|
Origine : http://www.fabula.org/revue/document5131.php
Pierre Bayard et Alain Brossat proposent, en introduction de l’ouvrage,
de déplacer l’attention habituellement portée
aux productions de mémoires face aux violences extrêmes
pour examiner au contraire l’effacement du passé par
le rejet complet hors de la mémoire collective. Les deux
auteurs dessinent ainsi un nouvel objet de recherche dans le champ
des sciences humaines qu’ils appellent, non sans avoir conscience
des limites et présupposés du terme, le déni.
Le terme offre l’avantage de réunir, dans une perspective
comparatiste inédite, dix-sept contributions consacrées
à des aires temporelles et géographiques variées,
avec une prédominance d’articles consacrés aux
pays d’Europe de l’Ouest et de l’Extrême
Orient. Ainsi se met en place, au fil de la lecture, un «
système d’échos entre les événements
»1 qui permet d’analyser les mécanismes d’un
processus collectif.
Le livre est né d’un colloque qui s’est tenu
à l’Université Paris 8 et a permis de mettre
en contact des spécialistes venus d’horizons géographiques
et disciplinaires différents. Les contributions couvrent
un champ de recherches étendu qui donne sa structure au livre.
Les trois premières sections sont consacrées aux processus
de refoulement relatifs à la Seconde Guerre mondiale et à
la Shoah, aux violences des communismes, et des colonisations, tandis
que les deux dernières sections étendent respectivement
la recherche à des aires géographiques encore peu
ou mal étudiées (Cambodge, Rwanda), ainsi qu’à
l’utilisation conflictuelle des lieux de matérialisation
de la mémoire collective.
La partie consacrée à la mémoire de la Seconde
Guerre mondiale et de la Shoah est la plus longue de toutes, elle
réunit six articles qui traitent le sujet à différentes
échelles. La section s’ouvre sur l’étude
d’un cas particulier par Alain Brossat, une affaire juridique
française relative à la responsabilité de la
SNCF dans l’acheminement des Juifs vers les camps de la mort
(affaire Lipietz, 2007). Le philosophe, spécialiste des formes
politiques et des violences extrêmes, montre comment cette
affaire rappelle le fonctionnement bureaucratique des phénomènes
totalitaires et génocidaires propre à faciliter la
dilution des responsabilités et donc le déni postérieur.
Ce premier article donne un soubassement pour ainsi dire morphologique
aux contributions suivantes qui ont toutes en commun d’interroger
la « démocratie du consensus »2 actuelle. Deux
articles, respectivement signés Ishida Yûgi et Chu
Yuan-Horng, comparent les façons de « surmonter le
passé » en Allemagne et au Japon. Tous deux mettent
en relation modalités internes, nationales, de la Vergangenheitsbewältigung
avec l’évolution du contexte politique international.
Les deux auteurs parviennent à la même conclusion :
la mémoire de la guerre est, en partie, une « construction
idéologique au service d’intérêts politiques
»3. Chu Yuan-Horng en vient à dénoncer le «
théâtre du pardon » mis en place depuis 1945
qui tourne à l’abstraction et entraîne des dénis
historiques. Le chercheur japonais signe donc un article courageux
qui réfléchit, in fine, sur « la transformation
du sens donné à la guerre »4 au nom d’une
théorie de la « guerre juste » qui concerne notre
actualité la plus brûlante. Un article fondamental,
l’un des plus intéressants peut-être du recueil,
est signé par l’ethnologue et psychanalyste Pierre-Yves
Gaudard qui s’interroge sur la pertinence, à l’échelle
collective, du mot déni, emprunté au vocabulaire de
la psychanalyse freudienne. L’auteur propose de recourir plutôt
à la notion, nourrie des avancées théoriques
lacaniennes, de « logique discursive ». L’article
offre donc l’intérêt de ne pas isoler artificiellement
le processus d’effacement du passé d’un rapport
quotidien au réel. Enfin, deux articles, centrés sur
des zones géographiques précises, l’Autriche
et le Japon, permettent de compléter la réflexion
par le choix d’exemples originaux. La contribution d’Elissa
Mailänder Koslov montre la construction collective du mythe
fondateur de l’Autriche contemporaine grâce à
un double processus de victimisation d’une part, et d’extériorisation
du passé nazi d’autre part. Hishida Hidetaka reprend,
quant à lui, l’exemple du processus mémoriel
japonais en choisissant d’étudier un outil particulier
de mémoire : la télévision. Le spécialiste
des médias montre comment la surabondance d’images
commémoratives finit paradoxalement par effacer les images
au profit du « visuel », c’est-à-dire efface
la fondamentale altérité de l’image et de l’expérience
du réel.
La deuxième section du recueil, intitulée «
Communismes », est composée de trois articles qui présentent
une commune sensibilité aux risques d’une mémoire
trop esthétisante pour être désintéressée.
