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Origine http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=1070
Le cimetière, ou plutôt CE cimetière, en tant
que singularité, est envisagé dans sa fonction hétérotopique
: en tant que point d’inversion des normes et des conduites
et dans sa condition excentrée du point de vue des logiques
du territoire. Ce trait spécifique dote ce lieu ou espace
« autre » d’une capacité objectivement
critique – lieu de retrait, de surplomb, d’excentrement
à la fois proche et lointain dans son rapport à la
« vie courante ». Sous l’angle hétérotopique,
le mort saisit le vif par des biais tout à fait insolites
– les puissances du mort (plutôt que de la mort) ne
sont ici nullement funèbres ou funéraires, et si elles
ont part liée avec une certaine forme de nostalgie, celle-ci
tend à prendre un tour politique – le déplacement
hétérotopique OUVRE LES YEUX sur le topique ordinaire…
1Évoquant, dans le texte intitulé « Les hétérotopies
», « une surdétermination de l’hétérotopie
– les cimetières pour tuberculeux », Foucault
écrit : « Je pense à ce merveilleux cimetière
de Menton dans lequel ont été couchés les grands
tuberculeux qui étaient venus, à la fin du xixe siècle,
se reposer et mourir sur la Côte d’Azur : autre hétérotopie
».
2Cette phrase m’a marqué, car il se trouve que ce
cimetière m’est familier, lié à des souvenirs
d’enfance, puisque j’ai passé, des années
durant, les vacances de Pâques, avec mes parents, à
Menton, sous la tente, au plateau Saint-Michel d’où
l’on a une vue imprenable sur ce cimetière, et que
j’ai eu l’occasion d’y faire un nouveau pèlerinage,
tout récemment, puisque mes parents, maintenant âgés,
se sont retirés dans cette ville vouée aux bains de
mer et aux retraites cossues, jamais lassés de compter les
vagues.
3Assurément, en tout cas, appliquée à ce lieu
particulier, la notion d’hétérotopie trouve
un relief tout à fait saisissant. Le vieux cimetière
de Menton est en fait constitué de deux isolats qui surplombent
la vieille ville et le vieux port, la baie de Garavan et la frontière
avec l’Italie. Le plus bas est celui dont parle Foucault,
celui qui, en grande majorité, est « peuplé
» de morts de la tuberculose, à la fin du xixe, au
début du xxe siècle. Le plus haut, dit du Rebuquet,
est pour une part un cimetière militaire où sont enterrés
des soldats, des coloniaux, morts des suites de blessures et autres
affections contractées sur le front, pendant la première
guerre mondiale, et, pour l’autre, des habitants du cru, appartenant
à de vieilles familles mentonnaises.
4Dans ces deux sites, la notion d’hétérotopie
prend tout son sens. Ils constituent en effet, dans la ville dont
ils font formellement partie, comme des espaces d’extraterritorialité
: pour y accéder, il faut quitter la partie basse de la ville,
bruyante, commerçante, parcourue pendant presque toute l’année
par des hordes de touristes, avec son marché couleur locale,
un peu trop couleur locale, ses rues piétonnes, monter des
ruelles en pente raide, parcourir les venelles étroites de
la vieille ville, avant d’arriver dans cet espace dont le
propre n’est pas seulement d’être séparé
(par les murs qui l’entourent, comme tout cimetière),
mais surtout de produire comme une inversion de tous les signes
courants de la vie urbaine : le silence y règne comme les
rues, plus bas, sont vouées au vacarme de la circulation
automobile, des chantiers, de l’agitation vacancière
; les vivants y sont rares et s’ils parlent, c’est à
voix basse, leurs mouvements sont lents et mesurés comme
ceux de la population d’« en-bas » sont fébriles,
exubérants ou pressés, etc. Et pourtant, « l’autre
ville », celle des vivants est tout proche, et cela se rappelle
à nous par instants lorsqu’un coup de klaxon, un vrombissement
de moto, des cris d’enfants jouant sur la placette devant
l’église Saint-Michel viennent trouer le silence de
cet « espace autre » dans lequel, déjà,
nous nous étions établis.
