|
Origine : http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=1140
Nous formons nos pensées, énonçons des jugements
et parlons, remarque Paul Veyne, de l’intérieur d’un
bocal aux parois transparentes dont nous ignorons l’existence.
Aussi éprouvons-nous une grande incrédulité
face aux conditions différentes dans lesquelles d’autres,
enfermés dans d’autres bocaux, forment leurs pensées,
énoncent des jugements, parlent. Nous passons d’un
bocal à l’autre, parfois, mais subrepticement, sans
nous aviser que les conditions qui rendent possibles nos pratiques
du vrai et du faux ont changé. Nous sommes de bien étourdis
poissons rouges ou batraciens…
Cet article présente quelques unes des conséquences
de cette proposition, appliquée à la façon
dont nous envisageons la question du « droit à la vie
» aujourd’hui, dont nous problématisons l’immunisation
nécessaire, sans restriction ni exclusion, du vivant humain
– et au delà, de toute forme de vie. Il rappelle combien
cette approche s’est récemment imposée à
nous et contraste avec toutes sortes d’énoncés
qui, hier encore, faisaient autorité…
1Au fond, l’acharnement quelque peu compulsif avec lequel
nous sommes aujourd’hui portés à affirmer que
toute forme de vie doit être en mesure de faire valoir ses
droits et être protégée est l’écran
qui nous masque un terrible secret : ce n’est que d’hier,
à peine, que nous sommes devenus si « vertueux »
et sensibles, en la matière, au point de nous scandaliser
des images violentes de gavage des oies et canards et de renoncer,
au nom du droit à la vie de ces malheureux animaux, à
consommer du foie gras. Hier encore, nous étions tous plutôt
de ce bois dont est fait un personnage comme ce propriétaire
de troupeaux énergique et borné incarné par
John Wayne dans La rivière rouge : portés tout naturellement
à considérer un troupeau comme de la viande sur pied,
donc un capital, destiné à faire du « good beef
» et à « make men strong » – rien
d’autre 1.
2Ici encore, les brutales ruptures de niveau qui se manifestent
dans l’ordre des discours, des représentations et des
sensibilités sont, pour nous, extraordinairement éprouvantes.
Comme aime à le dire Paul Veyne, nous pensons et parlons
à l’intérieur d’un bocal aux parois transparentes,
donc nous ne voyons pas le bocal lui-même, nous n’avons
pas conscience de la façon dont il enferme tous nos discours,
nous nous étonnons seulement (nous amusons, nous scandalisons…)
des énoncés que d’autres ont pu former dans
d’autres bocaux – et quant à la question de savoir
comment l’on passe d’un bocal à l’autre
– nous n’en avons pas la moindre idée 2. C’est
précisément la raison pour laquelle se manifeste cette
propension si vive à rétablir de la « pensée
magique » dès lors que nous avons à franchir
ce pont aux ânes épistémologique – comment
se produit l’opération du passage d’un ordre
de discours à un autre, d’un régime d’énonciation
du vrai à un autre ?
3Voyons cela. D’un jour sur l’autre, pratiquement,
Alexis Carrel, prix Nobel de médecine en 1912 pour ses expériences
sur les tissus et les vaisseaux sanguins, s’est transformé
de héros de la science et figure éminente de l’humanisme
contemporain en esprit maléfique ayant part liée avec
toutes les horreurs de la première moitié du xxe°siècle
– ceci vers la fin des années 1980. On s’est
mis à débaptiser force rues, écoles et piscines
portant son nom et on s’est avisé que ce best-seller
absolu qui circulait de main en main, de génération
en génération, depuis les années 1930 –
L’Homme cet inconnu – n’était rien d’autre
qu’une sorte d’écrit nazi propageant le pire
de l’eugénisme négatif3. D’un jour sur
l’autre, en effet, une petite phrase passée inaperçue
aux yeux de milliers et de milliers de lecteurs a brusquement sauté
d’entre les pages comme un diable et s’est mise à
brûler la rétine des contemporains ; une phrase qui
disait qu’une politique responsable d’amélioration
de la qualité de la « race » française,
une politique hygiéniste et sanitaire conséquente
et moderne, supposait que l’on affronte sans faiblesse la
question de la vie humaine déficiente, de mauvaise qualité,
susceptible d’affaiblir la « race » – le
problème des débiles mentaux, de ceux qui souffrent
de tares héréditaires et qui sont susceptibles de
contribuer à la dégénérescence de la
population dans notre pays ; ceux-là, statuait Carrel, comme
