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Origine : http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=898
1À l’origine de ce texte, un étonnement : lorsque
Foucault définit le pouvoir pastoral comme un grande forme
(Omnes et singulatim, STP…), il en parle toujours exclusivement,
jusqu’à ce qu’il aborde dans le détail
la question du pastorat chrétien, et encore, pas dans les
formes premières de celui-ci, du point de vue du pasteur,
de son action, des motifs et principes qui guident son action (donc
en faisant apparaître la double dimension de son « éthique
» et de sa subjectivité ou des modes de subjectivation
qui lui sont propres de son exercice du pouvoir), mais jamais du
troupeau, des brebis. Le troupeau, les brebis sont constamment et
exclusivement approchés comme le pur et simple objet de la
conduite pastorale, du souci du pasteur. C’est-à-dire
que l’imagerie animale est, littéralement, prise au
pied de la lettre : le troupeau ne parle pas, les brebis sont dépourvues
de la capacité d’interagir, en tant qu’élément
« gouverné » ou conduit avec les desseins, les
actions du pasteur pour la bonne et simple raison que leur condition
reste inscrite dans la dimension de l’animalité –
tout se passant comme si, dans la forme primitive ou plutôt
première du pouvoir pastoral, les hommes étaient gouvernés
à l’égal d’animaux, étant donné
qu’aucune forme de subjectivité, aucune espèce
d’accès au langage, aucune capacité de développer
des contre-conduites n’apparaît du côté
du « troupeau ». On peut même se demander si,
pour Foucault, on parlerait dans ce topos, de relations entre gouvernants
et gouvernés. Les brebis sont « conduites »,
plus que gouvernées, puisque, chez Foucault, constamment,
la relation entre gouvernants et gouvernés, quelle qu’en
soit la forme, suppose des interactions et quelque chose comme une
circulation entre exercice du pouvoir consistant à tenter
de « faire faire », à agencer des conduites,
d’une part, et, de l’autre, des contre-conduites, des
résistances, des paroles, des actions qui manifestent l’existence
d’un véritable « contre-champ » du côté
des gouvernés.
2Or, ici, rien de semblable. Je rappelle très synthétiquement,
la présentation que fait Foucault du pouvoir pastoral dans
ses fondements et ses principes : à l’origine, le pastorat,
c’est un rapport entre Dieu et les hommes. Une structure très
ancienne qu’on trouve plutôt chez les Assyriens, les
Egyptiens, les Hébreux que chez les Grecs. Dans ces civilisations,
dit Foucault, les relations de Dieu avec son peuple sont définies
comme des relations d’un pasteur avec son troupeau. Par transposition,
cette structure pastorale du rapport entre Dieu et les hommes devient
un modèle de pouvoir, dans la relation entre un guide-berger
humain et un peuple ou une population.
3Foucault insiste sur les caractéristiques propres de cette
forme de pouvoir : elle n’est ni répressive ni autoritaire,
le berger ne règne pas, comme un roi grec, sur un territoire
ou une cité, il conduit, guide le troupeau humain, veille
sur lui, prend garde à ce qu’il ne s’égare
ni ne dépérisse. Il s’agit d’un pouvoir
de soin : le berger ne gouverne pas « pour lui-même
», mais au contraire, entièrement « pour les
autres », le troupeau et ce sur un mode non seulement global,
mais individualisant : tout son soin va au troupeau, mais, selon
la célèbre image biblique, le berger veille à
ce que chacune des bêtes qui le compose ne s’égare
ni ne s’affaiblisse, au point de s’imposer d’abandonner
provisoirement le troupeau pour retrouver et sauver une brebis égarée.
4Tous les développements que consacre Foucault à
cette forme première du pastorat sont voués à
la description de ce que l’on pourrait appeler le cahier des
charges du berger. Le troupeau n’a même pas d’existence
propre : il « existe par la présence immédiate
et l’action directe du pasteur » (O et S). Que ce soit
dans O et S ou bien dans STP, toute la description que fait Foucault
de cette grande forme de pouvoir dans sa forme originale est exclusivement
vouée à la figure du pasteur qui rassemble, guide,
conduit son troupeau, en assure le salut, pratique à son
égard une bienveillance constante et individualisée,
connaît pour cette raison le troupeau dans l’ensemble
et en détail, etc. Et il insiste tout autant sur le trait
décisif, inaugural de l’apparition de cette forme :
« Les sociétés qui sont apparues à la
fin de l’Antiquité sur le versant occidental du continent
européen ont inventé un grand nombre de formes politiques
différentes (…) Mais elles seules ont développé
une étrange technologie du pouvoir traitant l’immense
majorité des hommes en troupeau avec une poignée de
pasteurs » (O et S).
