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Origine : http://www.passant-ordinaire.com/revue/45-46-555.asp
Pendant la première guerre mondiale, la médecine
de guerre élabore la technique du triage. Celle-ci consiste
à séparer les blessés sur le front en trois
catégories : ceux que les médecins identifient sur
le champ comme victimes de blessures si graves qu’ils ne peuvent
être sauvés. A ceux-ci, on se contentera de dispenser
des soins de réconfort, en attendant qu’ils meurent
; ensuite, ceux qui sont victimes de blessures, mutilations ou chocs
graves, mais dont on pense qu’ils peuvent être soignés
: après leur avoir dispensé les premiers soins, on
les évacuera vers les hôpitaux de l’arrière
où ils seront traités. La troisième catégorie
est celle des blessés légers ; on leur administrera
les premiers soins et ils regagneront l’arrière par
leurs propres moyens pour se faire soigner ensuite, avant de retourner
au combat, pour la plupart d’entre eux.
L’invention de cette technique du triage des blessés
(avec ses critères d’évaluation de la gravité
des blessures, ses routines, etc.) relève d’un principe
de rationalisation de la médecine de guerre. Il s’agit
de s’émanciper d’une pratique compassionnelle
de la médecine, qui porterait à s’occuper en
priorité des blessés les plus gravement atteints,
à soulager d’abord ceux qui souffrent le plus, pour
s’orienter en fonction d’un principe d’efficience
maximale, afin de sauver le plus grand nombre de vies – en
apprenant donc à discriminer rigoureusement le sauvable du
non sauvable, ce qui va être pris en charge pour tenter de
le faire vivre, malgré tout, de ce qui va être abandonné
à la mort. La question de la vie (humaine) n’est pas
du tout abordée ici dans une optique morale, la vie à
conserver, préserver, sauver en tant que « sacrée
», ou en tant que vie du « prochain », mais dans
celle d’un utilitarisme rigoureux – sauver le plus grand
nombre de vies possible parmi celles qui sont endommagées,
car ce sont des vies utiles en tant que vies de combattants. L’éthique
du médecin de guerre est soumise aux impératifs et
aux règles de l’institution militaire. Militaire professionnel
ou médecin civil appelé, le médecin aux armées
est « mobilisé. Dit autrement : l’humain à
traiter, soigner, sauver est ici envisagé en tant que matériau
de guerre vivant qu’il importe de prendre en compte et gérer
selon le principe de moindre dépense, d’usure minimale.
On est bien dans la perspective d’un « faire vivre »,
il s’agit bien d’une technique destinée à
faire vivre le matériau vivant endommagé dans les
conditions d’efficacité maximale, mais dans un contexte
où ce faire vivre est indémêlable du «
faire mourir » qui est le principe de base de la guerre de
masse. Il s’agit bien d’assurer la survie du plus grand
nombre de blessés possible pour les renvoyer à la
mort ensuite. Dans les termes d’Ernst Jünger et de Foucault
: la mobilisation totale rend le faire vivre indiscernable du faire
mourir. On n’est pas du tout ici donc dans le cas de figure
d’un « ou bien ou bien » (« faire vivre
ou laisser mourir »), mais bien dans celui d’un «
et » et même d’un « pour » : faire
vivre (ceux dont on estime qu’on peut les sauver) et laisser
mourir les autres. Et : faire vivre les blessés sauvables
pour les faire mourir à l’occasion de la prochaine
offensive.
Ce qui est donc bien clair, ici, c’est qu’il ne faut
être toujours très circonspect lorsqu’on est
spontanément porté à attribuer un sens moral
ou une valeur morale aux moyens multiples et variés dont
se soutient le souci ou la perspective du « faire vivre »
dans les sociétés modernes. Ce qui se présente
en premier lieu, ce sont des principes et des techniques de rationalisation
de la vie de la masse, que ce soit en tant de paix ou en tant de
guerre, des principes et des techniques requis par les conditions
mêmes de l’exercice du pouvoir dans les sociétés
modernes.