en passant, il faudrait avoir le courage de les « éliminer
», sur un mode bien sûr humanitaire et indolore –
par le « gaz », précisait-il encore – et
c’est là, précisément, que prit racine
sa déchéance posthume. Le crime rétrospectif,
rétroactif de Carrel, inspirateur direct au demeurant de
toutes sortes de savants respectés dont l’étoile,
elle, n’a pas pâli, comme Jean Rostand, est distinct
: il pense, en savant, en publiciste, en bio-politicien, si l’on
veut, il pense ces questions à l’intérieur d’un
bocal que nous avons résolument rangé sur l’étagère
des horreurs du passé ; il pense ces questions aux conditions
de l’énoncé mis en forme par le « grand
discours » (pas seulement une doctrine) de l’eugénisme
: l’amélioration de la qualité du vivant humain
passe non seulement par le développement d’une politique
d’encadrement sanitaire renforcée, de développement
de l’hygiène et des vaccinations, elle passe aussi
par le combat énergique contre les facteurs de dégénérescence,
notamment par la stérilisation des sujets tarés, voire
la « mise à l’écart » de ces catégories
que l’on peut identifier comme de qualité déficiente,
irrécupérables de ce point de vue, des catégories
qu’un certain intégriste eugéniste (l’eugénisme
négatif) ira jusqu’à décréter
« indignes de vivre ».
4Quoi qu’il en soit, Carrel, dans L’Homme cet inconnu,
ne fait jamais que livrer une version un peu musclée du programme
fondamental selon lequel le « faire vivre » de la partie
saine de la population passe par des opérations de sélection
et de partage, susceptibles de prendre des formes infiniment variables4.
Et, « un jour », cette vision des choses et les énoncés
qui en répondent deviennent odieux, insupportables, ils portent
la marque irrécusable du barbare. Mais comme nous sommes
incapables de rendre compte de cette opération par laquelle
nous passons d’un bocal à un autre, il nous faut organiser
toutes sortes de rites et d’exorcismes par lesquels nous allons
célébrer, si l’on peut dire, notre établissement
dans le nouveau bocal et nous séparer de tout ce qui peut
rappeler l’ancien – les discours et opérations
de séparation du vrai d’avec le faux qui y prévalaient.
Des rites et des exorcismes destinés, notamment, à
effacer la blessure narcissique que ce genre de saut d’un
bocal à l’autre inflige à notre continuisme,
notre philosophie spontanée du progrès, notre rationalisme.
La diabolisation de Carrel est ici bien commode, car elle nous permet
de nous débarrasser de l’encombrant problème
des discontinuités radicales, en matière d’ordre
des discours, et donc de l’épineuse question de la
relativité de nos énoncés et régimes
de vérités à un topos singulier – la
question de l’historicité de nos discours et de leur
inscription dans l’horizon du vrai et du faux, du juste et
de l’injuste. La question horriblement incommode, donc, de
la relation qui s’établit entre l’opération
de séparation du vrai et du faux et des conditions singulières
d’historicité. Ce n’est pas pour rien que Foucault
conçut un jour le projet de s’atteler à une
« histoire de la vérité »…
5Ce que dit Carrel fait moins de lui un double satanique du Dr
Mengele qu’un zélé fonctionnaire de la vérité
enfermé dans son bocal (qui n’est pas tout à
fait la même chose que « son temps »). La petite
phrase à retardement qui met le feu aux poudres un demi-siècle
après sa publication perd beaucoup de son poison propre si
on la met en relation avec ce qui fut une pratique routinière
durant la seconde guerre mondiale en France : l’abandon des
malades mentaux enfermés dans les asiles et considérés
pour la plupart comme incurables, comme du déchet humain,
à une mort lente, dans les asiles. Morts de faim, de cachexie
5. Ce qui singularise les nazis, parmi les nombreux acteurs de la
politique de séparation du vivant de qualité d’avec
le vivant indigne de vivre, c’est leur fanatisme d’entrepreneurs
des opérations de hiérarchisation, d’étiquetage
et de partage. Mais la « philosophie de la vie » qui
statue que le « faire vivre » des uns suppose la mise
à l’écart des autres, selon des modalités
pouvant aller de l’abandon plus ou moins concerté au
« faire mourir » industriel, ils la partagent avec quantité
de poissons et batraciens moins patibulaires, locataires du même
bocal – notamment parmi les élites scientifiques.
