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origine : http://www.combatenligne.fr/article/?id=2508&q=author:157
Toutes les grandes villes de la planète connaissent ce problème
difficile, sinon insoluble: celui des chiens errants. Jusqu'à
une période récente, le dispositif adopté face
à ce fléau était bien simple: périodiquement,
ces animaux étaient raflés, conduits à la fourrière
et, pour la plupart d'entre eux, euthanasiés. Seulement voilà:
dans les pays développés, notamment, les nouvelles
sensibilités s'éprouvent de plus en plus heurtées
par de tels procédés. Cette sorte de police exterminatrice,
quels que soient les arguments probants qu'elle peut mettre en avant
(risque sanitaires, incluant la rage, risque de morsures, de transmission
de parasites à l'homme, etc.) n'a plus la cote, elle apparaît
distinctement inhumaine. Le succès mondial d'un roman comme
Disgrace de Coetzee, dont le clou est une scène d'euthanasie
canine dans une fourrière, scène d'une violence clinique
inouïe, est un indice probant de la poussée de cette
sensibilité.
Un article, extrait d'un journal argentin (La Plata du 9 septembre
2006), lu et archivé au hasard d'un déplacement universitaire,
définit très précisément le changement
de dispositif qui se dessine ici, sur fond de référence
distincte au "droit à la vie". Un projet de loi
a été récemment déposé par une
sénatrice,relate ce quotidien, destiné à interdire
l'euthanasie des chats et chiens vagabonds dans la province de Buenos
Aires. Jusqu'alors, chaque municipalité avait la faculté
de choisir la méthode lui paraissant appropriée pour
traiter ce problème. Le plus souvent, celles-ci recouraient
à la méthode des rafles, du rassemblement des animaux
en fourrière, prélude à l'extermination de
la plupart d'entre eux.
La proposition de loi de la sénatrice vise à imposer
une nouvelle norme: il serait désormais interdit de liquider
les animaux errants (un des adjectifs destinés à les
désigner, dans le journal est cimarron - le terme même
qui sert dans les sociétés de plantation à
désigner les esclaves fugitifs et donne, en français
"marron"). Ce traitement radical serait remplacé
par de nouveaux dispositifs: la stérilisation systématique
et les traitements anti-parasites. D'autre part, le projet de la
sénatrice insiste sur le fait qu'une telle évolution
dans le traitement du problème des chiens errants dans la
province la plus peuplée et la plus urbanisée d'Argentine
devrait s'accompagner d'un programme de "conscientisation"
développé dans les écoles et destiné
à éduquer les enfants dans le sens d'une "coexistence
harmonieuse entre l'homme et les animaux, inspirée par la
conception du droit à la vie" [c'est moi qui souligne].
Ce projet, donc, ne concernerait pas que les autorités sanitaires
et policières, sa mise en oeuvre supposerait également
la collaboration du ministère provincial de la culture et
de l'éducation.
Plusieurs enseignements peuvent être tirés de ce texte
dont on peut aisément supputer qu'il reflète une situation
et des évolutions qui se retrouveraient, à l'identique
ou presque, sous d'autres latitudes - à Istanbul, Taipeh,
Paris... Premièrement, le motif du droit à la vie
est aujourd'hui porté par une dynamique pan-inclusive; il
se déploie en nappes, en tapis, c'est un motif conquérant
qui, donc, a eu vite fait de franchir la "barrière des
espèces"; il établit subrepticement de redoutables
règles d'équivalence - la vie des chiens errants se
doit d'être immunisée contre la pratique de l'euthanasie
comme celle des grands criminels doit l'être contre la peine
de mort.