La technique du triage est ici un peu l’équivalent
pour les temps de guerre de ce qu’est celle de la variolisation
(qui s’invente au XVIIIe siècle) pour les temps de
paix, il s’agit de réduire autant que possible, par
la mise en place d’un dispositif approprié, la déperdition
en masse humaine qui s’enregistre du fait d’un facteur
mortifère particulier et particulièrement massif :
la variole ou les armes de destruction massive modernes. Dans un
cas, il s’agit de faire diminuer la mortalité infantile
due à la variole, dans l’autre les morts par infection
dues aux blessures par balles, éclats d’obus, etc.
Dans les deux cas, il s’agit de dispositifs de sécurisation
: des populations infantiles urbaines, premières victimes
de la variole, dans le premier, de la masse des poilus exposée
au feu de l’ennemi dans le second. Dispositifs d’une
sécurisation toute relative, dans les deux cas, bien entendu.
Ce qui introduit une différence entre les deux figures envisagées
ici, c’est l’opération du tri, de la sélection.
Ce qui est intéressant, politiquement, avec la vaccination
et ses ancêtres comme la variolisation, c’est qu’elle
est à la fois, par excellence, une pratique biopolitique
(une technique d’entretien de la population, c’est-à-dire,
sous le regard du pouvoir moderne, du troupeau humain) et un moyen
d’égalisation sans équivalent : le propre des
maladies infectieuses étant d’ignorer la distinction
entre riches et pauvres, de frapper certes en premier lieu ceux
qui vivent dans les taudis, mais de ne pas épargner pour
autant ni les maisons de maîtres ni les palais, l’efficacité
de la vaccination aura pour condition première qu’elle
s’applique à tous de la même façon, qu’elle
soit un dispositif général pan-inclusif et égalisateur
au sens où son application est exactement la même pour
tous et ses effets aussi, puisqu’elle ne connaît que
des corps, des organismes vivants. Face à la tuberculose,
les malades du début du XXe siècle ne sont pas égaux,
les uns crèveront doucement dans leur coron et les autres,
comme le héros de la Montagne magique, tenteront d’aller
se soigner à Davos. Mais il en va de même quand on
entre dans le champ de la médecine préventive qui
entreprend de repousser les grandes épidémies : il
faut prendre en charge une population dans sa totalité, sans
reste ni déchet, et on peut voir dans ce dispositif, indifféremment,
un joyau de la biopolitique ou un paradigme « décalé
» de l’égalitarisme démocratique : toutes
les vies se valent en tant qu’elles doivent être immunisées
contre la variole, la diphtérie et la coqueluche. La vaccination
est, de ce point de vue, le geste par excellence qui inclut et rassemble,
qui ne connaît ni race ni condition sociale, ni condition
de citoyenneté – il faut que tous les enfants vivant
sur le sol français aient leur carnet de santé et
aient, entre 0 et 5 ans, leur programme complet de piqûres
de rappel.
Au contraire, la procédure qu’adopte la médecine
de guerre sur les champs de bataille de la Somme et du Chemin des
Dames relève un geste clé de la modernité occidentale
qui se déploie tout différemment : il consiste à
produire de l’intelligibilité, de la visibilité,
à mettre en œuvre des décisions en triant, séparant,
discriminant. Il s’agit d’une part de classer (une activité
dont Foucault a montré dans Les Mots et les choses combien
elle est une opération de la pensée), donc de passer
du chaos à l’ordre ; d’autre part, d’agir,
de statuer – selon que tel individu, telle catégorie,
tel corps se verront assigner telle ou telle place à l’occasion
de ce tri, ils feront l’objet de telle ou telle procédure
– dans bien des cas, nous le savons, il peut s’agir
de choix de vie et de mort, de questions de tout ou rien. Le propre
de ce geste est d’être omniprésent dans les topographies
modernes, en tant que geste de pouvoir, moyen de penser d’agir
des pouvoirs. Le propre de ce geste est donc d’être
axiologiquement indéterminable, geste de vie, geste de mort,
indifféremment.
Et en effet, rien ne ressemble davantage, du point de vue déterminant
qui est celui de la forme de l’opération ou de la structure
du dispositif, au geste du médecin militaire qui, éventuellement,
sauve le blessé orienté vers une unité de soins
urgents que celui du SS qui, sur la rampe d’Auschwitz, préside
à la Selektion destinée à déterminer
qui prendra directement le chemin de la chambre à gaz et
qui se verra attribuer, en tant que travailleur forcé, esclave
concentrationnaire, un sursis, voire une mince chance de survie.