6L’ordre des discours « corrects » sur ce sujet
est balisé, d’un côté par les horreurs
extrêmes du programme T4 et les camions à gaz, certes,
mais, de l’autre, par la banalité d’un discours
« autorisé » dont voici un échantillon
: ces réflexions de sens commun formulées par Édouard
Toulouse, une sommité médicale de la fin du xixe°siècle
: « Le séjour de tous ces chroniques [les malades mentaux
enfermés à vie dans les asiles] inoffensifs dans nos
asiles où la vie est si dispendieuse est presque une extravagance
d’assistance, ainsi que l’a écrit un aliéniste
anglais. Pourquoi tant dépenser pour cultiver en serre chaude
et prolonger indéfiniment l’existence d’un si
grand nombre d’idiots et de déments ? Les uns n’ont
jamais pu donner, les autres ne pourront jamais plus donner aucun
profit à la société. Cette dernière
doit les assister congrûment [c’est moi qui souligne]
et réserver le reste de son argent pour les malades aigus
et pour tant d’autres infortunés, par exemple les enfants
abandonnés, qui sont un capital certain dont les revenus
dépasseront tous les sacrifices faits pour eux » (Rapport
sur l’existence des aliénés en France et en
Écosse, Conseil général de la Seine, 1898)
6.
7La virulence avec laquelle nous entreprenons, à la fin
des années 1980, de nous séparer d’Alexis Carrel,
en le brûlant en effigie, vise à surmonter (sur un
mode tant soit peu « magique », une fois encore) le
sentiment d’incrédulité horrifiée que
nous inspire notre extrême proximité avec ce passé
: celui où prévalait encore un régime de discours
ayant « la vie » pour objet, un régime selon
lequel s’imposait encore l’évidence des partages
entre ce dont il convenait d’améliorer le « faire
vivre » et ce qui pouvait être abandonné à
la mort (ou devait être voué à la mort). Le
précipice qu’il est bien difficile de contempler sans
succomber au vertige est donc celui-ci : dans le premier âge
de la biopolitique, s’impose cette approche de « la
vie » (entée sur des modes discursifs et des représentations
traditionnels) selon laquelle la prise en charge de la vie ne peut
être que sélective et fondée sur des opérations
de hiérarchisation ; cette règle ou ce régime
nous sont devenus insupportables dans la mesure où ils supposent
des « décrets » statuant sur le « déchet
» abject ou l’en-trop du vivant humain et sur le tri
entre le bon grain et l’ivraie de ce même vivant. En
tant, en effet, que notre « époque » (au sens
de « ce qui fait époque ») est celle qui nous
établit dans la position du « témoin d’Auschwitz
», c’est-à-dire de la catastrophe à laquelle
conduit, pensons-nous, ce mode de problématisation de «
la vie » par la première modernité biopolitique,
nous allons rejeter avec horreur et indignation toute notion d’un
tri bénéfique, d’une hiérarchie légitime,
d’un partage organisateur parmi les formes du vivant –
humain dans un premier temps, vivant tout court selon la dynamique
propre aux nouveaux énoncés qui acquièrent
ici force de loi. Nous allons « passer sur l’autre bord
», là où va s’imposer l’évidence
du « droit à la vie ».
8« Pendant des années et des années, écrit
Péguy dans Clio, pendant dix, quinze, vingt ans, pendant
trente ans vous vous acharnez à un certain problème
et vous ne pouvez apporter aucune solution et vous vous acharnez
à un certain mal et vous ne pouvez apporter aucun remède.
Et tout un peuple s’acharne. Et des générations
entières s’acharnent. Et tout d’un coup, on tourne
le dos [c’est moi qui souligne, A. B.]. Et le monde entier
a changé de face. Ni les mêmes problèmes ne
se posent plus (il s’en posera assez d’autres), ni les
mêmes difficultés ne se présentent, ni les mêmes
maladies ne sont plus considérables. Il n’y a rien
eu. Et tout est autre [c’est moi qui souligne, A. B.]. Et
tout est nouveau. Il n’y a rien eu. Et tout l’ancien
n’existe plus et tout l’ancien est devenu étranger.