D'autre part, cette conquête du monde par le "droit
à la vie" s'opère sous le régime de toutes
les équivoques: dans le cas évoqué par le journal
de La Plata, c'est une nouvelle normativité "éclairée"
qui s'efforce de s'imposer contre des usages éradicateurs
éprouvés désormais comme barbares; mais on
est loin du compte: à l'heure où le journal publie
ce texte, la loi rédigée par la sénatrice amie
des animaux n'est encore qu'un projet et celui-ci serait-il adopté
que les fourrières et l'extermination des chats et chiens
errants par le gaz ou à coup de piqûres létales
auraient encore de beaux jours devant elles, dans la province de
Buenos Aires comme dans le monde entier, y compris dans ces pays
du "Nord" où le lobbying en faveur des "droits
des animaux" est intense, mais où les moyens manquent
pour réformer les pratiques en matière d'animaux errants
(comme ils manquent pour réformer les prisons et autres cloaques)
et rendre celles-ci conformes à la nouvelle normativité
inspirée par l'extension du leitmotiv du "droit à
la vie" au champ de la vie animale.
La vie d’un chien des rues et l’extermination industrielle
Quelle que soit l'impétuosité avec laquelle tendent
à s'imposer, dans les espaces publics, les discours indexés
sur cette nouvelle normativité, c'est sous le sceau de la
plus grande des incohérences et des cacophonies que se forme,
en la matière, l'agencement du champ pratique: tandis que
prospèrent les pratiques inspirées par la prise en
compte du droit à la vie des chiens errants(1), dans le même
temps, la succession des pandémies animales contemporaines
a inspiré ces plans d'urgence en vertu desquels, selon le
"principe de précaution", certaines catégories
d'animaux destinés à la consommation humaine ou vivant
en contact avec les humains ont été exterminées
en masse, à une échelle absolument inconnue jusqu'alors.
Ce qui saute aux yeux, ici, ce sont les inconsistances, les incohérences
et les apories du droit à la vie: dans un cas, il s'agira
d'affirmer que même la vie d'un chien des rues estropié
mérite que l'on s'active pour la sauver, sur le modèle
des grandes opérations de sauvetage humanitaire, et dans
l'autre il s'agira aussi bien de statuer que la sécurité
alimentaire des humains étant sans prix, il convient, là
où persiste le moins de doute, de remettre en selle sans
état d'âme le paradigme de l'extermination industrielle.
Ici, distinctement, mais ce cas est, on le verra, loin d'être
unique, le "droit à la vie" (des humains qui mangent
de la viande) embraye directement sur des pratiques de mort, le
"droit à la vie" remet la mort en selle, y compris
dans la forme terrifiante d'une thanatopolitique: une biopiolitique
animale incluant la dimension thanatocratique. On aurait là,
pour le domaine animal, l'équivalent de ce que Foucault identifiait
comme le revers thanatocratique de la biopolitique "positive"
(le fameux "faire vivre" comme horizon de la prise en
charge des populations) et dont il voyait le racisme comme le principal
opérateur, mais, aussi bien, le "pouvoir atomique"
comme l'une des manifestations les plus distinctes.
Les incohérences du "droit à la vie" appliqué
au domaine animal sont comme une lucarne ouverte sur un problème
infiniment plus ample et complexe: celui de la tension qui s'établit
entre de nouveaux régimes de savoir(s) et de sensibilités
selon lesquels l'animal cesse d'être le tout autre de l'homme
pour devenir son proche, voire son "frère" ("Nos
frères singes", Le Monde des 13 et 14/08/2007) et l'expansion
incontrôlée des dynamiques du marché et de la
concurrence dont l'effet est aussi bien la réduction d'une
partie de la condition animale aux conditions d'une production industrielle
et d'une commercialisation indexée sur le seul profit (les
animaux élevés en batterie) que la disparition accélérée
de nombre d'espèces en danger.
La diffusion très rapide du motif du "droit à
la vie", avec toute la capacité agrégatrice de
ce discours, manifeste la montée très impétueuse
du paradigme immunitaire, un "flux" qui accompagne la
globalisation comme son ombre (ce n'est pas pour rien que les autorités
chinoises font campagne pour que les gouvernés de ce pays
apprennent à se conformer aux standards immunitaires en vogue
dans les pays développés, dans la perspective des
JO de 2008, en renonçant à cracher par terre, en respectant
les conditions d'hygiène dans les restaurants, en se retenant
d'exhiber certaines parties de leur anatomie, etc.).