5Le cimetière, bien sûr, c’est banal de le dire,
est comme une autre « ville » dans la ville –
une ville peuplée de morts. Mais l’altérité
prend ici, comme le relève Foucault, un sens radical : le
rapport au temps s’y transforme totalement – c’est,
dans la partie basse, davantage qu’un certain xixe siècle
qui s’y trouve figé – quelque chose comme un
« âge de la tuberculose » qui y est éternisé
ou fossilisé. Et, un peu plus haut, au Rebuquet, un arrêt
sur image, celle de la scène répétée
à l’infini où les troupes coloniales sont envoyées
à l’assaut des tranchées allemandes, en première
ligne, et où ces poilus aux noms « indigènes
» venus d’ailleurs (inscrits sur une pauvre plaque,
sur chaque croix) tombent, et tombent et tombent sous le feu des
mitrailleuses (Malgaches, Marocains, Sénégalais…).
C’est ce monde « tout autre » où la mort,
les morts qui, comme chacun sait, ont tout leur temps, imposent
leur temporalité propre aux vivants, promeneurs, curieux,
photographes et filmeurs, qui s’y aventurent. Une sorte de
lenteur qui ralentit les gestes, fige les paroles, engourdit les
émotions trop vives, s’empare du flâneur et le
désoriente.
6C’est aussi que, contrairement à ce qui pourrait
être le cas dans le cimetière d’un village familier,
tous ses repères se trouvent, en ce lieu, abolis : la société
des morts qui s’y trouve rassemblée est, à tous
égards, une anti-société : rassemblée
non pas par les lignages, les alliances, les systèmes de
parenté, les proximités mais par un étrange
et fatal signe de connivence, une « marque » commune
– la tuberculose. Une anti-société ou une société
autre, cosmopolite, venue de tous les horizons européens,
nord-américains et dont la multitude des épitaphes
dans toutes les langues et écritures signale la diversité
des provenances, des conditions, des fois religieuses. Une société
de la maladie qui, lentement ou rapidement, inéluctablement,
ronge et conduit à l’issue fatale et qui, poussée
par l’espérance d’un répit, d’un
sursis, est venue s’échouer sur ce promontoire et mourir
au milieu de tant de beauté. Une société dépourvue
de toute consistance organique, bien sûr : le poète
anglais y côtoie la comtesse russe, l’étudiant
allemand, le commerçant tchèque, le diplomate polonais
– l’aisance matérielle, condition d’un
déplacement et d’une installation aussi coûteux,
demeurent l’unique trait d’union entre tous ces morts
dont, souvent, la tombe, même en ruines, conserve la trace
plus ou moins pompeuse de la condition patricienne. Ces morts-là,
venus d’ailleurs, exilés par la phtisie, reposent seuls,
contrairement à leurs voisins des caveaux mentonnais, avec
leurs assortiments de fleurs en plastique et leurs patronymes à
consonance italienne qui, eux, dorment en famille, serrés
les uns contre les autres. Mais c’est bien à une sorte
d’« anti-ville » des morts que l’on a affaire
: une « ville » où les caveaux figurent les maisons,
les allées parsemées de graviers les rues, et la petite
chapelle orthodoxe construite à la mémoire du Prince
Troubetzkoy, un proche du Tsar de toutes les Russies, le lieu de
culte destiné à accueillir les fidèles…
7Plus haut, le « carré du souvenir français
» raconte une histoire refoulée, déniée
– celle des « indigènes » mobilisés
lors de la guerre impérialiste, pour une cause qui leur est
totalement étrangère. Longue litanie de noms malgaches,
souvent écorchés, incomplets (pas de prénom)
et qui donne à imaginer le calvaire de ces jeunes hommes
arrachés à leur tropique natal pour aller crever de
pleurésie dans un hôpital militaire ou encore, l’Armistice
signé, succomber à la grippe espagnole sur ce bord
de Méditerranée…
8Tout s’inverse en ce lieu où ce sont les morts, qui,
couchés sur leur promontoire observent, « surveillent
» de leur œil éteint l’agitation des vivants,
en contrebas ; où ils se trouvent rassemblés par un
« principe » qui défie toutes les règles
et taxinomies en vigueur dans les sociétés modernes
: le bacille de Kock par opposition à l’appartenance
à une même communauté locale ou nationale…
Comme lieu, ce cimetière est un espace flottant qui met à
mal les logiques territoriales. Il est d’ailleurs situé
sur les confins effrangés de l’État-nation français
à laquelle Menton n’appartient que depuis 1860, où
les habitants du cru continuent de s’exprimer dans un dialecte
qui doit davantage à l’italien qu’au français
et où, les week-ends, l’italien des visiteurs venus
en voisins de Vintimille et ailleurs emplit l’espace sonore
de la rue…
9On voit bien ici que l’hétérotopie n’est
pas seulement un « espace autre », mais aussi un espace
voué à la différence, c’est-à-dire
à différer d’avec les espaces ordinaires, à
faire surgir l’élément d’un différend
avec eux : le cliché du « temps arrêté
» dans le vieux cimetière de Menton peut retrouver
une certaine vigueur si l’on lui assigne une portée
critique : le cimetière devient ce lieu où l’on
sera moins porté à s’apitoyer sur les «
pauvres morts » moissonnés par une maladie qui, sous
nos latitudes, a cessé de répandre la terreur et l’effroi
(même si elle est loin d’être éradiquée
et au contraire continue de faire cortège à la pauvreté
et la misère) qu’à s’établir dans
une position critique face à ce qui prospère sous
nos pieds : le règne de l’argent facile, de la vulgarité
des nouveaux riches, un monde d’oisifs amoureux de leurs animaux
de compagnie mais sans aménité pour ceux qui les servent
– la plèbe innombrable des « personnels de service
». L’hétérotopie devient alors le lieu
du retrait non pas blasé ou résigné, mais ironique
et lucide. Ce lieu insolite où l’on se sent mieux en
compagnie des morts que des vivants. Mystérieusement «
en communion » avec ces morts, d’autant plus que l’on
s’éprouve étranger au monde clinquant qui s’expose
en contrebas.