9Et on ne sait plus de quoi on parlait […] [c’est moi
qui souligne, A. B.]. » 7
10La seconde modernité biopolitique sera celle qui établit
le postulat fondateur de l’indistinction entre les formes
de vie, « toute vie » proclamant son « droit »
et devant à ce titre être protégée. C’est
la raison pour laquelle, dans ce nouvel ordre des discours, des
notions comme celle de « race » (instrument d’opérations
de hiérarchisation brutales entre différents groupes
humains), de « dégénérescence »,
de « sang » (au sens biopolitique) ont subi un violent
discrédit 8.
11D’une façon toujours plus contraignante, nous allons
problématiser notre propre condition comme civilisée,
« humaine », en tant qu’elle fonde sa légitimité
sur ce postulat de sanctuarisation (qui n’est pas équivalente
ici à sacralisation) de toute forme de vie humaine. Pour
jouer pleinement son rôle en termes de production d’identité
ou d’inscription positive dans l’actualité, ce
postulat devrait pouvoir se présenter comme validé
par une longue tradition et inscrit dans une longue durée
– or, il n’en est rien, il est, tout au contraire, une
sorte de dernier cri, brusquement surgi dans l’après-coup
du méta-traumatisme nommé Auschwitz.
12S’il est une chose dont aucune espèce d’approche
historiciste ou positiviste de la formation des récits et
des discours sur le passé (mais aussi, sur « la vie
») ne puisse rendre compte, c’est bien de phénomènes
absolument déroutants comme l’absence d’une ligne,
d’un mot évoquant ce qui, pour nous, est le fait marquant
de l’époque, celui qui surplombe tous nos discours
sur le passé récent et la vie aussi bien – la
Shoah, donc – dans tel manuel scolaire consacré dans
les années1960 au monde contemporain et publié sous
la houlette de sommités de la discipline historique contemporaine
ou, aussi bien, dans tel classique de la philosophie morale de l’après-guerre
9.
13En effet, s’il s’agit de faire référence
à l’ancienneté des discours, ce qui frapperait,
une fois encore, ce serait bien la façon dont nos systèmes
d’évidences contemporains (sur ces questions de «
la vie ») se construisent tout entiers au rebours des certitudes
et routines discursives anciennes. Dieu sait (façon de parler)
à quel point l’impératif de la « protection
de la vie » a dû devenir catégorique et être
placé hors de portée de toute discussion pour que
l’action des aventuriers de l’Arche de Zoé, au
Tchad, fin 2007, début 2008, puisse apparaître comme
une entreprise vertueuse mais maladroite de sauvetage de vie fragile,
plutôt que comme un acte de brigandage néo-colonialiste,
vénal et cynique. C’est que l’enfance est devenue,
par excellence, cette forme de la vie qui se doit d’être
protégée, envers et contre tout et que toute action,
aussi litigieuse fût-elle, qui fait recours à un tel
alibi tend à devenir, par pur automatisme, hautement louable…10
14Pourtant, Rousseau, fondateur, nous serine-t-on, de l’éducation
moderne et grand ami de l’enfance, ne voyait pas du tout les
choses ainsi : parmi les enfants auxquels il s’intéressera
pour les faire profiter de ses principes éducatifs révolutionnaires,
il opère d’emblée un tri impérieux :
« Je ne me chargerais pas d’un enfant maladif et cacochyme,
dût-il vivre quatre-vingts ans. Je ne veux point d’un
élève toujours inutile à lui-même et
aux autres, qui s’occupe uniquement à se conserver,
et dont le corps nuise à l’éducation de l’âme.
Que ferais-je en lui prodiguant vainement mes soins, sinon doubler
la perte de la société et lui ôter deux hommes
pour un ? Qu’un autre à mon défaut se charge
de cet infirme, j’y consens, et j’approuve sa charité
; mais mon talent à moi n’est pas celui-là :
je ne sais point apprendre à vivre à qui ne songe
qu’à s’empêcher de mourir [c’est
moi qui souligne] » 11.