Dans le domaine qui nous intéresse ici, l'une des conséquences
de la montée de ce paradigme est la "patrimonisation"
des espèces en danger, un processus qui se formule parfois
dans des termes dont la confusion indique à quel point nous
sommes saisis par les mutations de l'ordre des discours, davantage
que nous adoptons, réflexion faite, de nouvelles postures
(en janvier 2005, Serge Lepeltier, ministre de l'écologie,
déclarait, à propos de l'arrivée controversée
dans les Pyrénées de cinq nouveaux ours: "Sans
doute, sauver les ours des Pyrénées ne se fera pas
sans efforts, mais c'est une part de l'humanité qui se joue
là" (Le Monde, 15/01/2005). Dans sa comique confusion
même, ce pataquès indique à quel point nous
sommes désormais spontanément portés à
considérer notre destin comme irréversiblement lié
à celui de la condition animale.
Dans l'affirmation du "droit à la vie" des espèces
menacées, prolongée par tous les dispositifs (souvent
fort coûteux) destinés à les "faire vivre"
envers et contre tout, nous concentrons toute notre philosophie
spontanée du risque: c'est bien parce que nous nous considérons
plus ou moins confusément nous-mêmes, humains, comme
une "espèce en danger", dont la survie doit être
assurée en dépit de tous les risques auxquels elle
se trouve exposée, que nous sommes portés à
valider le raccourci du ministre de l'écologie: c'est notre
destin propre qui se joue dans celui de l'ours et à affirmer
le "droit à la vie" de celui-ci dans ses espaces
d'autrefois (ce sont des ours slovènes qui sont appelés
à repeupler les Pyrénées, tout comme ce sont
des Anglais qui font revivre certains terroirs de la Creuse!).
La fin de l’homme en tant qu’exception
On pourrait dire sommairement ceci: en réintégrant
l'humanité dans la chaîne des espèces animales,
en affirmant que l'humain est du vivant (de type animal) avant tout,
nous mettons en oeuvre une procédure de liquidation d'une
présomption philosophique immémoriale, celle de l'absolue
exceptionnalité humaine et dont les versions courantes de
La Politique aristotélicienne constituent en quelque sorte
la version concentrée - l'homme comme vivant délié
de sa condition "animale" par son accès au logos
et son aptitude à agencer des espaces communs autour de systèmes
normatifs. L'"homme libre" aristotélicien, en ce
sens, n'est pas seulement le contraire de l'esclave mais aussi celui
de l'animal. En effet, leçon reprise à l'âge
classique par Hobbes, l'humain va se distinguer radicalement même
des animaux dotés d'une sorte de génie de l'organisation
sociale (abeilles, fourmis, grues...) en ceci que le langage lui
ouvre le champ de possibles politiques multiples.
En d'autres termes, les possibles politiques se lient entièrement,
dans cette perspective, à la faculté du langage elle-même
articulée sur la capacité de s'orienter selon des
valeurs et inversement, ils se délient de la pure et simple
conformité aux normes vitales.
Comme le dit Foucault dans une formule devenue sacramentelle, ce
paradigme immémorial est voué à s'effondrer
(ou à s'effacer progressivement), dès lors que l'animalité
fait retour en force dans la condition humaine, et que les visées
de la "politique" sont désormais énoncées
comme suit: organisation et répartition du vivant humain,
protection de celui-ci contre les risques multiples qui le menacent
- et ceci dans l'horizon d'une réintégration progressive
du vivant humain dans le vivant animal, l'un et l'autre ne sont-ils
pas soumis, désormais, aux mêmes impératifs
de la survivance(2)?
Le type de tournant qui s'opère ici implique, "embarque"
au premier chef la philosophie - mais nous en sommes les témoins
déconcertés bien davantage que les acteurs. Encore
une fois, c'est bien dans notre dos que s'opèrent les mutations
très rapides qui affectent ici l'ordre des discours. Nous
ne sommes pas en position d'évaluer vraiment la gravité
de la blessure narcissique (Freud) qui nous est infligée
par ce changement, pas davantage que les bénéfices
secondaires que nous sommes susceptibles de tirer de ce tournant
à la faveur duquel nous redevenons "une espèce
parmi les autres" et abaissons les frontières qui, du
point de vue de la théorie de l'évolution, nous séparent
des espèces les plus proches - les grands singes avec lesquels
nos partageons 99% de notre patrimoine génétique.