Innombrables sont, bien loin des configurations extrêmes
que j’évoque ici, les gestes, dispositifs et pratiques
de pouvoir qui, dans les sociétés modernes, sont coulées
dans cette grande forme du triage parmi les vivants ou de la sélection
parmi une population ou une catégorie de population donnée.
Et, dans l’immense majorité des cas, ces gestes sont
loin de revêtir la tournure dramatique qui est la leur dans
les exemples que j’ai cités jusqu’alors. Pensez
par exemple : que seraient nos sociétés sans examens
et concours ? Le plus souvent, ces dispositifs sélectifs
ne sont associés pour nous à aucune violence, leur
normalité, leur banalité tiennent à leur étroite
association à la fonctionnalité du système.
Toute sa vie durant, l’individu moderne est, dans les sociétés
occidentales, soumis à de telles opérations dont certaines
ont peu d’incidence sur son existence et d’autres, au
contraire, représentent des points de bifurcation majeurs.
Mais aussi bien, nous le voyons lorsque est en jeu le destin de
catégories humaines pauvres en droits – détenus
des prisons, réfugiés, demandeurs d’asile, sans
papiers, nomades, prostituées, etc. – ces dispositifs
peuvent être des opérateurs de véritables apartheids,
de routines de ségrégation, d’exclusion, de
proscription, de mise au ban qui sont l’envers inique et inavouable
du tant vanté « état de droit » dans les
sociétés démocratiques.
Et c’est ici que nous rencontrons la « grande idée
» de Zygmunt Bauman, qui est celle de la disponibilité
de moyens techniques ou de savoir-faire ou de routines, élaborés
en tant que vecteurs de la rationalisation politique, administrative,
économique, des dispositifs « intelligents »,
donc – et qui en eux-mêmes, dans leur caractère
purement machinique ou instrumental, sont neutres. Il n’y
a rien de violent ni de discriminatoire à « compter
à part » le nombre de gauchers ou d’obèses
qui vivent dans la société française, s’il
s’agit d’imaginer des outils ou instruments adaptés
au schéma nerveux des premiers et d’élaborer
des régimes alimentaires utiles aux seconds. En revanche,
ce qu’il s’agira de penser, ce sont des rencontres,
des conjonctions, probables ou improbables, fréquents ou
exceptionnels, entre de tels dispositifs associés à
la « raison pratique » de nos sociétés
dites complexes et des circonstances particulières, des projets
spécifiques. Pour résumer et simplifier Bauman, disons
ceci : en règle générale, ce n’est pas
une mauvaise mais une bonne chose que les trains partent à
l’heure et que la conscience professionnelle des conducteurs
de motrices les porte au respect des horaires – ils ne font
qu’incarner un peu plus rigoureusement que le commun des mortels
cette religion de l’exactitude qui est un des traits de nos
sociétés, sans oublier l’amour, également
partagé, du travail bien fait.
Le problème survient le jour où c’est un train
chargé de déportés qui part à l’heure,
et livre sa cargaison vaille que vaille; c’est-à-dire
que le problème surgit là où se produit la
rencontre improbable mais néanmoins possible entre l’amour
du métier du conducteur de motrice, le bon fonctionnement
de l’administration ferroviaire et le projet exterminateur
des nazis (ou d’autres). Ce que nous avons toujours du mal
à apprécier, dit Bauman, c’est que, dans nos
sociétés, les violences les plus massives et dévastatrices
ont lieu là où se produit cette synergie entre le
plus normal, le plus routinier, voire le plus valorisé comme
élément de civilité ou comportement éthique
(la conscience professionnelle du cheminot qualifié) et des
circonstances ou des acteurs inattendus. Rien de plus banal qu’un
contrôle de passeport sur une frontière : c’est
une opération routinière de filtrage dont la plupart
d’entre nous ne redoutons rien et dont nous sortons indemnes.
Mais que, pour certains, cette opération se trouve associée
à ce dispositif nommé « zone d’attente
» – qui est une sorte de camp de concentration furtif
–, et les choses changent de tournure : on peut non seulement
subir les pires humiliations au cours d’une opération
de reconduite, mais aussi y laisser sa peau.