15Pour Rousseau, en effet, vivre ne saurait être équivalent
à « se conserver », vivre ne prend sens et ne
s’inscrit dans un horizon axiologique que pour autant que
cela consiste à affronter le négatif – à
commencer par l’exposition à la mort, la maladie et
la douleur. Un enfant ne deviendra donc un vivant qualifié
(dont la vie ait une valeur et qui soit capable de l’affirmer
comme singularité) que pour autant qu’il aura appris
à affronter la fragilité de sa condition et sa constante
exposition au risque de la mort : « Faute de savoir se guérir,
que l’enfant sache être malade : cet art supplée
à l’autre [la médecine], et souvent réussit
beaucoup mieux ; c’est l’art de la nature. Quand l’animal
est malade, il souffre en silence et se tient coi ; or on ne voit
pas plus d’animaux languissants que d’hommes »
12. Aussi bien, insiste Rousseau sans ménagement, la notion
d’une valeur intrinsèque de chaque vie humaine commençante,
laquelle impliquerait la nécessité d’une prise
en charge active et constante de toutes, n’a pas de sens :
en effet, « des enfants qui naissent, la moitié, tout
au plus, parvient à l’adolescence ; et il est probable
que votre élève n’atteindra pas l’âge
d’homme… » 13. Une remarque qui suffit à
nous rappeler les conditions matérielles, sanitaires, environnementales
qui forment l’a priori nécessaire de notre propre philosophie
du « droit à la vie ».
16L’hostilité persistante que Rousseau manifeste à
l’endroit de la médecine, art faux et artificieux pour
lui, tient à son attachement à ce principe (qui installe
sa philosophie de « la vie » aux antipodes de celle
qui prévaut en notre époque) : la vie de chacun des
vivants est, pour l’essentiel entre les mains de la nature
et elle doit le rester ; c’est en affrontant avec ses propres
forces, avec son propre courage et sa propre énergie ce qui
menace son intégrité, sa santé, sa vie, qu’un
individu devient « un homme » présentant une
qualité véritablement humaine ; c’est donc mettre
le doigt dans un bien dangereux engrenage que de confier le soin
de sa santé et de sa vie à la médecine : «
Je ne sais, pour moi, de quelle maladie nous guérissent les
médecins, mais je sais qu’ils nous en donnent de bien
funestes : la lâcheté, la pusillanimité, la
crédulité, la terreur de la mort : s’ils guérissent
le corps, ils tuent le courage […] C’est l’amusement
des gens oisifs et désœuvrés qui, ne sachant
que faire de leur temps, le passent à se conserver […]
Il faut à ces gens-là des médecins qui les
menacent pour les flatter et qui leur donnent chaque jour le seul
plaisir dont ils soient susceptibles, celui de n’être
pas morts. » 14
17La vie, donc, comme vie vécue, se doit de se maintenir
au plus près de la nature, sans que des interventions artificieuses,
comme le sont le plus souvent celles des médecins, ne viennent
perturber ce cours naturel des choses. Pour l’essentiel, dit
Rousseau, « la nature a, pour fortifier le corps et le faire
croître, des moyens qu’on ne doit jamais contrarier
». Mais le libre jeu des forces naturelles n’exclut,
évidemment, ni la maladie, ni la douleur, ni le risque de
la mort prématurée. Ces possibilités, l’homme
doit les envisager et les accepter comme inhérentes à
sa condition. Mieux, elles sont inséparables de son statut
moral, de ce qui va le faire passer de la condition de vivant simple
à celle de sujet moral : « L’homme qui ne connaîtrait
pas la douleur, ne connaîtrait ni l’attendrissement
de l’humanité, ni la douceur de la commisération
; son cœur ne serait ému de rien, il ne serait pas sociable,
il serait un monstre parmi ses semblables » 15.
18Insensibilisation physique, immunisation contre la douleur, et
insensibilisation morale, indifférence croissante au malheur
d’autrui vont donc de pair ; Rousseau voit ici loin vers l’avant,
en décrivant au fond par anticipation le processus de la
civilisation de la modernité occidentale comme un procès
d’insensibilisation générale. Au reste, la sagesse
dont il se fait l’avocat consiste à exhorter les hommes
à accepter pleinement leur condition de mortalité,
dans tous ses aspects, pour autant que celle-ci est une condition
naturelle, et à réinterpréter ce qui, en première
approche, apparaît comme un indice d’imperfection, un
trait de fragilité, comme le moyen par lequel l’humain
peut affirmer sa qualité propre, développer ses potentialités
morales et, finalement, accéder au bonheur – «
Si l’on nous offrait l’immortalité sur la terre,
qui est-ce qui voudrait accepter ce triste présent ? »16.