Le "droit à la vie" apparaît ici une boussole
tout à fait insuffisante, ce qui se manifeste aux approximations
et effets de dramatisation qui sont courants dans les débats
sur ces questions – " On assiste à la destruction
en direct de l'histoire de nos origines", s'exclame dans Le
Monde le paléoanthropologue Pascal Picq, à propos
des menaces pesant sur les grands singes - mais un tel effet de
dramatisation ne porte-t-il pas encore la marque de cet anthropocentrisme
dont il s'agit, précisément, de s'affranchir? En quoi,
en effet, s'il s'agit de s'émanciper de la "vieille
métaphysique du propre de l'homme" (Elisabeth de Fontenay),
le critère du proche (de l'homme) fonde-t-il la valeur particulière
d'une espèce animale distinguée parmi les autres -
serpents ou volatiles, par exemple?
La fixation des actions et campagnes en faveur du "droit à
la vie" de certaines espèces ou catégories animales
menacées apparaît comme l'un des nombreux symptômes
d'une angoisse et d'un désarroi face au conflit toujours
plus distinct qui se manifeste entre, d'une part, la poussée
en faveur d'un "droit à la vie" principiel et général
dont la validité est affirmée constamment pour de
nouvelles catégories, selon le principe du même, y
compris, (même le renard, vieil ennemi du paysan, même
la vipère, redoutée par le promeneur et le cueilleur
de champignons, dangereuse mais "utile" et menacée,
elle aussi...) et, d'autre part, le constat selon lequel, dans les
conditions présentes d'une colonisation du monde entier par
les paradigmes du profit à tout prix et de l'exploitation
sans répit de toutes les ressources naturelles, un tel "droit"
ne peut être, moins que jamais, effectivement mis en oeuvre
- que ce soit au profit des êtres humains en général
ou des animaux dans toute la diversité de leurs espèces.
Le gouffre est ici béant entre la norme immunitaire dont
le niveau d'exigence ne cesse de s'élever (voir, par exemple,
la pénalisation toujours plus rigoureuse sous nos latitudes
des violences infligées à des animaux domestiques)
et les effets d'une globalisation qui accroît les disparités
entre toutes sortes de secteurs et de catégories (exemple
classique: le traitement du sida en Europe, par contraste avec l'Afrique
subsaharienne), produit toutes sortes d'effets de chaos et de destruction
massive (d'où le succès d'un film documentaire comme
Le cauchemar de Darwin ou bien l'écho recueilli dans les
pays développés par les campagnes contre la déforestation
prédatrice des forêts équatoriales).
L’antipolitique du "droit à la vie"
Il ne s'agit pas de dire ici que "le droit à la vie"
ne serait qu' un slogan vide, support de toutes les diversions.
Si c'est, plus ou moins distinctement, au nom de ce motif que s'organisent
des actions en faveur d'un plus grand engagement de l'OMS et des
Etats riches en vue de l'éradication du paludisme et de la
tuberculose en Afrique et ailleurs, au nom de ce même motif
que l'alarme est tirée à propos des effets destructeurs
du braconnage dans les grandes réserves africaines, au nom
du même encore que sont installés des éthylomètres
dans les boîtes de nuit, destinés à réduire
le nombre d'accidents du samedi soir, des défibrillateurs
dans les rues des grandes villes, afin que diminue le nombre de
morts par accidents cardiaques sur la voie publique (etc.), alors
qui irait s'opposer à de telles dispositions nouvelles, manifestement
intriquées au plus intime du processus de civilisation dans
les sociétés contemporaines?
Mais ce qu'il s'agirait plutôt de dire est ceci: le "droit
à la vie", comme foyer discursif ou comme paradigme,
comme syntagme philosophique ou comme mana, ne saurait constituer
le fondement d'une politique. Or, tout tend, dans nos sociétés,
en Occident, à en faire une sorte de principe substitutif
général à d'autres principes ou notions sur
lesquels s'agence la politique dans les sociétés modernes:
le bonheur public, l'intérêt populaire, la puissance
de l'Etat, le prestige de la nation, la nécessité
historique...
