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Origine : http://lesilencequiparle.unblog.fr/2009/11/04/le-moralisme-antiviolence-alain-brossat/
La dépolitisation de la question de la violence, la surexposition
de certaines manifestations violentes et la sous-exposition de pans
entiers de violences structurelles, institutionnelles, économiques,
policières (etc.) alimentent constamment le consensus formé
autour de la notion de l’Etat tutélaire, protecteur
de la société exposée à toutes sortes
de risques et de dangers. Les marxistes de chair, les révolutionnaires
en pré-retraite sont, dans nos sociétés, les
premiers à en appeler à cette fonction pastorale de
l’Etat, sous prétexte de contrer les projets de démantèlement
de la Fonction publique, de généralisation des paradigmes
concurrentiels, de liquidation des “acquis sociaux”.
Engagés sur cette pente, ils sont en cours de conversion
accélérée à la doctrine réformiste
traditionnelle (dont Kautsky et les austro-marxistes furent de très
éminents théoriciens) selon laquelle la question de
la violence de l’Etat ne doit pas être traitée
sur un mode unilatéral et simplificateur : il convient d’être
“étatiste” lorsque sont en question les protections
que seul l’Etat peut assurer au plus grand nombre et aux plus
fragiles contre, notamment, la férocité du marché
; il convient d’être sur ses gardes vis-à-vis
de l’Etat (sans succomber à l’anti-étatisme
de principe) lorsque celui-ci réprime les mouvements populaires,
agit contre les intérêts de la nation, dilapide les
finances publiques (etc.). C’est, ici, pourrait-on dire, le
paradigme de l’Etat-hôpital qui fonctionne à
plein : fondamentalement, dit le sens commun, l’hôpital
est une institution nécessaire et salutaire, même si
l’on risque, en s’y faisant soigner, de contracter des
maladies nosocomiales. Appliquer ce bon sens biopolitique à
la question de l’Etat, c’est annuler toute approche
critique radicale de cette question - qu’elle soit d’inspiration
marxiste ou anarchiste. Or, un “anticaptitalisme”, un
“antilibéralisme” coupés d’un tel
horizon critique, c’est Achille revêtu d’une peau
de lapin. pas de “sortie” du capitalisme sans processus
de désétatisation, pas seulement de la société,
mais des subjectivités aussi - l’Etat, le capitalisme
sont dans les têtes, non moins que dans les conseils d’administration
et les commissariats de police.
Le trait décisif du numéro d’équilibrisme
tenant lieu aujourd’hui, à la gauche de la gauche,
comme ils disent, de doctrine de l’Etat (”d’un
côté… de l’autre côté…”)
est distinct : il est l’arbre qui cache la forêt - une
conversion massive aux conditions générales de l’étatisme
et l’abandon subséquent de toute approche synthétique
de la question de l’Etat en tant que verrou de la domination,
point de nouage de toutes les violences instituées.
De ce point de vue, il est bien clair qu’aujourd’hui,
un regroupement politique, un parti, qui renonce à se définir
comme “révolutionnaire”, comme “communiste”
et recourt, pour faire, dit-on, peau neuve, à des mots accordéons
comme “antilibéral”, “anticapitaliste”,
signifie à son propre public, au public en général,
aux médias et, last but not least, aux gouvernants, aux gens
de l’Etat, ceci : désormais, il s’agira pour
nous de tenter de faire du côté de l’Etat, avec
l’Etat, dans l’Etat ce que jusque jadis et naguère
nous entreprenions à distance de l’Etat et contre lui.
Il s’agit de passer à l’Etat sans crier gare,
mais avec armes et bagages, et surtout en faisant l’économie
de ces rites d’abjuration déplaisants auxquels, naguère,
se livraient les partis réformistes. Mais la promesse cachée
est bien là : désormais, notre choix est fait : non
plus avec la société contre l’Etat, fabrique
de toutes les violences dans sa conjugaison avec l’industrie
capitaliste (comme disait Pierre Clastres), mais constamment aux
conditions de l’Etat - du jeu de composition des majorités
électorales, des institutions, des mobilisations responsables,
des manifestations autorisées, etc. Plus jamais nous ne dépaverons
du côté de la rue Gay-Lussac, c’est promis.