10Je veux dire par là que le mort, « habitant »
de cette ville hétérotopique, le cimetière,
devient le compagnon idéal, idéal et paradoxal, d’une
muette méditation, d’une muette protestation contre
les formes contemporaines de la vie, contre la laideur de cette
modernité là, dans cette topographie-là –
celle de cette Côte d’Azur-là, monde de maîtres
et de serviteurs, de riches et de pauvres jusqu’à la
caricature, monde « romain » en somme auquel ne manquent,
mais de peu, que les esclaves et les combats de gladiateurs. «
La vie », étrangement, semble s’y déplacer
du côté des morts tant la futilité y trame le
présent de ce monde sans épaisseur, y arrête
le temps dans une sorte d’artifice du loisir perpétuel
– et vide.
11Car qu’est-ce qu’un mort, au fond ? C’est une
personne humaine qui est dissociée de son corps. Une personne
humaine dont les formes de « vie », ultérieures
à son décès, peuvent être innombrables
– on ne meurt jamais tout à fait, pour autant qu’on
appartient à une communauté –, mais en tout
cas se produisent dans l’élément de, ou à
la condition de cette dissociation de la personne d’avec son
corps. Un mort, c’est donc, selon une tradition philosophique
et religieuse immémoriale, aux multiples facettes, une personne
émancipée de son corps. Il y a donc un très
fort paradoxe à venir faire communauté avec les morts,
à venir philosopher avec eux sur les mauvais plis du contemporain,
de l’époque – là où précisément
sont conservés ces “restes” qui constituent le
plus inessentiel dans la vie d’un mort ; là, où,
comme dit Foucault, un espace est assigné à un corps
– celui du tombeau. Pour Foucault, en effet, ce sont «
le miroir et le cadavre qui assignent un espace à l’expérience
profondément et originairement utopique du corps »,
c’est-à-dire l’astreignent à une condition
d’unicité topologique – en lui donnant son lieu,
unique et « sans recours ». Pour le reste, l’expérience
du corps est, chez les humains, intrinsèquement utopique
: elle est celle du corps qui se transforme, se diffracte, se dissocie,
du corps qui, littéralement n’a pas de lieu. Je cite
: « Mon corps, c’est comme la Cité du Soleil,
il n’a pas de lieu, mais c’est de lui que sortent et
que rayonnent tous les lieux possibles, réels ou utopiques
».
12L’accent porté par Foucault sur la condition utopique
du corps nous permet de découvrir, de dévoiler ce
qui constitue le faux-semblant de tout cimetière, tout particulièrement,
ici, du vieux cimetière de Menton : ce qui fait d’un
cimetière une hétérotopie ou, plutôt,
ce qui lui permet d’être, en puissance, une hétérotopie,
c’est qu’il n’est pas, en réalité,
et contrairement aux apparences, un dépôt de cadavres,
de dépouilles humaines. Les corps n’y reposent pas,
n’y sont pas conservés, ils y disparaissent, s’y
dispersent, en retournant à la terre, pour laisser la place
aux morts dont la présence se manifeste par la permanence
de leurs noms propres, leur persistance bien après que les
corps se soient dispersés. Un cimetière est donc bien
un lieu habité par des morts et non pas peuplé de
cadavres, que l’on peut venir côtoyer, auxquels les
proches rendent visite, à la Toussaint ou tous les jours
– il y en a même auxquels ceux qui souffrent sans fin
de leur perte viennent parler, confier leurs douleurs et leurs secrets.
