauvant par ruse son propre désir face aux exigences
exorbitantes du procès de civilisation. Sauver son désir
est ici égal à sauver son goût naturel pour
la violence, c’est sauver sa réserve propre de violence,
tout en apprenant à la réorienter, à entrer
dans la comédie humaine. Donc, au fond, il ne cède
sur rien, il demeure en rupture avec le procès de la civilisation,
il demeure indompté, il n’est pas devenu un esclave
ou un animal, simplement, il a appris la règle du jeu –
une règle selon laquelle seuls s’en tirent les cyniques,
les expédients, les stratèges clairvoyants et ceux
qui savent être du côté du manche. A la fin du
film, il demeure un anarchiste, mais un anarchiste qui a perdu sa
naïveté. Il évitera désormais les confrontations
sans issue avec les institutions, et sa liberté anarchique,
son goût pour la violence, il les cultivera désormais
dans des jeux de connivence plus ou moins nihilistes avec les maîtres
du monde. Il finira probablement vieil anar de droite, comme tant
d’autres.
7La différence entre la fable montée par Burgess
et celle que propose Kubrick est donc que la première s’énonce
aux conditions d’une dialectique, assez classique, celle du
roman de formation : les années ou mois d’apprentissage
que décrit le roman ont été terribles –
mais pas vains : il y a une issue, on est dans un domaine d’expérience,
pas de pure épreuve. Alex, au terme de ce processus, est
mûr pour tomber amoureux, pour fonder une famille, pour vivre
avec ses semblables… Alors qu’au contraire, la version
kubrickienne, elle, est plutôt de facture nietzschéenne
: c’est une impitoyable déconstruction du processus
de la civilisation, dont la seule “leçon” qui
pourrait s’en tirer serait que la seule issue pour un sujet
rétif à son devenir équivalent à un
animal domestique, est de préserver à tout prix et
par tous les moyens sa force vitale, c’est-à-dire sa
réserve sauvage d’irrégulier, d’indompté,
de dissident – au moins intérieur. Ne pas oublier la
date du film : 1971 – on est dans les années incandescentes,
l’attaque contre la psychiatrie policière, contre le
système pénitentiaire, la vision désenchantée
des élites politiques et intellectuelles portent la marque
de l’irrespect généralisé qui s’étendait
sur ces années-là. Il n’est pas sûr que
l’on puisse qualifier cette “leçon” –
qui consiste à nous dire qu’au fond l’Etat qui
protège et qui civilise, les savants qui élaborent
les savoirs nouveaux, les humanistes qui humanisent (etc.) sont
pires que la première petite brute (blonde, en l’occurrence)
venue – de cynique. Ou alors au sens du cynisme antique, un
cynisme diogénique qui s’assigne la tâche première
de nous ouvrir les yeux sur le jeu des puissants, de déchirer
le drapé de la vie civilisée pour nous en montrer
les poulies et les ficelles. Et surtout, qui, face au mensonge constitutif
de la civilisation, de la culture, adopte le parti d’en rire
plutôt que de succomber aux facilités d’une interminable
déploration.
8C’est ici que nous rejoignons directement notre sujet.
9Kubrick est, en revanche, totalement fidèle à Burgess
quant au ton de la narration, lequel est lui-même tout entier
calqué sur ce qui constitue la grande invention du roman
anglais du XVIIIème siècle, le ton d’une narration
d’une ironie plus ou moins bienveillante ou mordante, mais
en tout cas destinée à établir une distance
critique, une distance propice à la réflexion, entre
le “héros” ou, plus généralement,
les personnages et le lecteur. Fielding, Thackeray – et dont
le modèle, pour moi, est le roman de Thackeray – Les
Aventures de Barry Lyndon, où l’on retrouve Kubrick,
ce n’est pas un hasard, tous les films de Kubrick entretenant
entre eux des correspondances plus ou moins distinctes ou secrètes,
mais qui assurent la solidité de l’œuvre…
Ici, l’originalité du procédé mis en
place par Burgess et repris par Kubrick est celle qui consiste à
faire d’Alex le propre narrateur de ses propres faits et gestes,
heurs et malheurs, mais dans une langue et sur un ton qui établissent
une disjonction permanente avec ces faits et gestes, créent
un effet de distanciation, et, au bout du compte, suscitent le rire
ou bien quelque chose comme un sentiment de jubilation.
