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Origine : http://www.espacestemps.net/document5573.html
Le débat autour du statut de la culture dans nos sociétés
n’est pas récent. La grande vague des imprécations
et des critiques du statut contemporain fait à la culture
est passée. Il n’empêche que la polémique
doit être, à bon droit, relancée à chaque
instant, mais moins sur la réalité du phénomène
que sur les concepts à utiliser pour l’étudier.
Car les dénonciations offusquées sont certes plaisantes
à lire, mais peu fructueuses. Elles dégagent quelques
faits superficiels. Elles relèvent notamment l’amplification
des usages sociaux de la culture. Mais elles n’en donnent
pas la clef théorique. C’est d’ailleurs parce
qu’il pense disposer de perspectives nouvelles à faire
valoir qu’Alain Brossat prend la plume, et une plume polémique.
Enseignant en philosophie à Paris VIII-Saint-Denis, il a
déjà produit quelques ouvrages qui recadraient avec
pertinence tel ou tel autre phénomène. Notamment La
Démocratie immunitaire (Paris, La Dispute, 2003) qui peut
avantageusement être lu avant celui que nous présentons
ici, afin d’en mieux comprendre les articulations.
Il s’attaque donc ici à la fois au statut de la culture
et à la conceptualisation appropriée pour en saisir
le statut. Que chacun affûte alors ses arguments ! Car Alain
Brossat entre dans la polémique, à son habitude, en
fonçant sur sa proie. Il ne se contente plus de constats,
il veut montrer que la primauté de la culture est devenue
une des structures du capitalisme et de l’Etat contemporain.
Il attaque le problème d’emblée, par une remarque
portant sur les discours entendus à propos de la défense
de la culture, et une remarque dont l’argumentaire doit être
rendu public, en particulier auprès des commentateurs du
devenir de la sphère culturelle. Il se demande, en effet,
pourquoi une phrase – « la culture n’est pas une
marchandise comme les autres » – rassemble autant d’adhésion
autour d’elle, au point que les personnes dont les intérêts
divergent le plus s’accordent pour la soutenir (les ministres
de la culture, les intermittents du spectacle, les patrons d’industries
culturelles,…).
Reprenons son raisonnement. On affirme, en effet, que la culture
n’est pas une marchandise comme les autres. Mais, restons
attentifs à ce qui se dit là : voilà qui signifie
à la fois que la culture est une marchandise et qu’elle
est une marchandise d’exception. En un mot, elle est donc
bien une marchandise ! Autrement dit, contrairement à ce
que croient ceux qui la prononcent, cette phrase dit très
exactement que la culture est une marchandise, et comme on ne voit
pas ce que serait une marchandise non marchande, autant dire que
la culture est une marchandise, mais qu’on réclame
pour la régler d’autres lois du marché que celles
qui sont en vigueur pour d’autres produits. Simple dénégation
par conséquent, cette phrase affirme bien que la culture
est une marchandise, que les intérêts des marchands
de la culture doivent être protégés et que la
circulation de cette marchandise doit s’effectuer dans des
formes requises par eux. CQFD.
Mais l’ouvrage ne s’arrête pas en si bon chemin.
Alain Brossat en veut aussi à ceux qui réduisent le
combat pour la culture à une mise en accusation réductrice
des médias ou des pratiques du ministère de la culture.
Ceux-là se contentent de déclarer que la culture,
de nos jours, est en « crise », dans la mesure où
ce qu’on appelle culture se satisfait d’abêtir
les foules. L’auteur affirme vivement que cette déclaration
d’une « crise » de la culture n’a pas de
signification, du moins qu’elle n’atteint pas le but
qu’elle vise. Aussi cherche-t-il à reprendre entièrement
le débat sur d’autres fondements. Plutôt que
de s’interroger sur les conditions d’une émancipation
de la culture d’avec le monde de la marchandise, il se demande
: qu’en est-il de la culture dans nos sociétés
? Quelles relations s’établissent entre expansion sans
fin de la sphère culturelle et rétraction de la sphère
politique ?
Mais pour entendre cela, il importe de suivre globalement la démarche
de l’auteur. Son point de départ est le suivant. A
l’évidence, affirme-t-il, la culture est chaque jour
davantage une forme d’enduit liquide qui tend à colmater
les brèches et à jouer un rôle irremplaçable
de remplissage là où le travail, la politique, la
famille ont vu s’affaiblir leurs capacités structurantes
et leur aptitude à « occuper » la vie de la population.
Il ajoute encore que, manifestement, les sociétés
développées tendent de façon toujours croissante
à fonctionner à la culture, au même titre qu’elles
ont pu marcher naguère à la mobilisation de la force
de travail ou au patriotisme.
À cet égard, il utilise l’expression de «
démocratie culturelle » pour distinguer nos sociétés.
En elle, la culture n’est pas seulement l’enjeu d’un
infléchissement du régime sous lequel nous vivons,
mais surtout son efficace doit être comprise en termes de
« mode organisateur général de la vie en commun
».