5Deux étonnements à propos de cette première
partie de la présentation du pouvoir pastoral.
6Premièrement, dans les deux textes, et au rebours d’un
certain sens commun, Foucault insiste sur cette spécificité
du pouvoir pastoral – son trait individualisant – un
pouvoir individuellement bienfaisant. D’autant plus surprenante
est donc la complète absence d’une prise en compte
de ce que serait la « brebis individuelle », dans son
individualité propre. Comment cette prise en charge, ce «
dévouement », peuvent-ils se manifester en l’absence
de tout échange, de toute interaction entre le berger et
cette singularité ? Comment une telle relation établie
entre, disons, la brebis égarée, la brebis malade,
la brebis récalcitrante et le berger peut-elle se maintenir
en deçà du langage ? Le « jeu » individualisant
du pasteur va-t-il se limiter à identifier la brebis qui
a « un problème » particulier à des traits
physiques, un parcours erratique ? Comment prendre en charge ce
problème sans que s’établisse quelque chose
comme une relation singulière ? Sur ce point, rien dans le
texte de Foucault.
7Deuxièmement, il suffit d’ouvrir la Bible, à
laquelle Foucault fait référence constamment dans
ces textes pour s’apercevoir que, précisément,
le « troupeau » humain y a une « présence
» propre, une capacité de se manifester qui le définit
comme le pur objet du soin du pasteur. Assurément, si l’on
prend un texte comme L’Exode, il y est question, avant tout,
de la façon dont va s’établir la relation verticale
entre les Hébreux comme peuple et leur Dieu, Moïse se
voyant assigner, dans ce parcours, le rôle redoutable d’intermédiaire,
de mandataire auprès du peuple de la puissance divine (l’Eternel).
La « structure pastorale » évoquée par
Foucault est donc bien là, le Dieu hébraïque
conduit bien son troupeau vivant à travers le désert,
il est bien une présence souvent visible, il guide, il montre,
il rassure, il exhorte… Mais, contrairement à ce qui
est le cas dans l’analyse foucaldienne, le troupeau est aussi
un peuple : il manifeste, pour le meilleur et pour le pire, des
dispositions collectives, il a ses mouvements propres qui, souvent,
contreviennent aux directives émanant de leur Dieu et qui
lui sont ponctuellement transmises par Moïse. Un peuple qui,
souvent, prend la parole pour dire son découragement, sa
colère, son impatience, ses frustrations, qui conteste les
injonctions transmises par Moïse, qui doute, qui erre et s’éloigne
des commandements tout au long de ce parcours initiatique que constitue
la fuite hors d’Egypte – voir le fameux épisode
du Veau d’or.
8Il apparaît donc ici que la forme pastorale, dans sa forme
primitive, n’est nullement incompatible avec la présence
d’un troupeau non seulement défini comme vivant collectif,
mais comme parlant et doté de capacités subjectives
propres : esclaves de Pharaon, les Hébreux demeurent un ensemble
vivant dans les ténèbres, n’ayant pas encore
scellé l’Alliance avec son Dieu qui le fera accéder
à son génie propre – mais ils ne sont pas pour
autant réductibles à la condition d’une animalité
muette et impensante : ils sont un peuple égaré et
maltraité, mais un peuple humain. Et leur existence comme
telle n’est pas réductible à ce à quoi
la mission de Moïse les destine : être le Peuple de Dieu.