10La narration repose en effet sur une série de procédés
visant à casser l’identification du spectateur aux
images violentes, aux scènes violentes, à en désamorcer
la séduction : ton sentimental du roman à la Richardson
(le mélo – que l’on retrouve dans la scène
du retour de l’enfant prodigue) totalement out of time, langue
du XVIIIème, adresse au spectateur (au lecteur), et aussi,
bien sûr, la grande trouvaille de Burgess, recours à
cet espéranto d’anticipation mêlant des mots
de russe à de l’argot anglais, ceci destiné
à créer un effet de trouble chronotopique en suscitant
une impression de présent décalé, légèrement
déplacé vers un avenir unheimlich, mais sans tomber
dans le registre du roman d’anticipation. Enfin, dernier élément
de narration destiné à contrarier la fascination exercée
par l’ultraviolence et à déplacer celle-ci du
côté d’une sorte d’excès bouffon
ou de carnaval – la musique, la “grande musique”
maltraitée, mutilée, dénaturée, torturée
à l’électricité du synthétiseur.
Ici, Kubrick dénature la musique classique pour les fins
de sa narration sarcastique en pensant sans doute à ce que
les nazis lui ont fait subir, en matière de détournement
– qu’est-ce qu’on ne fait pas faire à la
“grande” musique ! Une profanation ironique.
11Et donc, ce serait un contresens massif sur le film que d’y
voir un usage opportuniste de l’ultraviolence – et de
son antagonique, la violence totalitaire, celle de l’Etat
et de ses institutions. Ce serait ignorer l’usage systématique
de l’excès, de la surcharge, de la parodie, de la surenchère
– la part déterminante du sarcasme. Le côté
opérette gore, particulièrement saillant dans certaines
scènes – la bagarre des drougs contre la bande de Billy
Boy, notamment –. Toutes les scènes d’ultraviolence
sont en quelque sorte des chorégraphies, avec un rythme trop
parfait, des images trop fortes, qui sont celles de la caricature
même. Tout est surjoué – ce n’est pas pour
rien que Kubrick a choisi pour le rôle-titre Malcolm Mc Dowell,
qui est une sorte de clown, tout comme Nicholson dans The Shining.
On ne peut pas faire à Kubrick le reproche de tomber dans
le panneau de l’« esthétisation de la violence
», puisqu’au contraire, il est en quête, avec
ce film, d’une solution esthétique au défi que
constitue le traitement au cinéma (donc en images/sons et
par les moyens du montage) la présentation de formes de violence
extrêmes, de conduites ultraviolentes, d’actions extrêmement
violentes, y compris des actions comme l’homicide (involontaire)
ou le viol sur un mode qui ne les magnifie pas, mais les expose
comme problème. Alex n’est à aucun moment présenté
dans le film comme un “héros”, et ses drougs
sont de sinistres imbéciles, comme le montre leur destin
ultérieur. Leur violence n’est pas héroïsée,
mais plutôt exposée comme un mirage, un faux enchantement,
un misérable mirage, une drogue – une extase éphémère,
suivie d’une chute sans fin. Un domaine d’intensités
superficielles et fallacieuses. Ici, d’ailleurs, le premier
à se tromper est Burgess qui trouve que le « passage
à l’image » des scènes de violence décrites
dans son film en dénature le sens et suscite une fascination
suspecte pour cette violence. Mais on comprend bien pourquoi Burgess
se trompe – il est un homme du livre, et il ne s’oriente
pas très bien dans le monde des images.