Ce qui va donc poser problème, lorsque nous aurons à
évaluer les formes de violence contemporaine, à les
hiérarchiser, aussi bien d’un point de vue analytique
qu’éthique, c’est cette intrication du normal
et de l’extraordinaire, ce caractère a priori indifférencié
des dispositifs, procédures et routines qui constituent le
soubassement aussi bien de l’entretien de la vie, du fonctionnement
de la société que d’actions de destruction massive
ou de processus de décivilisation.
Le problème du conducteur de motrice consciencieux est qu’il
lui suffit de demeurer absolument égal à lui-même,
à ses habitudes et à sa constitution éthique
en tant que travailleur pour basculer du monde de la vie réglée,
normale, vers celui de la criminalité de masse, vers ce que
l’on nomme aujourd’hui volontiers le crime absolu, le
génocide. En tant que personne, il n’est affecté
par aucun mouvement d’ensauvagement, de barbarisation, lorsqu’il
glisse d’un monde dans l’autre. Au contraire, la condition
pour qu’il devienne l’instrument efficace du crime,
c’est qu’il demeure entièrement ce civilisé
qu’il est – un homme de ponctualité, de respect
de sa hiérarchie, d’amour du travail bien fait. Bauman
identifie parfaitement ce point d’inversion de la dynamique
de la civilisation – là où l’accomplissement
du crime des crimes requiert moins la férocité ou
la démesure de monstres que la réserve, la discipline,
l’autocontrainte, le sérieux, le sang-froid et surtout
la compétence de l’homme de la masse de nos sociétés.
Comme le dit Bauman, c’est précisément parce
qu’ils étaient des civilisés et non des sauvages
que les Allemands, les Français, etc. ont détourné
le regard et n’ont pas perdu leur réserve infinie d’impassibilité
lorsqu’on a raflé les juifs. Et ce ne sont pas les
exemples qui nous manquent pour affirmer que, sur ce plan, le cours
de la civilisation s’est poursuivi et accéléré.
On pourrait nommer cela le désastre de notre condition immunitaire,
toujours plus immunitaire : cette incapacité constitutive
qui est la nôtre de faire face à l’enragement
des routines et des dispositifs d’entretien de la vie lorsque
se présente, ce qui est fréquent, un tel devenir monstrueux
du banal ou, pour dire la même chose en espéranto agambénien,
lorsque s’opère la saisie de la norme et de la règle
par la dynamique de l’exception. Cette incapacité de
quitter nos routines intellectuelles, aussi bien que nos sanctuaires
affectifs et moraux, pour enregistrer dans des gestes ou des fonctionnements
qui continuent à s’accomplir selon des protocoles réglés,
le surgissement d’une forme ou une autre de l’état
d’exception ; la mise en œuvre de violences dont le propre
est de saper d’autant plus dangereusement l’édifice
de la civilisation qu’elles émanent de son plus intime
même.
Il nous faut ici faire apparaître le contrechamp nécessaire
de la problématique arendtienne. Irrécusable, «
indépassable » est, sur un certain plan, l’idée
selon laquelle les régimes totalitaires portent la marque
d’une criminalité d’un type particulier, d’une
criminalité qui est la résultante de la combinaison
de facteurs comme l’effondrement du système politique
des Etats-nations en Europe, la massification des sociétés,
la montée des idéologies de la race, etc. C’est
l’idée bien connue selon laquelle le camp de concentration
(la violence concentrationnaire) constitue le cœur et le condensé
du système et de la violence totalitaires. Dans cette perspective,
il importe plus que tout de présenter l’opposition
entre régimes totalitaires et régimes démocratiques
comme le fondement de toute perspective de reconstruction de la
politique par-delà les mo-ments totalitaires.