9Foucault s’appuie, dans O et S, sur une minutieuse analyse
du Politique de Platon pour montrer que la forme de pouvoir pastorale
est, pour l’essentiel, étrangère à la
pensée des Grecs anciens – ce serait le sens de la
démonstration à laquelle Platon procède dans
ce dialogue et au fil de laquelle il invaliderait la figure du berger,
pasteur d’hommes, au profit de celle du tisserand. Il rappelle
l’argumentation de Platon disant que ce n’est pas en
distinguant la conduite des animaux de celle des hommes (en prenant
en compte l’espèce qui est commandée) que l’on
peut approcher de façon satisfaisante une définition
de la forme de pouvoir qui s’exerce dans la cité –
ce n’est pas, pour Platon, en décidant quelles espèces
peuvent former un troupeau, mais en analysant ce que fait le berger,
insiste Foucault, que l’on peut dire si le roi est ou non
une sorte de pasteur. Une remarque qui éclaire l’ «
impasse » faite par Foucault sur l’existence subjective
et les dispositions du troupeau, animal ou humain, cette distinction
s’avérant sans importance tant l’analyse de la
figure pastorale en sa forme originaire est intégralement
et sans reste concentrée sur le rôle et la fonction
du berger, comme si cette forme de pouvoir s’exerçait
sur un mode totalement asymétrique, dans la relation unilatérale
entre un sujet et un objet (vivant). À l’évidence
alors, cette figure représenterait une sorte d’exception
(notable) aux conditions générales de l’analytique
du pouvoir présentée par Foucault, dans La Volonté
de savoir, par exemple, où l’accent est constamment
placé sur la liberté des gouvernés et sur leur
capacité de prendre le pouvoir à son propre jeu en
produisant des formes de contre-pouvoir. Sur ce point, aucune réponse
n’apparaît dans les textes sur lesquels nous nous appuyons
ici.
10Dans Le Politique, le pouvoir pastoral est défini, rappelle
Foucault, comme un pouvoir de prise en charge intégrale par
le berger, seul à la tête de son troupeau, du soin
de la vie de celui-ci : il veille à le nourrir, à
le soigner, à l’encadrer, à aider sa reproduction,
à le distraire, même… Une sorte de biopolitique
totale avant la lettre, donc. Or, insiste Platon, il est de notoriété
publique que, dans la Cité grecque, la multitude des fonctions
ici évoquées n’échoient pas à
un seul homme, (peut importe la façon dont on le définit
– le dirigeant, le roi, l’homme politique), mais à
une quantité de sujets – le médecin, le boulanger,
le cultivateur, le musicien, etc. La tâche de l’homme
politique n’y est pas d’assumer, en pasteur, la totalité
de ces fonctions d’entretien, mais d’associer des tempéraments
divers, de rassembler les vivants « en une communauté
qui repose sur la concorde et l’amitié » –
d’où l’image qui s’impose ici, celle du
tissage de tissus de différentes matières et couleurs.
Ni Dieu ni berger, le politique a pour tâche d’assurer
l’unité de la cité, une tâche, pourrait-on
ajouter, qui suffit amplement à sa peine.
11Mais ce qui est intéressant ici, c’est que, pour
Foucault, un pastorat intégralisé, comme figure de
l’exercice du pouvoir fondé sur la prise en charge
globale et multipolaire des aspects de la vie du troupeau ne semble
toujours pas davantage supposer autre chose que la compétence
supérieure d’un berger avisé – un Dieu,
dit-il, ce qui exclut cette forme pour la Cité qui se trouve
être peuplée et dirigée par des hommes exclusivement.
Même dans l’hypothèse (rejetée) du pastorat
transposé des espaces orientaux vers les topographies européennes
et l’espace politique par excellence – la Cité
– la question de la condition subjective du troupeau n’est
pas posée – or comment imaginer la possibilité
d’un tel gouvernement multidirectionnel du troupeau humain
sans que celui-ci en soit, d’une manière ou d’une
autre partie prenante, sans qu’il y soit présent autrement
que dans la condition d’un gros animal bien ou mal traité,
mais indéfiniment muet ?
12Tout va donc se passer comme si, dans l’analyse de Foucault,
le troupeau mutique et sans subjectivité, le troupeau non
pas « vie nue », mais « vie bête »
allait se transfigurer, changer totalement de qualité à
la faveur d’une sorte de coup de théâtre, à
mon sens assez difficilement explicable – celui qui se produirait
avec la captation et le redéploiement de la grande forme
pastorale dans et par le christianisme. Tout se passe au fond comme
si une subjectivité un accès au langage venaient au
troupeau, devenaient des attributs des brebis, dès lors que
le coup de baguette magique de la pastorale chrétienne allait
transfigurer cette grande forme de pouvoir venue du fond des temps,
du lointain des civilisations orientales. Le paradoxe de cette métamorphose
est fort : c’est bien, si l’on suit Foucault, dans des
conditions où il entre dans une « relation de dépendance
individuelle et complète », où se trouve établi
entre lui et son guide spirituel un « lien de soumission personnelle
», d’obéissance absolue, qu’il va accéder
à la parole et devenir un sujet. En effet, les formes de
l’individualisation du pastorat chrétien supposent
que le berger (le prêtre) ne se contente pas de guider et
encadrer des formes extérieures, mais qu’il entre dans
l’espace des subjectivités – il doit «
savoir ce qui se passe dans l’âme de chaque membre du
troupeau ». Et pour que ce nouveau pan de la conduite des
brebis puisse s’établir, il faut que soient prises
en compte les subjectivités (le désir, les sentiments,
les dispositions, les pensées) et que des récits soient
agencés par les sujets conduits eux-mêmes.