12Kubrick récuse également toute approche sociologique
de l’ultraviolence, que ce soit celle d’une sociologie
policière qui ferait d’Alex un primo-délinquant
puis un récidiviste, ou bien celle d’une sociologie
humaniste qui verrait en lui une victime de la société,
du chômage, de la démission de l’autorité
parentale et d’un urbanisme déshumanisé. Le
film ne travaille aucunement dans ce type de catégorie sociologique,
Alex est, comme personnage de l’ultraviolence, beaucoup plus
proche des gouapes des romans de Genet (Querelle de Brest, Pompes
funèbres…), des films de Pasolini (Accatone) que des
« casseurs des cités » dont nous parle à
longueur de pages la sociologie de bazar des journaux. Il est un
curieux mélange d’insouciance sauvage, polissonne,
prédatrice et de satanisme baudelairien. Dans son ultraviolence,
entre en composition non seulement sa rétivité à
la domestication, à la normation sociale, mais aussi un solide
attrait pour le mal. C’est son côté non seulement
indompté, mais pervers aussi. C’est sans doute ce qui
a plu à Kubrick, dans le personnage imaginé par Burgess
: qu’il vient nous rappeler qu’il n’est pas de
vraie grande passion pour la vie, de vraie liberté sauvage
sans un doigt d’attrait pour le mal, de démesure, de
méchanceté et de perversité (Nietzsche). C’est
le côté “diable” d’Alex.
13Mais le trait de génie de Burgess auquel, ici, Kubrick
emboîte le pas, est d’avoir construit son récit
non pas en donnant la parole en premier lieu aux représentants
de la norme appelés à juger les écarts de conduite
et les exactions commises par ce diable, mais au diable lui-même
dont la disposition subjective est, de façon désarmante,
celle d’un innocent, d’une sorte d’enfant joueur
qui s’amuse à organiser des rixes, des intrusions violentes
chez les bobos, des parties à trois avec des gamines…
Là encore, la narration désoriente le spectateur et
l’empêche de se laisser gagner par l’esprit de
sérieux d’une perception indignée de tous ces
accès de violence “gratuite” : car toute cette
débauche de violence “montrée” est constamment
débranchée par les interventions du narrateur, avec
son ton tantôt enjoué, tantôt sentimental, tantôt
larmoyant – propre en tout cas à introduire la dimension
d’une sorte de second degré permanent.
14L’enjeu du film de Kubrick n’est pas de séduire
en exhibant la « belle violence », celle du sang bien
rouge qui se met à couler, comme dit Alex (mais nous ne sommes
à aucun moment appelés à nous identifier à
Alex), mais de construire un apologue, qui tourne autour d’une
philosophie noire et dé-moralisée de la civilisation
: civiliser ne consiste pas à transformer l’enfant
qui est une sorte de petit animal sauvage en être moral et
sociable, mais à refouler une violence avec une autre, laquelle
est plutôt pire que la première. Il est bien clair
que si nous ne sommes pas convoqués à nous identifier
à Alex, le dispositif narratif du film étant ainsi
fait que nous éprouvons à son égard toute une
gamme de sentiments variés, allant de l’horreur à
la compassion, le coupable se transformant en victime dans le cours
du film, selon un processus destiné à brouiller tous
les repères identificatoires, néanmoins, s’il
est un parti de l’auteur qui se manifeste dans le film, sous
une forme plus ou moins cryptée, ce serait plutôt en
faveur d’Alex que de l’autorité, à travers
ses différents représentants. Bien sûr, politiquement,
l’alliance qui s’annonce à la fin entre le représentant
de l’autorité politique (« The Minister of the
Interior or Inferior », dans la version déjà
très sarcastique de Burgess) dessine bel et bien les contours
d’une espèce de fascisme. C’est une fin d’un
“immoralisme” absolu, mais seulement pour autant qu’elle
vise à nous montrer une vérité cachée
de la politique contemporaine et, au delà, du processus d’apprivoisement
des passions sauvages dans nos sociétés. Mais, avec
tout cela, Alex demeure celui qui conserve en lui quelque chose
comme une part de l’indompté, de l’ingouvernable.