13Et donc, au vieux cimetière de Menton, ce qui va me porter
à faire communauté avec ces morts, à partager
avec eux mon aversion de ce qui se joue un peu plus bas dans la
petite ville si douce, si attachante encore au temps de mon enfance
et désormais profanée par le tourisme processionnaire
et l’horreur ploutocratique, c’est ce que j’appellerai
le partage de la désinscription, de l’exil, du déracinement
: venus de tous les horizons, de toutes les langues, de toutes les
conditions, de toutes les croyances auxquels les a arrachés
un fléau ou un autre – la tuberculose, la guerre mondiale
–, opulents commerçants d’Europe centrale, dame
de compagnie de l’impératrice russe ou aussi bien pauvres
conducteurs de troupeaux des plateaux malgaches, bergers de l’Atlas
marocain – tous me sont proches, dans leur condition d’acosmiques,
d’expatriés venus reposer sur le promontoire de cet
autre cimetière marin d’où, par temps clair,
se distingue la silhouette noire et escarpée de la Corse,
au loin… Oui, avec eux, je peux partager le secret de la rancune
tenace que m’inspire le désastre de ce lieu qui a enchanté
mon enfance, et aussi, pourquoi le cacher, l’angoisse que
m’inspire la disparition annoncée, en ces lieux, de
mes parents.
14Or ce lieu, le vieux cimetière de Menton, m’est
précieux, ces morts mes compagnons me sont précieux,
pour la raison même que dit Foucault, dans un autre texte
intitulé « Les hétérotopies » :
« On ne vit pas dans un espace neutre et blanc ; on ne vit
pas, on ne meurt pas, on n’aime pas dans le rectangle d’une
feuille de papier. On vit, on meurt, on aime dans un espace quadrillé,
découpé, bariolé, avec des zones claires et
sombres, des différences de niveaux, des marches d’escalier,
des creux, des bosses, des régions dures et d’autres
friables, pénétrables, poreuses ». On vit, donc,
dans des espaces différenciés, variablement investis,
susceptibles donc de s’hétérogénéiser.
Foucault, encore : « Or, parmi ces lieux qui se distinguent
les uns des autres, il y en a qui sont absolument différents
: des lieux qui s’opposent à tous les autres, qui sont
destinés en quelque sorte à les effacer, à
les neutraliser ou à les purifier. Ce sont en quelque sorte
des contre-espaces ». Et, ajoute encore Foucault, renouant
avec le motif de l’enfance que j’ai mobilisé
plus haut, les enfants, tout particulièrement, « les
connaissent bien », ces lieux et font de leur investissement
un mode de vie – le jardin, le grenier, la tente d’Indien,
le grand lit des parents, etc. Thématique benjaminienne,
s’il en fût.
15En nous déplaçant du côté de l’hétérotopie
– un tout petit pas y suffit parfois, mais un long voyage
n’y pourvoira pas nécessairement –, nous nous
mettons en position de différer d’avec le présent.
La raison pour laquelle les cimetières ont, dans nos sociétés,
une forte charge hétérotopique est bien évidente
– la différence du mort d’avec le vif n’est-elle
pas le paradigme de toute différence, en un sens non pas
relatif mais absolu ? En ce sens, l’omniprésence des
cimetières (un phénomène qui nous est si familier
que nous ne le remarquons même plus) dans nos villes rend
manifeste l’évidence de cette inscription d’une
véritable pulsion hétérotopique au cœur
de notre condition : plus rigoureusement nous sommes « territorialisés
», assignés à une multitude de tâches,
de fonctions, de définitions, de normes, et plus est impérieux
notre désir d’échappée vers ces «
espaces autres ». Tout, dans ces conditions, est susceptible
de se voir doté d’un devenir hétérotopique,
à la mesure même où rien n’est assuré
de persévérer dans un être hétérotopique
intrinsèque… De ce point de vue, je serais porté
à insister davantage que ne le fait Foucault sur le devenir
hétérotopique, davantage que sur la condition hétérotopique.