13Le pivot de ce retournement va donc être ce double dispositif
mis en place par l’Église chrétienne : l’examen
de conscience et la direction de conscience – avec son débouché,
la confession. L’aveu va se trouver installé au centre
de tout un dispositif de subjectivation, de tout un dispositif de
prise de parole par lequel se manifeste l’émergence
du troupeau comme acteur à part entière de la grande
prosopopée du pouvoir. Aux conditions de ce dispositif unique,
sans équivalent dans l’histoire des civilisations humaines,
grandiose et terrifiant tout à la fois, le troupeau n’accède
pas seulement au discours et à des formes de subjectivation
infiniment variables – il entre dans l’espace d’un
« jeu »,dit Foucault, qui l’institue comme l’autre
pôle, à part entière, de la machinerie du pouvoir
: un « étrange jeu dont les éléments
sont la vie, la mort, la vérité, l’obédience,
les individus, l’identité ». Une étrange
combinaison va alors se produire entre les réquisits fondamentaux
du pastorat – le troupeau est là pour être guidé
et sa disposition à être conduit (à l’obéissance
et la docilité, donc) est, de ce point de vue, inscrite dans
sa nature – et les dynamiques propres à l’œuvre
dans le pastorat chrétien dont le propre est de constituer,
dans la relation entre le conducteur et le conduit, l’espace
d’une réflexivité et un théâtre
de l’échange. Une « zone grise » s’établit
entre ce qui tend à reconduire les brebis aux conditions
premières et structurelles du pastorat – le caractère
essentiellement, violemment asymétrique de la relation entre
un conducteur divin ou humain et un « conduit » humain
ou animal – et l’accès du troupeau à une
forme d’autoréflexivité, morale notamment, qui
le rend, au fond, disponible pour toutes sortes de mouvements de
décentrement, si ce n’est d’échappée
hors des conditions mêmes du pastorat. L’idée
de Foucault, c’est que cet état d’indistinction
entre l’un et l’autre pôle qui constitue le trait
particulier de ce qu’il appelle les pouvoirs modernes en Occident
– ce qui fait que ceux-ci vont pouvoir, par exemple, «
apparaître » aussi bien sous la forme de monstrueuses
entreprises de conduite du troupeau humain vers l’abîme
des embrigadements massifs débouchant sur toutes sortes de
destructions ou de désastres que sous celle de la promotion
d’un « sujet » qui, ayant accédé
à cette condition de réflexivité, est en mesure
de s’arracher à son immémoriale condition d’hétéronomie.
14Nous touchons là du doigt cette sorte de condition d’incertitude
ou de part d’indétermination qui est le propre de la
biopolitique contemporaine. D’une certaine façon, en
effet, celle-ci tend à se rapprocher du modèle que
Platon écarte, dans Le Politique, en faveur de celui du royal
tisserand : une prise en charge par un pasteur aux mille visages,
mais agissant de manière coordonnée, intégrée
(donc une sorte de « dieu » immanent à la vie
de l’État et de la société) de tous les
aspects possibles et imaginables de la vie du troupeau humain. À
l’évidence, dans nos sociétés, la prise
en charge de la vie est non pas le fait de corporations différentes
et spécialisées, agissant indépendamment les
unes des autres et chacune pour son propre compte, mais bien un
mécanisme général, intégré et
différencié. Et, comme l’énonce Foucault
dans La Volonté de savoir, c’est bien cette forme de
la biopolitique, du biopouvoir qui, dans les sociétés
modernes, a refoulé ou surdéterminé les formes
traditionnelles indexées sur la souveraineté classique
ou l’idéal de la communauté entée sur
une axiologie partagée par ses membres. Et donc, plus que
jamais, la relation entre gouvernants et gouvernés apparaît
comme indexée sur la grande forme pastorale et ce n’est
pas pour rien que les questions sanitaires et sécuritaires
(celles qui ont trait à l’immunisation et l’entretien
des corps) s’imposent comme l’objet majeur du gouvernement
contemporain des vivants, au détriment notamment des formes
classiques de la vie politique indexées sur la mise en forme
et l’institutionnalisation des conflits. La prolifération
des images médicales et policières dans le vocabulaire
des gouvernants aujourd’hui est un autre indice de la surdétermination
de toutes les rationalités et de tous les dispositifs politiques
et autres agencements de pouvoir par la forme pastorale adaptées
aux conditions de la modernité tardive.
