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Origine : http://www.passant-ordinaire.com/revue/47-575.asp
Je reviens d’Albanie, une contrée que je connais un
peu pour y avoir déjà séjourné en 1992
et 1995, mais aussi grâce à un réseau d’amis
sûrs, qui en sont originaires. On me disait : tu vas voir
comme le pays change, comme il se modernise, tu n’en croiras
pas tes yeux !
Et en effet, dès l’aéroport, le crépitement
des marteaux-piqueurs est omniprésent et, dans tout Tirana,
des immeubles poussent ; au centre, des bâtiments publics
sont restaurés, des trottoirs bitumés. Les centaines
de petits estaminets en plein air qui avaient pris racine, en toute
illégalité, le long de l’avenue « chic
» qui conduit à l’université et longe
la pyramide destinée à célébrer l’éternité
du défunt régime communiste et de son génial
leader ont été détruits. Une quatre-voies,
pompeusement baptisée autoroute (mais empruntée par
des charrettes à cheval aussi et traversée par des
piétons téméraires) relie désormais
la capitale à l’aéroport et à la ville
de Durrës, distante d’une trentaine de kilomètres,
avec son port et ses plages. Le parc automobile qui, au début
des années 1990, était composé de la plus fabuleuse
collection d’épaves importées d’Europe
occidentale et de Grèce qui se puisse concevoir, s’est
amélioré. Des stations services rutilantes poussent
partout le long des routes principales. Sur la côte adriatique
et ionienne, une frénétique autant que chaotique fièvre
de construction a gagné des villes comme Durrës ou Vlora,
le béton est roi, tout comme le commerce criard et vulgaire
propre aux bronze-fesses du monde entier.
Oui, le pays « change », affichant les signes d’une
inévitable modernisation. Tout se passe comme s’il
s’agissait, en construisant, élargissant, rénovant,
asphaltant à ce rythme effréné de vouer à
l’oubli le plus imprescriptible cette page d’histoire
toute récente (1997) à l’occasion de laquelle
l’Albanie toute entière mit en scène sous les
yeux incrédules du monde entier quelque chose comme un suicide
national : l’effondrement des « pyramides » spéculatives
qui avaient prospéré sous le regard bienveillant du
pouvoir, la fureur de la masse spoliée par les gros spéculateurs,
les arsenaux pillés, la disparition de toute autorité
étatique, la rue livrée aux pillards et aux émeutiers,
les règlements de compte et les morts par centaines…
Le souvenir de ces semaines où prévalut le plus rigoureux
des retours de la société albanaise à l’état
de nature sera donc, littéralement, coulé dans la
béton et le bitume ; la vitesse anxieuse avec laquelle l’Albanie
d’aujourd’hui s’attache à accumuler les
signes extérieurs d’une modernité qui la rattache
au monde « normal » (voitures, argent, vêtements…)
a partie liée avec le désir non moins tyrannique de
travailler à la disparition (l’érasement du
souvenir) de cette scène traumatique où l’on
voit l’Albanie incarner de la manière la plus rigoureuse
la figure d’une exception en Europe, avec ce moment stupéfiant
d’une auto-liquidation en tant qu’Etat, nation, peuple…
C’est ici que les enjeux généraux de cette
modernisation de rattrapage rejoignent ceux de ce qu’il est
aujourd’hui convenu d’appeler globalisation, mondialisation.
A l’évidence, en Albanie, fuite en avant dans les conduites
mimétiques hypermodernistes et occidentalistes (sous la forme
de la conversion hâtive et fébrile à des usages
d’objets, des dispositifs, des éléments de mode
de vie importée) et rejet compulsif de la mauvaise Histoire,
du mauvais passé (de la mauvaise part de soi-même,
qu’on le veuille ou non) ont partie étroitement liée.
On multipliera donc, avec une sorte de zèle compensateur
les signes et manifestations de rattachement de la singularité
albanaise au plus normal du normal du monde global – ou plutôt
à l’idéologie de ce dernier : prospérité
générale, réussite individuelle, prolifération
des objets in et des conduites branchées… Un troc permanent
va s’établir entre la mauvaise Histoire démonétisée
(le demi-siècle totalitaire qui était tout à
la fois celui du « tout politique », « tout historique
» et celui de la vie spartiate, de la rareté des objets
offerts à la jouissance des individus) et la bonne économie
libérale (dont la victoire est attestée par l’entrée
du pays dans l’ère du fétichisme des objets
dotés d’une forte valeur d’affichage de l’appartenance
au monde global).
Pour le pire comme pour le meilleur, le régime d’historicité
cultivé en Albanie par le régime communiste de la
fin de la seconde guerre mondiale au début des années
1990 exalte le motif de la singularité d’une modernité
politique (seuls contre tous, au fil des « trahisons »
successives des alliés et des « agressions »
programmées des ennemis), thème qui ne fait au fond
que recycler dans la langue du grand récit stalinien l’immémorial
de l’ethnicité albanaise et donner une tournure grotesquement
autarcique (voire autiste) au mythe indéracinable de l’autochtonie
albanaise.