Et il semblerait bien que si quelque chose se garde, tous comptes
faits, in extremis, d’une qualité proprement humaine,
de la liberté, de la capacité d’être singulier,
quelque chose qui résiste à la normation homogénéisante,
c’est bien, malgré tout, Alex qui l’incarne,
avec ses gros fantasmes de film X, avec la sauvagerie vraiment primaire,
dans tous les sens (sans élaboration) de son désir…
Et c’est la raison pour laquelle le film peut s’achever
sur un formidable éclat de rire plutôt que sur une
mise en garde solennelle contre les dangers du nouveau totalitarisme,
des nouveaux fascismes, etc. C’est pour cela que le film de
Kubrick se présente ici comme l’antagonique même
du 1984 d’Orwell, un livre non seulement médiocre,
au plan littéraire, mais vraiment pénible voire affligeant
par l’esprit de sérieux et le sérieux d’église
qui le mine.
15Le Orange mécanique de Kubrick est, à ce titre,
tout sauf une de ces anti-utopies destinées à avertir
les vivants sur le ton de solennité requis, des dangers mortels
qui menacent leur intégrité s’ils laissent proliférer
les dangers que recèlent les pouvoirs modernes ; c’est
au contraire une démolition joyeuse et même jubilante
du récit d’édification (dans les deux sens du
terme) de la modernité. Le fait que, fondamentalement et
en dépit de tout, le conducteur du récit soit le rire,
même dans les scènes les plus éprouvantes (le
viol et l’homicide involontaire, le reconditionnement d’Alex,
au cinéma…) est, fondamentalement une position philosophique.
C’est un film vitaliste qui aimerait nous convaincre que le
cercle de la domestication ne se referme jamais tout à fait,
parce que la vie, comme flux, comme impulsion, comme énergie,
finit toujours par trouver des brèches et des lignes de fuite.
Alex c’est la vie, et la vie, comme principe vital, c’est
fondamentalement immoral, en deçà ou par-delà
la morale et, si nous le savons, alors nous ne perdons pas tout
à fait le goût de rire, nous ne sommes pas encore passés
du côté des araignées et des cancrelats (Zarathoustra).
L’idée vitaliste, ici, qui rejoint Nietzsche, encore
une fois, c’est que la vie ne peut pas s’affirmer contre
tout ce qui conspire à l’éteindre sur un mode
civilisé, tempéré. Elle a nécessairement
un pacte avec la violence, et la violence extrême, car elle
seule permet de rompre l’encerclement de la domestication,
de l’animalisation du bétail humain. Donc, l’ultraviolence
dont Alex et sa bande sont le vecteur ne peut pas être montrée,
mise en scène sur un mode tout entier péjoratif, car
ce mode péjoratif coïncide avec le regard que les ennemis
de la vie, les promoteurs des disciplines, les vicaires de la police
des conduites, portent sur elle. L’ultraviolence doit être
aussi montrée dans son caractère éruptif et
strident, comme ce qui rompt l’encerclement de la vie par
les veilleurs de nuit de la domestication – même si
elle s’avère à l’usage être davantage
un piège qu’une solution.