Envahi par des hordes de touristes bruyants et filmeurs compulsifs,
ce qui doit être le cas autour du 15 août, le vieux
cimetière de Menton cesse d’être une hétérotopie,
tout comme le carnaval, événement hétérotopique
par excellence, dès l’instant où, comme celui
de Nice, il se transforme en business géré par le
comité des fêtes local… Inversement, tout ou
à peu près tout peut devenir une hétérotopie,
à condition d’être saisi par un processus de
différenciation au fil duquel l’unité du territoire
habité va se briser, la continuité va faire place
à des jeux d’opposition entre le familier et l’étrange,
le partagé et le secret, l’ordinaire et l’extraordinaire,
etc. De ce point de vue, on pourrait dire tout simplement qu’il
y a des hétérotopies, que de nouvelles hétérotopies
apparaissent sans cesse au fur et à mesure que d’autres
disparaissent en se « territorialisant » – tout
simplement parce que le vivant est porté à s’hétérogénéiser,
à varier, à se singulariser en différant, etc.
– Canguilhem, entre autres.
16Pas d’hétérotopies, de ce point de vue, sans
processus de subjectivation – chacun a ses hétérotopies
« personnelles » plus ou moins parfaites et qui le seront
moins pour d’autres – ou pas du tout… Chacun a
son petit « trésor » personnel d’hétérotopies
– chacun pouvant être un sujet individuel ou un groupe
de dimension variable.
17Exemples – personnels, donc :
La foire du livre de Ruynes en Margeride, dans le Cantal, tous
les 14 juillet : un rite, je m’en réjouis à
l’avance, le trajet (on n’entre pas dans une hétérotopie
comme dans un moulin, rappelle Foucault), un « autre »
14 juillet (sans bal ni fanfare) la quête du livre rare, de
l’occasion providentielle qui, à son tour, va susciter
une bifurcation hétérotopique, détourner des
programmes de lecture soigneusement fixés à l’avance…
Mais aussi l’occasion d’un partage avec les amis, d’une
initiation… Une hétérotopie éphémère,
mais récurrente… On se désole quand on ne peut
s’y rendre, pour cause de maladie, de déplacement à
l’étranger…
Un village aborigène depuis longtemps réabsorbé
par la forêt, sur les traces infimes duquel nous conduisent
les derniers des Bunun (un peuple « premier » de l’île,
dans la montagne de Taiwan). La marche de plusieurs heures qui y
conduit, éprouvante, inquiétante, prend une allure
de parcours initiatique. Et lorsqu’on y parvient – rien
ou presque, si ce n’est l’émotion perceptible
de nos guides : ici ont vécu les leurs, il y avait même
une église, une école – avant que l’armée
japonaise ne les en chassent afin de les regrouper, tactique familière
de tous les colonisateurs, dans des « villages » sous
contrôle. Chasseurs acharnés aujourd’hui encore,
nos amis Bunun ont inscrit ce lieu secret sur leurs parcours invisibles.
L’âme de leurs ancêtres l’habite, quand
bien même nous n’y verrions qu’un entrelacs de
buissons et d’arbres centenaires.
Tout bon cinéma, tout bon film cultivent silencieusement
leurs hétérotopies, agence sur elle ses lignes de
fuite. Ainsi, dans La question humaine de Nicolas Klotz et Elisabeth
Perceval, film au sujet particulièrement lourd et grave –
de la « rationalisation » de l’organisation du
travail dans l’entreprise aujourd’hui à la production
industrielle des cadavres. Mais voici que, sans qu’aucune
nécessité narrative impérieuse l’impose,
surgit le motif hétérotopique – une cave vouée
au grand art du flamenco, un bar où officient des filles
libres et rieuses, une île improbable où s’improvise
une rave-party, un petit restaurant ouvrier de province où
l’on aimerait avoir ses habitudes… autant de lieux autres
et qui nous suggèrent : non, la boucle n’est pas bouclée,
notre histoire, passé, présent, futur n’est
pas totalement enfermée dans le sombre paradigme que construit
le film…
18 Bref : un ailleurs est toujours possible. Dans la découverte,
la pratique d’une hétérotopie, nous éprouvons
notre capacité, notre puissance de différer d’avec
nous-mêmes – et le monde. Foucault, ici, avec ce motif
apparemment mineur dans son travail, « croise » Deleuze
une fois encore, non sans réveiller Nietzsche – rien
de moins !
Bibliographie
Michel Foucault, Le corps utopique, les hétérotopies,
avec une présentation de Daniel Defert, Lignes, 2009.
Alain Brossat, «Le cimetière comme hétérotopie»,
Revue Appareil [En ligne], Articles, Varia,
URL : http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=1070
Auteur
Alain Brossat Professeur université Paris VIII
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