Mais, d’un autre côté, nous voyons que lorsque
nous nous efforçons de penser les pouvoirs modernes non pas
en termes d’institution politique ou de superstructure, d’idéologie,
mais de fonctionnalité de dispositifs ou d’appareils,
de mise en œuvre de schèmes de rationalisation, alors
cette opposition tend à devenir floue. Pour reprendre l’exemple
dont je suis parti, les régimes totalitaires pratiquent des
opérations de triage et de sélection particulièrement
brutales, notamment lorsque celles-ci s’exercent dans l’horizon
de la terreur de masse, mais il n’y aurait aucun sens à
proclamer pour autant que tri et sélection sont des dispositifs
intrinsèquement ou potentiellement totalitaires. Les régimes
et les sociétés démocratiques ne sont pas moins
portés à user de ces routines que les totalitaires,
simplement elles en font des usages différents, plus plastiques,
ambivalents et discriminés. Mais l’essentiel demeure
: ce sont les sociétés modernes, antérieurement
à tout embranchement historique où le totalitaire
se sépare du démocratique et s’y oppose, qui
mettent en place ces procédures, car elles sont indispensables
à son fonctionnement – en tant que sociétés
de masse, notamment. Qui dit société de masse dit
bureaucratie gestionnaire de la masse et de ses activités
; or, triage et sélection sont le B.A.-Ba de l’action
bureaucratique. Le problème de nos sociétés,
que nous échouons constamment à penser jusqu’au
bout, est que l’on y extermine comme on y sauve et qu’ainsi
s’intriquent constamment procédures d’entretien
ou d’optimalisation de la vie et procédures de production
de la mort en masse.
Sans doute pouvons-nous identifier ici l’une des antinomies
les plus flagrantes des sociétés modernes en Occident
: celle où s’opère la conjonction disjonctive
entre le geste de la sélection ou du tri et cette autre opération,
non moins inséparable de la condition de modernité,
et qui consiste à égaliser et rassembler en dé-singularisant,
en dé-hiérarchisant et dé-liant les sujets
individuels des conditions d’appartenance et des modes de
désignation traditionnels. Cette opération de rassemblement
ne consiste pas à niveler, elle n’est pas seulement
distincte de la production de la masse, mais elle s’y oppose
car elle a pour objet la production de singularités dé-singularisées,
c’est-à-dire qu’elle résulte de l’opération
par laquelle un sujet identifie sa dignité au fait que celle-ci
relève d’un partage égalitaire, pense sa liberté,
sa condition de majorité (etc.) aux conditions de la liberté
et de l’état de majorité de tous les autres.
En ce sens, l’antinomie constitutive de la modernité
politique est celle qui place en chiens de faïence le quelconque
dé-singularisé (le citoyen, l’individu autonome,
le sujet raisonnant/raisonnable) et l’homme normal, en tant
qu’homme de la masse ou du troupeau. Pour que le premier émerge
et existe en tant qu’opérateur de la modernité
politique (par opposition à l’Ancien Régime
des castes et ordres), il faut que soit produit sans fin ce geste
qui consiste à proclamer l’égalité de
principe (de rassemblement par égalisation) en dépit
des disparités manifestes et contre elles. C’est le
geste très insolite, qui consiste à établir
le principe de la distinction du quelconque. Cette règle
qui, seule, donne sens à des énoncés tels que
: untel titulaire d’aucune distinction particulière,
par filiation ou attribution, mais c’est quelqu’un.
Le fait de n’être rien ni personne en particulier ne
constitue pas un obstacle, en principe, à la possibilité
de devenir quelqu’un, c’est-à-dire de se distinguer
au moyen de son mérite seul. C’est le paradigme de
Jacques ou de Figaro ou de tel porte-parole fugace d’un mouvement
de sans papiers, de prostituées ou de chômeurs. Une
tension infinie s’établit entre l’opération
du tri qui attribue des places et celle de l’égalisation
par désingularisation qui efface ou brouille les tris et
sélections opérés antérieurement. C’est
dans ce champ de tension que se forme et devient visible toute espèce
de jeu politique moderne. C’est aussi lorsque ce rapport de
forces se défait que surgissent, dans nos sociétés,
des violences irréductibles à la condition de simples
irrégularités, mais enclenchant des processus de décivilisation
– lorsque, notamment, la dynamique du triage et de la sélection,
en tant que pratique de pouvoir, devient à ce point hégémonique
et tyrannique qu’elle rend ineffectuable la métamorphose
de l’homme de la masse (l’homme normal) en quelconque
imprévisible…
Bibliographie
Zygmunt Bauman : Modernité et Holocauste (La Fabrique, 2002).
Hans-Magnus Enzensberger : Aussichten auf den Bürgerkrieg (Suhrkamp,
1996).
Alain Brossat
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