Le problème d’un parti cherchant à s’établir
solidement dans la position tribunitienne de défenseur des
“sans voix” méprisés par les gouvernants
et maltraités par les tenants de l’économie
de casino, au temps de la démocratie du public, est que ses
espaces se trouvent drastiquement réduits : dès l’instant
où il a renoncé à se tenir rigoureusement sur
le bord extérieur du système, a donné des gages
de sa “responsabilité”, bref, a récusé
tout pacte avec les actions violentes et adopté une attitude
positive face à l’étatisation de l’action
politique, il a perdu l’essentiel de ce qui pouvait constituer
sa réserve d’énergie, de puissance et, éventuellement,
de légitimité aux yeux de ce qui persiste d’un
peuple rétif aux conditions de l’Etat. Désormais,
les efftes de manche et les déplacements “sur le terrain
des luttes” du plus flamboyant de ses leaders ne trompent
plus grand monde : il ne sera jamais, aux conditions de la pacification
du domaine politique auxquelles il a fait allégeance, qu’un
“super-délégué syndical” - comme
le répète à l’envi la presse, pour s’en
féliciter.
La question vient alors tout naturellement à la bouche de
l’observateur déniaisé : Mais que vous ont-ils
promis, camarades, pour que vous rendiez, de si bon coeur, “les
armes” !?
Plus les ex-lanceurs de pavés et leurs héritiers
se rallient aux conditions de l’institution et abjurent de
facto toute action politique violente, plus leur vision de la politique
s’étatise, et plus le simple geste de jeter une pierre,
une bouteille enflammée en direction d’un groupe de
policiers, geste immémorial de la colère et de l’insoumission,
geste des sans pouvoir face à l’insupportable, plus
ce geste se retire sur les bords litigieux de la société
- les cités, les quartiers de relégation, les squats
politiques où s’élaborent les stratégies
de rupture que cultive cette fameuse “mouvance anarcho-autonome”
qui hante les nuits de Mme Alliot-Marie. Cette marginalisation de
la violence politique est le pendant et la rançon de la normalisation
de ces “extrémismes” de naguère sur lesquels
s’est abattue la lourde fatigue d’un nouveau “réalisme”
; elle est aussi le pendant de la captation par l’Etat et
les institutions des énergies “minoritaires”
: la montée des normes différentialistes, le culte
de la “diversité” offrent désormais un
débouché et un exutoire à ces minorités
qui, naguère, pouvaient être portées aux moyens
extrêmes par les discriminations qu’elles subissaient.
Act Up ne défraie plus guère la chronique par ses
actions “vives”, le président du CRAN est affilié
au Modem et Beur FM ne roule pas particulièrement pour la
gauche extrême ; plus généralement, le différentialisme
est devenu, dans nos pays, un facteur terriblement efficace de neutralisation
de la radicalité politique ; dit autrement : ce n’est
pas en dépit du fait qu’il est noir (ou métis)
que B. Obama est devenu président des Etats-Unis, mais au
contraire parce qu’il présente cette intéressante
“différence” ; de même, et toutes choses
égales par ailleurs, ce n’est pas en dépit du
fait que Bertrand Delanoë, etc.
On a trop tendance à imaginer que la réduction à
l’infime des marges de manoeuvre qui étaient ouvertes
aux stratégies réformistes classiques est égale
à la disparition de toute espèce de “réserve”
pour les gouvernants, pour l’institution politique. Mais non,
ce sont constamment de nouvelles marges qui se découvrent
- précisément là où l’on n’en
soupçonnait pas l’existence. De nouvelles ressources
apparaissent, là où précisément se montraient
jusqu’alors des failles, des points de faiblesse, des menaces
pour le système. La plasticité, la faculté
d’improvisation et d’expérimentation permanente
irriguent la résistance infinie du système à
son entropie. Ce n’est pas parce qu’il n’y a plus
de “nouvelles frontières” qu’il n’y
a plus de marges - pour la domination. Celles-ci ne constituent
pas un extérieur, un en dehors, mais plutôt un bord
flexible à partir duquel peut être recomposée
l’opérativité du système mise à
mal par l’accumulation des “crises” et des dysfonctionnements.