Pourquoi ce rôle est-il dévolu à la culture
? Parce que celle-ci a des capacités agrégatrices,
et pan-inclusives, qui se manifestent dans l’aptitude à
soumettre à un même régime le patrimoine, les
colloques plus ou moins savants, les éco-musées, les
croisières culturelles, … Dès lors, la «
démocratie culturelle » devient, dans son propos, une
figure inédite, dont la promotion et l’hégémonie
supposent le déclin ou l’épuisement des capacités
structurantes de la démocratie de type parlementaire.
Alain Brossat ne néglige évidemment pas de prendre
à parti le ministère de la culture dont l’existence,
montre-t-il, « manifeste à quel point l’Etat
considère l’opération d’un tel rassemblement
comme l’une de ses tâches constantes ».
Et pour affermir son analyse, il prend appui sur les travaux de
Michel Foucault, en précisant que l’ère de la
démocratie culturelle réalise une nouvelle modalité
de la biopolitique et du biopouvoir. Ce qu’il traduit par
une formule, sans doute plus heureuse : celle de « gouvernement
à la culture ».
Par ces mots, il faut entendre deux choses. La première,
que dans nos sociétés, « les capacités
de rassemblement, l’énergie agrégative que manifeste
la culture, sa formidable propriété de ciment dans
des sociétés obsédées par les risques
de fractures, de dissolution, et les figures d’hétérogénéité
vont se manifester en tant que puissance proprement politique ».
La seconde, qu’il ne s’agit pas par cette expression
de désigner les politiques culturelles, mais une véritable
« politique à la culture », au moyen de la culture.
La conséquence est claire : il n’y a plus de politique,
si par ce terme, on entend, comme le propose Brossat, une sphère
spécifique dans laquelle les hommes élaborent sans
fin le différend originaire entre « être-divisés
» et « être-ensemble ».
Ce que Brossat identifie, en fin de parcours, c’est la figure
d’une politique (à la culture) anti-politique. Une
politique qui fonctionne sur des mécanismes et des dispositifs
d’investissement ou de contamination de la sphère politique
par des agencements qui lui sont en principe étranger, ou
qui du moins, jusqu’alors étaient affirmés «
étrangers » au politique. Les nouvelles formes «
politiques », montre-t-il, sont des « anti-politiques
» au sens où elles sont fondées sur le déni
de la division, et où leur procédure fondamentale
est l’agrégation (ce à quoi se prête fort
bien la culture), sans présentation de positions en conflit
ni délibération. En somme, la culture se présente
dans nos sociétés comme l’unique principe totalisateur.
Elle est par là même conduite à jouer un rôle
éminemment politique.
Pour conduire sa thèse, Brossat explore différents
moments de ce qui devient sous sa plume le « régime
culturel » de la démocratie. Il montre, mais tout cela
est beaucoup trop connu pour que nous y insistions, que ce régime
privilégie les objets (un monde surpeuplé d’objets
et d’objets de consommation), et leur conservation, sur le
sens de l’histoire conçu comme histoire à entreprendre.
Il insiste sur le fait que ce régime pratique l’escamotage
des différends politiques au profit de l’expansion
des pratiques de communication. Il fait un détour par le
montage médiatico-étatique des faveurs du sport, et
surtout des dispositifs d’affichage d’une moralité
irréprochable à travers le sport…
Mais il n’est pas sans s’obliger pour autant à
se demander si la démocratie culturelle enveloppe des résistances,
qui permettraient d’envisager son renversement. Il tente alors
d’évaluer la portée, de nos jours, du thème
politique de l’émancipation. Toutefois, il n’insiste
guère sur ce point, considérant que les figures de
la division ne sont pas vraiment nombreuses de nos jours. Manifestement,
l’auteur ne déploie pas un grand optimisme révolutionnaire
à l’endroit de cette démocratie culturelle.
Reste pourtant une question. Qu’est-ce qui motive la notion
de « grand dégoût » culturel ? Il faut
attendre une centaine de pages pour obtenir la réponse :
le grand dégoût d’aujourd’hui, c’est
celui qui a saisi, répond l’auteur, une société
obèse de culture, et qui subit l’injonction d’avoir
à se montrer toujours plus cultivée.
C’est ce pourquoi il convient, c’est la conclusion
de l’auteur, de se défendre de la démocratie
culturelle, de cette démocratie qui fait de la culture une
simple forme de rassemblement et un moyen de gouvernement. Mais
par quels moyens ? Si la culture est la mort de la politique, que
peut être une politique non culturelle ou une politique déjouant
le culturel (et non pas la culture) ?
Alain Brossat, Le grand dégoût culturel, Seuil, Paris,
2008.
Christian Ruby
Philosophe, enseignant (Paris). Ses derniers ouvrages publiés
sont : Devenir Contemporain ? La couleur du temps au prisme de l’art,
Paris, Éditions Le Félin, 2007 et L’Âge
du public et du spectateur, essai sur les dispositions esthétiques
du public moderne, Paris, La Lettre volée, 2007.
Christian Ruby, "Le culturel a horreur de la politique.",
EspacesTemps.net, Il paraît, 29.09.2008
http://espacestemps.net/document5573.html
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