D'une manière fondamentale, une politique dont la matrice
est "le droit à la vie" est une antipolitique,
puisqu'elle demeure étrangère et rétive à
tout principe de division et d'opposition. Sa dynamique repose sur
le mouvement sans fin d'une inclusion et de gestes de reconnaissance
toujours plus étendus, à l'image de la reconnaissance
des "droits des animaux" dont Elisabeth de Fontenay s'est
faite l'avocate distinguée (les animaux ne sont pas des choses,
ils ont une personnalité juridique, donc des droits, même
si ce n'est pas eux qui sont appelés à faire valoir
et défendre ces droits). Même si ce mouvement d'extension
de la notion de droit(s) n'abolit pas la frontière entre
humanité et animalité, la dynamique qui prévaut
ici est celle d'une inclusion sans fin sous un régime unique,
celui du "droit". Dans un tel topos, il n'y a aucun sens
à opposer les droits des humains à ceux des animaux,
au contraire, les uns découlent des autres et s'y enchaînent
puisqu'il s'agit, dans tous les cas, de faire valoir la vie et de
la protéger.
Mais la politique, en son fondement, ne s'établit pas sur
le principe de la prise en charge de la vie commune, ni même
de la mise en place d'espaces communs. Elle prend racine là
où prennent forme des configurations dans lesquelles des
différences et des oppositions sont appelées à
produire des effets structurants. Pas de politique, pas d'espace
politique ni de subjectivité politique, pas d'action politique
sans agonisme - les Grecs anciens figurant, parmi tant d'autres,
comme les codificateurs de cette condition. Or, cette condition,
le "droit à la vie" l'inscrit dans un angle mort
et davantage, l'exclut. Le programme qu'il énonce est celui
d'un élargissement sans fin des catégories et espèces
auxquels doivent être dévolus nos efforts en faveur
de "la vie".
Pour Elisabeth de Fontenay, la reconnaissance des "droits
des animaux" s'inscrit purement et simplement dans le prolongement
de ce mouvement des Lumières selon lequel, aux XVIII°
et XIX° et XX° siècles, même les Noirs, même
les anciens esclaves, même les anciens colonisés vont
voir reconnue de plein droit leur appartenance à l'humanité.
Ce raisonnement a sa force et sa beauté, mais il appelle
cette objection: si la question de la couleur, celle de la race,
celle de la colonisation (etc.) ont été des enjeux
majeurs autour desquels s'est agencée de la politique, de
la vie politique au cours de ces trois siècles de la modernité,
c'est bien, principalement parce qu'elles furent, tout au long de
cette durée (et sont encore) des questions en litige, et
non pas en premier lieu des questions instruites par des procédures
de reconnaissance. C'est bien parce qu'il en faut un peu plus que
le sublime des grands gestes d'un Michelet, d'un Schoelcher, d'un
Zola pour que des droits en viennent à s'imposer, d'une manière
constamment réversible, sur ces questions-là.
Pas de droits sans luttes, pas de droits sans constitution d'espaces
dans lesquels s'exposent les litiges à propos de ce que ces
droits mettent en jeu.
Un discours politique ou éthique ?
On conviendra que, de ce point de vue, la pétition de principe
des "droits des animaux" ne suffit pas à combler
le vide entre la façon dont des catégories humaines
sont appelées à réclamer leur(s) droit(s) et
faire valoir leur dignité, à se constituer en sujets
politiques et la manière dont nous pouvons soutenir aujourd'hui
que les animaux, eux aussi, ont des droits.
La question qu'il faut se poser est alors la suivante: de quelle
espèce est cette affirmation? Est-elle politique? Ethique?
Philosophique? Si elle est politique, il lui faut justifier la notion
même d'une politique dont le modèle est la prise en
charge de "sujets" énigmatiques dont le propre
est de ne pas pouvoir se manifester comme tels: les animaux, les
enfants à naître, les agonisants ou les malades plongés
dans le coma... Une telle politique existe, si l'on veut, sous nos
yeux - c'est la politique de l'assistance humanitaire dont le propre
est de prendre en charge des corps en souffrance, des corps menacés
et d'assurer, au nom du "droit à la vie", leur
survie. Le propre d'une telle politique des conditions d'urgence
est de mettre en place une relation entre "gouvernants"
et "gouvernés" qui n'accorde aucune place à
la subjectivité et à la construction d'identités
politiques du côté des gouvernés.