15Mais en même temps, le paradoxe de ce pastorat contemporain
est le suivant : plus se poursuit sans relâche son mouvement
de globalisation, de mondialisation, d’« intégralisation
», et plus il apparaît qu’il « fuit »
par un autre bout. C’est, si l’on veut rester fidèle
à l’hypothèse foucaldienne, que le christianisme
est passé par là et a laissé une empreinte
ineffaçable sur la constitution des sujets dans leurs rapports
avec le pouvoir, dans la façon dont ils entrent dans l’espace
des relations de pouvoir. De la même façon que, dans
le dispositif de la confession, s’établit une relation
à peu près indiscernable entre soumission et constitution
d’un « espace propre », d’une condition
d’intériorité susceptible d’agir comme
propédeutique de la liberté, de la même façon,
va se former, dans les espaces biopolitiques contemporains, ce cercle
énigmatique : plus le pastorat global étend son emprise,
améliore ses techniques et les diversifie, plus donc se démultiplient
les procédures d’ « objectivation » du
troupeau et de ses conduites, plus sont nombreux et différenciés
les messages qui lui sont adressés par le conducteur anonyme,
et plus, par ailleurs, se trouvent démultipliées pour
lui les occasions de rétroagir et de former des espaces discursifs
dans lesquels la conduite pastorale se trouve, si l’on veut,
prise dans son contrechamp. De la même façon que l’examen
de conscience et la confession supposent qu’un espace soit
ouvert aux facultés discursives des ouailles, dans la biopolitique
contemporaine, la normation disciplinaire ne suffit plus : d’une
manière toujours croissante, la bonne « gouvernance
» biopolitique en appelle au discernement des sujets conduits,
à leur responsabilité, à leur capacité
à se projeter dans l’avenir. On gouverne désormais
moins aux disciplines qu’aux mécanismes de sécurité
et à la quête de l’assentiment. Apparaissent
donc en permanence ces « lignes de fuite » hors de conditions
premières du pouvoir pastoral, puisque là où
s’ouvrent ces espaces dans lesquels les « conduits »
sont promus (sinon à proprement parler institués)
comme sujets, où il est fait appel à leurs facultés
discursives, il peut arriver – et il arrive constamment –
qu’au lieu de consentir et donner leur assentiment ils se
rebiffent, qu’au lieu de « comprendre » ce qu’on
leur « explique » ils forment leurs propres raisonnements,
qu’au lieu de marcher en troupeau, ils se dispersent, et,
sans même entrer en résistance ouverte, deviennent,
de ce fait même, ingouvernables. De ce point de vue, on constate
aisément que les retours de la politique dans sa forme la
plus « classique » – la division descendue et
exposée sur la place publique, au cœur même des
formes biopolitiques – est un phénomène des
plus courants dans nos sociétés : il n’y a pas
si longtemps qu’ayant élu fraîchement un nouveau
président de teinte fort conservatrice, les Sud-Coréens
n’ont pas tardé à descendre par dizaines de
milliers dans la rue, dès lors que celui-ci s’est avisé
d’autoriser à nouveau l’importation de viande
de bœuf des États-Unis, au mépris des avis de
l’autorité sanitaire…
16Mais, ceci ayant été dit, à l’encontre
des discours catastrophiques qui annoncent chaque matin la «
mort de la politique » au profit de la pure et simple prolifération
des technologies destinées à assurer l’ «
apprivoisement », la domestication ou l’asservissement
du troupeau humain, il conviendra de procéder à un
ultime retournement. Celui-ci pourrait consister à s’aviser
que la façon avec laquelle Foucault définit ce que
l’on pourrait appeler le « pastorat fondamental »
dans O et S ou STP est apparemment si brutale, si simplificatrice,
en présentant cette relation si violemment asymétrique
entre un pasteur, ni roi ni souverain, mais assurément dépositaire
exclusif de l’intelligence de la relation de pouvoir établie
entre le berger et ses ouailles, que cette absolue disparité
et différence de qualité entre le guide et le guidé
se retrouve, fait retour, indéfiniment, dans toute espèce
de forme pastorale, de pouvoir pastoral et ce aussi « sophistiqué
» soit-il. Et ceci non pas à l’état de
trace, de séquelle, mais bien d’élément