La frénésie « globalitaire » qui s’est
emparée du pays depuis quelques années va, au contraire,
s’attacher à multiplier les mouvements spontanés
d’auto-mondialisation, des gestes qui supposent de radicales
conversions : allègement du fardeau de l’Histoire en
général et adoption de toutes ces sortes d’objets,
de prothèses et de conduites qui se présentent comme
autant de laissez-passer donnant accès à la société
mondiale : téléphone mobile, Mercedes, télévision
câblée, ordinateur, réseau Internet, etc. C’est
à Tirana que j’ai découvert, dans un café
fréquenté par des journalistes et autres protagonistes
de la « nouvelle classe » post-communiste, que le bon
vieux juke-box de mon adolescence avait vécu – c’est
désormais sur un terminal d’ordinateur que l’on
programme sa chanson préférée.
Dans ces conditions, ce n’est pas seulement une société
longtemps tenue à l’écart du monde qui se convertit
au mode de vie « global », ce sont des effractions terriblement
disruptives, destructrices qui se produisent parmi un peuple jusqu’alors
placé sous la tutelle tout à la fois terrorisante
et rassurante, confinant ses membres dans un état de perpétuelle
minorité, d’un Etat-parti omniprésent et omnipotent.
On avait déjà assisté, dès la chute
du régime stalinien, en 1991, au devenir amok de la société
albanaise lorsque s’étaient effondrées les murailles
idéologiques et politiques qui la séparaient de l’Europe
et du monde : ces milliers de gens de toutes conditions fuyant leur
pays sur des embarcations de fortune afin de rejoindre l’Eldorado
occidental dont la télé-poubelle de Berlusconi avait
nourri leur imaginaire. Sur un mode plus perlé ou rampant,
mais durable, ce sont les mêmes effets non pas seulement de
choc, mais de déréalisation qui se produisent aujourd’hui
avec l’intégration multiforme de l’Albanie dans
les circuits de la globalisation.
D’une façon croissante, ceux, notamment, qui ont accès
au monde symbolique des mondialisés (qui sont branchés
sur le réseau Vodaphone, regardent les informations sur CNN,
roulent en Mercedes ou Audi, voient le dernier Matrix et Terminator
avant tout le monde grâce à des vidéos piratées,
fument à la chaîne des Marlboro de contrebande, boivent
des alcools étrangers, sont apparentés à tel
ministre qui se glorifie de pouvoir appeler Berlusconi en direct
sur son mobile…) s’installent dans un monde virtuel
auquel on pourrait, par plaisanterie, accorder le statut de télé-réalité.
Leur existence consiste à se déplacer d’un isolat
standardisé aux conditions de l’hypermodernité
libérale à l’autre (une voiture avec lecteur
de CD dernier cri, un café climatisé, une maison avec
piscine, un hôtel de luxe construit avec le pactole du trafic
de clandestins à Vlora…), tout en « zappant »
sans fin sur ce qui tisse le sombre quotidien du pays le plus pauvre
d’Europe (après la Moldavie, soyons juste) : un réseau
routier en ruines, un appareil industriel sinistré, l’eau
courante dans la capitale entre quatre et cinq heures du matin,
des coupures d’électricité quotidiennes, des
milliers d’enfants voués aux « petits boulots
» comme dans les pays du Tiers-monde, des hôpitaux déliquescents…
Ce pourrait être cela, la carte signalétique de la
globalisation, dans l’Albanie d’aujourd’hui :
sans doute le pays d’Europe présentant le taux de Mercedes
le plus élevé par habitant – mais pas de routes.
Dès lors, ce qui tient lieu de vie politique dans le pays
oscillera entre automatismes mimétiques (l’alignement
aveugle sur la puissance américaine entendue comme vicaire
de droit divin du nouvel ordre mondial) et rétractions identitaires
– jamais l’imaginaire ethnocentrique de la « Grande
Albanie » et le victimisme spontané de ce peuple «
mal aimé » n’ont autant prospéré
qu’au temps de la fusion létale dans le vaste océan
de l’euphorie « globalitaire ». Dans le «
village global » albanais plus qu’en tout autre, attachement
viscéral aux particularismes et surenchère hyper-moderniste
feront, éventuellement, bon ménage. Et, tandis que
s’édifient les nouvelles pyramides des banques italo-albanaises,
des consortiums de téléphonie mobile, des sociétés
(à capitaux étrangers) de BTP, les villes et villages
continuent à se vider de leur population en âge de
travailler, partie en quête d’une meilleure fortune
en Grèce, en Italie, au Canada…
La mondialisation à l’albanaise avait alors, sous
le soleil de plomb de ce mois de juillet 2003, ce goût prononcé
de désolation et de mort.
Alain Brossat
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