C'est, si l'on veut, dans une telle politique, que l'on s'approche
au mieux d'un modèle général de pastorat susceptible
de fonctionner indifféremment au profit d'espèces
humaines ou animales en danger - plus d'un trait commun se relève
dans les dispositifs présidant à la mise en place
de camps de réfugiés et à ceux qui fonctionnent
dans les "réserves" où sont protégés
les espèces menacées. On le voit, si le discours agencé
autour des "droits des animaux" est d'espèce politique,
alors il n'est guère souhaitable qu'il s'impose comme modèle
de la politique.Si toute politique tend, en effet, à s'approcher
de près ou de loin de la version humanitaire de la biopolitique
- alors, il ne reste plus grand chose de la politique tout court,
laquelle suppose la constitution d'un champ d'intersubjectivité
dans lequel s'affrontent des points de vue, des convictions, des
intérêts.
Plus probablement, donc, l'opération philosophique agencée
autour de la proposition "les animaux aussi ont des droits"
est de nature éthique. Elle relève de la figure classique
de l'engagement pour l'Autre, non pas tant en son nom que dans sa
pleine identification comme une personne et un semblable. Chez Lévinas,
c'est le visage qui est la médiation de cet engagement éthique
- il faut donc dire que les animaux ont un visage. Le soupçon
va naître ici, donc, que l'opération éthique
de la reconnaissance des droits des animaux s'agence essentiellement
autour de la relation établie, dans nos sociétés,
entre l'humain et les animaux domestiques qui peuplent son univers;
et encore, pas tous: nos chiens et nos chats, de préférence
à la vache ou au mouton constituant l'élément
lambda d'un troupeau plus ou moins nombreux. Ce sont "nos amies
les bêtes" qui ont pour nous quelque chose comme un visage
(au point que nous les préférons à la plupart
de nos semblables), mais pas la taupe qui creuse dans mon jardin,
ni le chien des rues qui répand sur le trottoir le contenu
des poubelles.
S'établit donc ici une notion du proche et du lointain qui
appelle de nouvelles opérations de tri et de séparation
- la frontière du "proche" se déplaçant
vers l'intérieur du règne animal - mais le problème
de la frontière demeurant entier. S'agira-t-il d'affirmer
alors que certains animaux ont des droits spécifiques (pour
les animaux domestiques, celui d'être correctement nourri
et de ne pas être battu, pour les animaux de boucherie, le
droit à une mort indolore, pour les animaux devenus rares,
le droit à être préservés contre leur
prédateurs, humains notamment) et pour tous les autres, un
droit à la vie générique égal au fond
au respect de l'environnement et de la biodiversité, sans
autre spécification, qui, lui-même, souffrira d'importantes
exceptions - lorsqu'il s'agira de combattre le paludisme par exemple?
Une telle position éthique laisse insatisfait, tant elle
semble se contenter d'étendre à l'environnement animal
de l'homme (les grands singes comme nos frères ou cousins,
les chiens/chats comme nos compagnons et le bétail comme
nos calories) une normativité dans laquelle l'indice biopolitique
se confond avec la dimension éthique. On ne peut pas davantage
fonder la vie politique sur le "droit à la vie"
que l'on peut établir une politique pénale sur la
suppression de la peine de mort...
Alain Brossat, 21 janvier 2008
(1) A Taïwan, une association intitulée "Animal
Rescue Team" s'active à trouver des familles adoptantes
à ...San Francisco, pour des chiens blessés ou mutilés
recueillis dans les grandes villes de l'île. Et ça
marche: périodiquement, un groupe de ces animaux rescapés
s'envole pour la Californie où l'attendent ses nouveaux maîtres
et sauveurs.
(2) Voir à ce propos le livre de Marc Abélès,
Politique de la survie, Flammarion, 2006
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