structurel ou structurant. De ce point de vue, il est essentiel
de se rappeler que, contrairement à ce qu’en dit Platon,
l’enjeu de l’hétérogénéité
entre condition d’humanité et condition d’animalité
ou plutôt entre statut (qualité) humaine et absence
de qualité animale demeure ici constant. Dans toute forme
de pastorat, antique, moderne ou contemporain, la qualité
humaine est toute entière concentrée du côté
du guide. Et s’il importe peu, au fond, que les guidés
soient des animaux ou des humains, c’est précisément
que dans la relation pastorale elle-même, quelque chose d’essentiel
les reconduit à l’animalité, à la «
vie bête » (par opposition, encore une fois, à
la vie nue de Arendt revisitée par Agamben). Ce « quelque
chose », on peut le nommer de toutes sortes de façons,
la plus simple et la plus éclairante étant sans doute
celle qui consiste à rappeler que la forme pastorale exclut
absolument tout principe ou toute procédure d’égalisation
entre guides et guidés ; ceci pour la bonne raison que le
ou les savoir(s) de la conduite demeure(nt), en toutes circonstances,
rigoureusement hétérogènes au savoir requis
pour être guidé, au savoir et à la compréhension
que les guides attendent du côté des guidés,
afin que ceux-ci soient susceptibles de l’être –
guidables. Dans la langue corrompue de la « gouvernance »
contemporaine, cette différence de statut radicale entre
l’intelligence supposée des guides et celle des guidés
se manifeste dans l’envahissement du discours des premiers
par les paradigmes pédagogiques : le troupeau humain est
une classe (au sens scolaire du terme) rétive et distraite
à laquelle il convient d’expliquer, sans fin, en termes
simplifiés, ce qu’il est nécessaire qu’il
sache afin de demeurer guidable. En aucun cas, le savoir des guidés
ne saurait s’égaler à celui des pasteurs et,
quand bien même cela serait imaginable, ce n’est évidemment
pas souhaitable en termes de police sociale. La pédagogie
« politique », celle que requiert une sage conduite
du troupeau, consiste à ne rendre disponible à celui-ci
que la somme de savoirs et d’informations nécessaires
pour que celui-ci demeure susceptible d’être conduit.
Ici, une fois encore, les images médicales sont probantes
: tout comme le médecin n’expose au patient que ce
qui est nécessaire pour que celui-ci suive le traitement
nécessaire pour soigner l’affection dont il souffre,
en évitant de se lancer dans un cours de médecine,
le politique s’efforcera de ne diffuser après du public
que des messages « utiles » et simplifiés, rassurants
plutôt que véridiques, à propos de la crise
financière qui secoue le monde (octobre 2008). C’est
que la faculté de discernement à laquelle il est fait
appel, du côté des guidés, persiste à
être, pour les guides, celle d’animaux intelligents.
Ces animaux intelligents sont ce que, d’un autre côté,
nous appelons « la vie bête », c’est-à-dire,
fondamentalement la vie qui ne peut prendre forme qu’aux conditions
du pastorat, qu’à condition d’être guidée.
17En ce sens, ce qui, au début de cet exposé, m’est
apparu comme une sorte de bévue de Foucault pourrait bien
être, plutôt, un effet aveuglant de son art de philosopher
à coup de marteau, c’est-à-dire d’énoncer,
souvent, des propositions proprement renversantes : en l’occurrence,
celle qui consisterait à rappeler, en toute simplicité,
que le propre d’une biopolitique moderne est d’établir,
sur le long cours, une fondamentale condition d’indistinction
entre troupeau humain et troupeau animal. Nous nous en doutions
déjà un peu depuis que l’on a entrepris de nous
convaincre qu’en tant que vivants, les animaux n’ont
pas moins accès au droit à la vie que nous. Dès
l’instant où le pivot de toute politique devient, au
fond, la défense et la promotion du vivant, le trait inavouable
d’un pastorat moderne revient en force : seule l’humanité
des pasteurs est assurée, le troupeau est, lui, forme et
matériau vivant avant tout, aux qualifications infiniment
variables.
Annexes Pour citer ce document
Alain Brossat, «Pouvoir pastoral et « vie bête
»», Revue Appareil [En ligne], n° 4, 2009, Numéros,
mis à jour le : 27/01/2010,
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