origine : http://felina.pagesperso-orange.fr/prison/alain_brossat.htm
Si la prison apparaît comme anachronique voire moyenâgeuse,
la parfaite efficacité de sa présence archaïque
fait scandale. Lieu de stockage pour les " déchets "
de la société, elle est, de ce fait, une institution
politique garantissant et fabriquant un ordre social.(p.9)
Aujourd'hui, la prison est dénoncée des points de
vue humanitaire et juridique. Pourtant, elle est une réalité
immuable, quels que soient les responsables politiques. (p.24)
Le discours humanitaire, quant à lui, pose problème
car il entretient l'illusion que la prison peut s'humaniser et devenir
un espace de respect du droit. Mais la prison, dans son essence
même, est un espace déshumanisant qui rend impossible
toute valorisation, intégration, réinsertion. La prison
gère un stock de manière technicienne sans souci de
l'intégritédes personnes humaines. Elle entretient
une souffrance (solitude, manques) qui rappelle au détenu
sa dette envers la société. C'est de la violence d'État
légitimée par des siècles d'histoire où
le corps social s'est toujours vengé de la souillure du crime,
hier par la torture, la galère, le bannissement, la mort
; aujourd'hui par la prison. (p.37)
Si les sociétés modernes et démocratiques
ne tolèrent plus la peine de mort et les peines afflictives,
elles ne réagissent pas face à la prison qui demeure
le moyen de l'État d'affirmer sur les corps son droit de
vie et de mort. Mais il agit de manière masquée en
faisant tenir ce rôle par les exécutants de la politique
de répression et non pas par les décideurs ( parlement,
juges, gouvernement). (p.44)
C'est parce qu'elle est le lieu de " l'exception souveraine
" que la prison fait exception à toutes les normes courantes
dans les sociétés contemporaines, en matière
de droits et civilité, conditions sanitaires, de logement,
etc. C'est aussi le seul lieu où toute manifestation collective
(désespoir, révolte, revendication) est interdite,
la prise de corps mettant de fait fin à l'existence civique
du détenu. (p.54)
L'institution pénitentiaire a donc pour objectif d'anesthésier
la population incarcérée afin de désamorcer
toute violence possible. Cette stratégie d'abandon et de
désolation des détenus produit un malaise dans le
personnel pénitentiaire qui de fait remplace le bourreau
dans une tâche de mise à mort, sociale, psychologique,
civique, physique du détenu.
Comment comprendre alors la multiplication des activités
dites de réinsertion présentées comme une humanisation
de la prison ?
Il s'agit surtout d'empêcher le détenu de penser sa
condition pénitentiaire et de la penser collectivement. Cette
logique contractuelle l'individualise, mais ne le sort pas de sa
condition de réprouvé puisque l'institution manifeste
toujours, à un moment, sa toute puissance répressive
( rejet d'une demande de soin, de libération anticipée,
par exemple). (p.61)
Face à cet immobilisme de l'univers carcéral, la
seule solution et de " décarcériser la société
". C'est une tâche difficile, la société
et les media cultivant l'ambivalence : dénonciation de tout
mouvement de révolte, de désespoir des détenus,
mais affliction pour les conditions de vie dans les prisons ; sensibilité
plus grande face à la violence mais acceptation de l'allongement
régulier des peines depuis l'abolition de la peine de mort.
Ainsi, plus les libertés ont progressé et plus les
tribunaux sont devenus répressifs. (p.68)
Dans une prison demeurant à l'écart de toute évolution,
la conséquence logique est la croissance des violences entre
détenus (viols, bagarres, suicides, mutilations), comme manifestation
d'une autodestruction de leurs corps et être. La prison ne
tue plus, elle laisse mourir. Elle dissout l'identité. Elle
est la seule institution résolument tournée vers la
mort. (p.78)
Faut-il alors lutter pour réintégrer la prison dans
la sphère de l'État de droit ? C'est une illusion,
car le droit se définit ici plus comme droit de ne pas subir
que comme cadre permettant l'expression d'une liberté civique.
Des corps mieux gardés, mieux traités, resteraient
des corps captifs. La question des droits des détenus est
donc étroitement liée aux conditions politiques. Le
livre de R. Badinter, La Prison républicaine, 1871-1914,
et les témoignages recueillis sur les expériences
vécues à la prison de Clairvaux sur les cent dernières
années, montrent que, sur le fond, l'univers carcéral
est resté immuable, obstacle majeur au retour sur le droit
chemin des détenus. (p.101)
C'est que la prison est un révélateur de nos positions
sur le bien et le juste, et cristallise le rapport dominants/dominés.
La prison n'évoluera pas tant que l'homme ordinaire se contentera
d'adopter le regard de la police et de l'État, sans envisager
le point de vue de l'infracteur aussi (cf. Hannah Arendt). Or les
autorités guident les questionnements de la société
pour l'enfermer dans leur propre point de vue : que voulez-vous
mettre à la place des prisons ? Voulez-vous laisser en liberté
les criminels les plus dangereux ? Voulez-vous abandonner les victimes
à leur souffrance ? Ces questions font l'impasse sur la fragile
frontière qui existe entre innocent et coupable, coupable
et juste. La fixation de la norme a varié dans l'histoire
et est fort changeante. La prison permet de partager artificiellement
la société entre les civilisés et leurs ennemis,
alors enfermés, isolés, retranchés du corps
social qui finit par être insensible au sort des détenus.
(p.112)
Comment retrouver notre " étonnement horrifié
" (Levi-Strauss) face à l'horreur pénitentiaire
? En nous posant les bonnes questions : la prison a-t-elle un sens
réparateur ? Tout délit est-il une rupture du contrat
social ? La sécurité est-elle un droit ? La peine
et la souffrance qui en découle est-elle proportionnée
à l'atteinte à la société faite par
le coupable ?
Ces questions sont évacuées aujourd'hui dans un temps
" d'abrutissement sécuritaire ". La société
a reconstruit de nouvelles catégories de classes dangereuses
: celles qui n'ont pas accès à la consommation et
dont les actes portent la marque de cette frustration.
En conclusion, la prison trouve donc encore aujourd'hui la sempiternelle
justification de la sauvegarde de l'ordre social entraînant
la société à adopter le seul point de vue du
policier. La seule alternative à la prison est donc la nécessité
de repenser les rapports sociaux. Le livre se termine sur un exemple
à méditer : chez les Indiens d'Amérique du
Nord, l'auteur d'un délit subissait la destruction de tous
ses biens. L'ayant réduit à l'indigence, la société
et les autorités l'accueillaient comme victime pour le réinsérer
dans la communauté. Un système de dons et contre-dons
permettait progressivement la réintégration du coupable.
(p.119)
|