Les deux premiers articles sont étroitement complémentaires
puisqu’ils traitent du même exemple, le récit
du Goulag, pour évaluer les pouvoirs de la représentation
littéraire du passé. Dans son article relatif au récit
rapporté par une brigade d’écrivains soviétiques
d’un voyage sur le Belomorkanal, Annie Epelboin montre comment
le primat de l’esthétique a permis de se dérober
à la responsabilité éthique et à l’exigence
critique. Cet appel à la vigilance est immédiatement
relayé par l’article de Claude Mouchard qui, à
travers une lecture de Claude Lefort lui-même lecteur de Soljénitsyne,
rappelle le pouvoir d’investigation propre à la littérature
: il permet de faire des pensées des événements
à part entière, et rend ainsi possible l’intelligence
d’une société. Le dernier article, signé
Tu Xian Feng, déplace la réflexion dans une autre
culture, celui de la Chine contemporaine. Il présente tout
d’abord l’intérêt de prendre en compte
les spécificités de la violence idéologique
dans la Chine communiste. Il montre ensuite l’avers et le
revers du processus mémoriel, « l’oubli dans
la mémoire » et « la mémoire dans l’oubli
», dénonçant, d’une part, l’utilisation
du passé pour exalter le présent et, d’autre
part, la tentation de consommer le passé comme un objet exotique.
Les trois articles invitent donc à garder un écart
vis-à-vis de certaines formes de mémoire et justifient
la perspective comparatiste comme moyen de prendre ses distances
avec la mémoire de sa propre culture.
La troisième section, intitulée « Colonialismes
», complète la réflexion engagée sur
les pouvoirs de la littérature dans le processus mémoriel
collectif. Les trois contributions qui la constituent sont consacrées
à des aires géographiques bien différentes
: le Japon en tant que puissance coloniale dans un premier temps,
puis l’Algérie et le Viêt Nam en tant qu’ex-colonies
dans un second temps. Le spécialiste du Japon, Arnaud Nanta,
montre à partir de la querelle relative aux manuels d’enseignement
de l’histoire japonaise comment histoire et mémoire
peuvent s’opposer dans la mesure où cette seconde relève
largement des intérêts présents, soit du contexte
contemporain et non de celui d’hier. Les deux articles suivants
élargissent la réflexion aux œuvres de fiction.
Zineb Ali-Benali part d’une citation de L’Amour, la
fantasia d’Assia Djebar pour montrer comment la littérature
a cherché à contourner, de façon médiate,
le déni, soit « le barrage du silence » opposé
par la société algérienne aux viols perpétrés
durant la guerre. On notera que le texte de l’article résonne
de témoignages parfois difficiles à lire tant y transparaissent
l’atroce et l’insoutenable. Le dernier article s’articule,
d’une certaine façon, avec le précédent
puisque son auteur, Alain Guillemin, évoque, à propos
du Viêt Nam, une « double occultation », soit
non seulement la dissimulation propre à toute forme de violence,
mais aussi le recouvrement de cette violence coloniale par une autre,
omniprésente dans les débats récents : la violence
coloniale en Algérie. L’article invite ainsi à
réfléchir au phénomène de mémoire-écran.
Surtout, le sociologue de la littérature appelle à
compléter le travail de recherche archivistique par le recours
à la littérature.
L’avant-dernière partie étend le champ géographique
des recherches menées à d’autres génocides
peu ou mal étudiés. Dans une première contribution,
Catherine Coquio prolonge la réflexion engagée dans
la section antérieure sur les pouvoirs et les risques de
la représentation littéraire du passé. Elle
observe comment se porte la négation de l’événement
dans la littérature à partir de deux œuvres puissamment
esthétisantes, celles de Pierre Loti et de Peter Handke.
Les deux derniers articles, « Le déni du génocide
cambodgien » par Soko Phay-Valakis et «Un génocide,
des génocides. Rwanda 1994, ou le déni par la multiplication
» par David Collin, insistent tous deux sur l’importance
des termes choisis pour désigner les événements
antérieurs. Les deux chercheurs justifient le choix d’une
appellation unique, celle de « génocide » et
non de « guerre civile » pour évoquer les événements
sous le régime khmer rouge, et celle de « génocide
» au singulier pour désigner le massacre de la communauté
tutsie au Rwanda.
La dernière partie rend compte, à partir de deux
exemples précis, de l’utilisation conflictuelle des
lieux de cristallisation de la mémoire collective. Takahashi
Tetsuya nous rappelle l’histoire complexe d’un sanctuaire
japonais dédié aux morts tombés du côté
des armées gouvernementales et analyse la dimension du déni
historique qui se rattache au débat sur son éventuelle
renationalisation. De la même façon, en Corée
du Sud, le cimetière national de Séoul constitue,
comme le montre l’article de Kim Hang, à la fois un
lieu de mémoire et d’oubli puisque, commémorant
un massacre perpétré par l’armée en 1980,
on ne sait s’il célèbre les soldats tués
ou les insurgés massacrés. Ces deux lieux sont simultanément
lieux de mémoire et d’oubli du passé, soit lieux
de ce qui précisément « ne passe pas ».
L’une des réussites majeures de l’ouvrage nous
semble résider dans la mise en place effective d’un
système d’échos entre les événements
et les mécanismes du déni collectif sans jamais tomber
dans la généralisation abusive, soit une perception
abstraite de l’histoire qui oublierait les spécificités
contextuelles et culturelles.
par Élisabeth Souny
Publié sur Acta le 7 septembre 2009
Notes :
1 Pierre Bayard et Alain Brossat, Introduction, p. 13.
2 Alain Brossat, p. 33.
3 Chu Yuan-Horng, p. 107.
4 Chu Yuan-Horng, p. 114.
|
|