L’efficace, envers et contre tout, de ces mécanismes
de régulation à partir des bords, à partir
des marges les plus improbables est ce qui empêche la violence
d’éclater, massivement, au coeur des édifices
fatigués de la domination. Le paradigme états-unien
est, de ce point de vue, éclairant, illuminating, comme ils
disent : ce sont, d’une manière croissante, des allogènes,
des pièces rapportées ou bien, en vieux grec, des
“métèques” qui font tourner la baraque,
du haut de l’édifice au corps expéditionnaire
en Irak. Et ça marche ! De ce point de vue, il faut le dire
sans ambages : tous les prêcheurs de “diversité”
qui pensent que “les choses vont mieux” avec quelques
préfets d’origine maghrébine, une poignée
de ministres descendants d’anciens colonisés et demain,
qui sait, une femme présidente de la République ou
un gay Premier ministre (on a déjà tâté
de l’ex-trotskiste, dans le rôle) sont des simples d’esprit.
Tout au contraire, en chacune de ces occurrences, susceptibles de
se multiplier à l’infini, c’est, pour le système
et ses “parleurs” l’occasion de se donner du mou
en entonnant un péan à la tolérance. C’est,
sous ce régime de tolérance généralisée,
le bloc des violences instituées et cachées qui s
trouve renforcé et remis en selle. On pourrait appeler cela
le double paradigme Condoleeza Rice / Rachida Dati.
Tout se passe comme si un mécanisme de sécurité
global destiné à empêcher toute irruption de
politique vive au nom de la prohibition de “la violence”
exerçait dorénavant son empire sur nos vies, inhibant
à la source, prévenant tout projet de s’engager
dans une action, individuelle ou collective, dont le propre serait
de se déployer hors des prises de l’institution politique
et d’en contester les conditions mêmes. Un mécanisme
de sécurité qui est aussi un dispositif d’anesthésie,
dont le propre est, en fin de compte, de tuer dans l’oeuf
toute action politique de facture traditionnelle, c’est-à-dire
fondée sur la présence des corps, sur leur mise en
mouvement, leur agrégation, leur capacité à
faire masse, etc. Il s’agirait bien, en ce sens, d’en
finir une bonne fois pour toutes avec ce qui pourrait encore persister,
fût-ce à l’état de trace, d’une
politique fidèle à la conception rousseauiste selon
laquelle le peuple ne saurait être politique qu’à
la condition de son être-là, que la souveraineté
populaire ne saurait se manifester qu’aux conditions du rassemblement
effectif d’où se dégage la volonté générale.
Que ce soit le peuple téléspectateur ou le peuple
des sondages ou le peuple internaute ou le peuple consommateur qui
se substitue au peuple électeur (de plus en plus étiolé),
persiste et s’approfondit ce mouvement de désincarnation
et d’absentement du peuple sensible qui est établi
au principe de la démocratie représentative.
Dans cette sorte de stade terminal de la démocratie moderne,
il apparaît que la façon la plus radicale d’exorciser
la figure du peuple violent, susceptible de mobiliser ses réserves
de violence contre les gouvernants, l’Etat et le système,
c’est de la réduire à la condition d’une
pure fiction du gouvernement des vivants. Pour autant que la notion
même de peuple, aussi maltraitée, détournée,
falsifiée soit-elle, conserve en elle-même la trace
de la figure du peuple politique, peuple des révolutions,
donc, et peuple de la souveraineté populaire, il importe
que ce “reste” même se trouve constamment réduit
; c’est ce que fait la police discursive qui, en travaillant
inlassablement à discréditer toute forme de “violence”
politique, vise à défaire la notion même de
peuple (politique) - pour autant que tout mouvement d’agrégation
d’un peuple, toute mise en marche d’un peuple, toute
surrection populaire est susceptible, en effet, de faire violence
à l’ordre des choses.