Mortalité, finitude de l’homme, imperfection, condition
d’exposition et susceptibilité d’être affecté
propres à l’humain sont donc pour Rousseau les facteurs
qui sont établis au fondement d’une valeur propre et
singulière de l’être humain. Ce qui signifie
que, dans cette perspective, des différenciations se produisent
au sein du vivant, entre le vivant humain et le vivant animal notamment,
mais à l’intérieur du vivant humain lui-même
aussi : des puissances de vie différenciées se manifestent,
des « chances » de vie aussi, car tel est l’état
des choses naturelles, intangible et immuable. La référence
à ces prétendus invariants va, bien sûr, subir
un vigoureux démenti dans tout le cours de notre modernité,
puisque l’on y assistera au déplacement incessant de
la ligne de partage entre ce qui est, en matière de prise
en charge du vivant (par nous-mêmes), abandonné au
cours des choses (à la nature ou « au destin »,
si l’on veut) et ce sur quoi nous allons exercer une action
régulatrice, transformatrice, nous assurer des prises, voire
assurer une maîtrise. Si bien que la charge de Rousseau contre
la médecine « utile à quelques hommes, mais
funeste au genre humain » suscitera aujourd’hui comme
un sentiment d’incrédulité amusée. Mais,
d’un autre côté, c’est précisément
cette sorte de candeur anti-moderne, ce parti quasi-« diogénique
» en faveur de la vie naturelle contre la civilisation et
ses artéfacts (incluant les savoirs et les pratiques de la
médecine comme les attraits des spectacles) qui la dotent
de cette qualité de voyance grâce à laquelle
il décrit par avance cette pente subjective du procès
de modernisation : insensibilisation, immunisation, sanctuarisation
indistincte du vivant.
19Rousseau nous aide à comprendre la difficulté que
nous éprouvons à remettre nos pas dans ceux d’une
sensibilité, toute proche encore, mais antérieure
au « droit à la vie » entendu comme règlement
général des sensibilités, norme des pensées
et des énoncés corrects. Que des enfants meurent,
dit-il, et en nombre, c’est dans l’ordre des choses
; par conséquent, n’ayons garde de nous attacher trop
tôt aux enfants, ni à tous les enfants, notamment aux
enfants maladifs et geignards, bref ceux dont l’énergie
vitale apparaît déficiente. Proposition infiniment
choquante pour nous qui, en langue nietzschéenne, sommes
passés du côté des faibles et des victimes –
mais dont l’écho s’entend pourtant si couramment
en ce « monde d’avant »…
Alain Brossat
Notes
1 La rivière rouge, film de Howard Hawks, avec John Wayne,
Montgomery Clift… (1948).
2 Paul Veyne: Comment on écrit l’histoire suivi de
Foucault révolutionne l’histoire, Point Seuil «
Histoire », 1971. Également : Michel Foucault, sa pensée,
sa personne, Albin Michel, 2008.
3 Alexis Carrel : L’homme cet inconnu, Plon, 1935.
4 L’eugénisme négatif, avant d’être
érigé en doctrine par les nazis, a connu de beaux
jours dans les pays anglo-saxons et scandinaves. Voir à ce
propos Daniel J. Kevles : Au nom de l’eugénisme –
génétique et politique dans le monde anglo-saxon,
PUF 1995 et André Pichot : La société pure
– de Darwin à Hitler, Flammarion, 2000.
5 Voir à ce propos Max Lafont : L’extermination douce,
Le Bord de l’eau, Latresne, 2000.
6 Robert Castel : La gestion des risques, Minuit, 1981, p. 80.
7 Charles Péguy, Clio op. cit. supra. p. 266.
8 Voir à ce propos Drôle d’Époque n°
19, automne 2006, dossier « Figures politiques du sang ».
9 Le monde contemporain, manuel d’histoire destiné
aux classes terminales, publié sous la direction de L. Genet,
R. Rémond, P. Chaunu, A. Marcet, J. Ki-Zerbo, Hatier 1962.
Etienne Borne : Le problème du mal, PUF, 1958.
10 Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article
in Raison présente n° 166 « Les perversions du
pastorat démocratique ».
11 Émile ou de l’éducation, Garnier, 1961,
premier livre, p. 29.
12 Ibid., premier livre, p. 31.
13 Ibid., premier livre p. 61.
14 Ibid., livre premier p. 29.
15 Ibid., second livre, p. 73.
16 Ibid., second livre, p. 65.
Alain Brossat, «Le bocal de Veyne», Revue Appareil
[En ligne], Varia, Articles,
URL : http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=1140
|
|