16Le rire n’est pas seulement “possible”, dans
cette optique, il est la seule perspective possible, celle de la
résistance de la vie à la violence de cette forme
(moderne, occidentale…) du processus de la civilisation. Le
rire signale que l’espérance n’est pas éteinte
: l’affaire n’est pas entendue, le zoo humain (Sloterdijk)
n’est pas encore entièrement clôturé –
c’est le sens de la fin “ouverte” du film, où
se célèbre le retour triomphant des forces primaires
de la vie : la grande santé d’Alex contre la santé
médicale/policière promue par les fossoyeurs de la
vie. La dimension sarcastique du film s’agence autour de la
“double guérison” d’Alex : une première
fois, guérison sinistre en forme de déchéance
aux conditions des disciplines et des traitements de reconditionnement,
une seconde aux conditions de sa résurrection (Zarathoustra,
encore). Le film tourne le dos aux processus actuels sans cesse
accentués, puisqu’il est un manifeste contre la médicalisation
de la vie, contre son immunisation toujours croissante. Une image
terrifiante et comique de cette tendance : Alex nourri à
la cuillère, comme un bébé, le Nanny State
et le re-devenir mineurs des sujets dans nos sociétés.
Cette violence-là, qui se montre sur un mode inversé
comme protection et prise en charge, ne peut être traitée
que sur un mode de dérision. Et pourtant, elle est terrifiante
: Alex, réduit à l’état de légume,
à l’issue de son traitement et des malheurs afférents.
De même, des personnages comme le gardien-chef de la prison,
incarnation d’une autorité certes démodée,
mais toujours agissante : il fait rire, précisément
parce qu’il est le représentant pathétique d’une
autorité en perte de vitesse (le disciplinaire/punitif),
et qu’au fond il est moins un salaud que bien d’autres
dans le film (il est ici au même plan que le prêtre
– les pouvoirs anciens) – les autres, qui portent moins
à rire, ce sont les représentants des pouvoirs qui
montent, Ludovico, le savant qui expérimente sur le vivant
(cf. Milgram et son fameux test) et le ministre de l’Intérieur,
manipulateur en chef et apôtre de la société
de contrôle. Ces derniers font moins rire, parce qu’ils
se sont emparés des motifs avantageux de la “réforme”
et de l’humanisation des peines pour tenter de promouvoir
leur politique sécuritaire et démagogique - ça
ne vous rappelle rien ?
17Aux dispositifs de pouvoir traditionnels - police, justice, PJJ
protection judiciaire de la jeunesse - dispositifs alliant surveillance
et répression viennent se substituer de nouvelles alliances
: représentants de la démocratie du public le regard
rivé sur les sondages et l’horizon des élections
à venir, “savants” (pouvoir médical) et,
éventuellement élites intellectuelles. Une “modernité”
du pouvoir qui, à l’usage, s’avère pire
que les “archaïsmes” des formes antérieures.
18Ici, on retrouve le procédé qui avait cours dans
le roman de Vonnegut : là où se présente un
certains seuil de saturation dans ce qui suscite l’effroi,
l’horreur, le dégoût, le mépris, l’indignation,
le découragement et qui, toujours, s’associe à
des formes de violence extrême, apparaît ce débouché
risqué, mais toujours possible du rire libérateur,
que l’on pourrait appeler le rire trotz alledem (Heine, Biermann),
le rire malgré tout, le rire-plutôt-qu’-en-pleurer
(Tucholsky). Un rire qui peut se moduler selon toutes sortes de
modalités : sarcastique, ironique, humoristique, mordant,
énorme (Jarry), absurde, déchaîné…
C’est par exemple sur ce mode que se construit la scène
où s’effectue la démonstration de la guérison
d’Alex, devenu tout à fait allergique à quelque
violence que ce soit – le sexe, la baston. « Lerne lachen
ohne zu weinen » (Tucholsky).
19Le rire a ici une fonction critique. Il exprime cette sorte d’horreur
sacrée que nous inspirent cette engeance. Alors qu’Alex,
c’est différent, parce qu’il est pour nous au-delà
de toute critique, au sens où il est quelque chose comme
“notre inconscient”, l’inconscient de chacun d’entre
nous…
Citation
Alain Brossat, «Alex invictus - Orange mécanique ou
l'inservitude volontaire», Revue Appareil [En ligne], Varia,
Articles, mis à jour le : 14/01/2009, URL :
http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=698.
Auteur
Alain Brossat
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