A l’usage, il s’avère que le mouvement continu
de “déviolentisation” de la politique qui n’a
cessé de s’accélérer depuis le début
des années 80, a eu pour effet, en vérité,
d’annihiler toute énergie politique qui ne se plie
pas aux conditions générales fixées par les
gouvernants. La force du mécanisme de sécurité
global “antiviolence” est de ne pas s’exercer
de l’extérieur, principalement sous la forme d’interdictions
et d’injonctions, sur les vivants ; elle est au contraire
tributaire de sa force d’infiltration, de colonisation des
subjectivités - et tel est le premier des ressorts de l’actuelle
impuissance politique de la masse, des “gens”, de la
grande majorité, face à un Etat-Sarkozy qui, pourtant,
a rapidement dilapidé ses maigres réserves et qui
n’est, substantiellement, qu’une bouffonnerie : l’horreur
confusionniste et désarmante de toute violence est désormais
solidement enracinée dans toutes les têtes - spécialement
celles de ceux qui ont le plus à souffrir de la violence
du système.
Il est temps de le dire : le moralisme antiviolence qui prospère
dans nos sociétés, entretenu notamment par les élites
de tout bord, promptes à faire porter à tout acte
politique violent la marque du barbare, est, entre autres choses,
un moyen de domestication des espèces rebelles, celles qui,
par position, sont les plus sensibles à la dimension de l’intolérable
dans ces configurations contemporaines. Le moralisme antiviolence
est un dispositif idéologique destiné à faire
en sorte que l’insupportable soit supporté quand même
- au nom des normes civilisées, de la tolérance, de
l’horreur du fanatisme, de la promotion des droits de l’homme,
etc. Le moralisme antiviolence est ce discours anesthésiant
qui vise à convaincre les offensés, les spoliés,
les méprisés que le seul courage dont ils puissent
faire preuve est celui qui consiste à endurer, à rester
à leur place et à tirer les partis qu’ils peuvent
de leur condition de “victimes”.
Une politique radicale ne peut se refonder qu’à la
condition de rejeter ces prémisses, en rejetant ce chantage
à la morale. S’il existe encore aujourd’hui un
peuple palestinien, c’est bien parce que les Palestiniens
n’ont jamais renoncé jusqu’ici à se battre,
jamais renoncé inconditionnellement à leurs réserves
de violence, aussi modiques soient-elles dans les conditions qu’ils
subissent. Ceux qui ont tenté de les convaincre de le faire
sont devenus, quoi qu’ils en aient, des supplétifs
de la puissance qui tente de les réduire à une condition
de pure survie, vaincus, démoralisés, éparpillés.
Au train où vont les choses, en matière d’allergie
à la violence, toute violence, le lancer de chaussures à
la tête de représentants éminents de la méchanceté
ontologique de l’Etat, inauguré il y a peu en Irak,
sera perçu par le public comme un acte d’une violence
exorbitante, d’une violence “symbolique” insupportable
- sans compter qu’un talon trop aigu est toujours susceptible
de fendre une arcade sourcilière. On remplacera donc, pour
manifester que l’on entre en résistance, ce geste inconsidéré
par un autre, plus conforme aux normes de la pacification en cours
: lorsque les chiffres du chômage auront atteint en France
la cote des cinq millions, on jettera sur Sarkozy, lors de sa visite
éclair du Salon du livre, des chaussettes - et encore, propres
et parfumées. Le service d’ordre tabassera pour le
principe ceux qui auront osé ce geste d’une vaillance
inouïe, les images passeront en boucle sur les chaînes
de télé et les lanceurs seront promus au rang de héros
de la nouvelle résistance populaire au régime autoritaire.
Tout le monde sera content, à commencer par la grande marque
(une multinationale à capitaux chinois et turcs) qui aura
discrètement sponsorisé l’opération.
Alain Brossat
Tous Coupat, tous coupables, le moralisme antiviolence / 2009
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