|
Origine : http://www.combatenligne.fr/article/?id=601
Je présenterai donc, dans ce commentaire de La Blessure,
un certain nombre de notions comme celles de "dispositif d'arrêt",
"dispositif de ralentissement" dont j'essaierai de montrer
qu'ils sont destinés à frustrer des attentes, perturber
des habitudes, ne pas procurer des satisfactions attendues - et
qui consistent, en premier lieu, à ne pas "enchaîner"
comme le spectateur s'éprouve en droit d'attendre que le
cinéaste le fasse. J'essaierai de montrer comment le réalisateur,
en produisant ces arrêts ou en introduisant ces écarts
par rapport à des standards diégétiques, ouvre
des brèches dans lesquelles peut prendre corps l'inquiétude
du spectateur.
La Blessure est un film de fiction, ou plutôt, disons que
ce n'est pas un documentaire, bien que, comme dans d'autres films
de Klotz (Parias, notamment), y soit perceptible l'enjeu d'un "jeu"
- complexe - avec le documentaire. Les personnages sont imaginaires,
les décors ne sont pas réels - la zone d'attente de
Roissy où sont stockés les demandeurs d'asile, le
squat où échouent les deux principaux personnages
ont été reconstitués dans une immense usine
désaffectée du Kremlin-Bicêtre où sont
réalisés de nombreux films et téléfilms.
La scène de l'expulsion, avec l'avion, n'a évidemment
pas été tournée à Roissy. Donc, là
où le sujet appellerait plutôt un traitement documentaire
(soit selon un régime compassionnel, soit selon un régime
policier du récit, mettant en scène, donc, soit le
calvaire de ces candidats à l'asile ou à l'immigration,
soit le danger qu'ils représenteraient), il y a ce premier
trouble qui est produit, avec le choix de la fiction - fiction "décalée".
D'abord, bizarre fiction, où il y a si peu d' "histoire",
où la trame narrative est si mince. Cela peut tenir en peu
de mots : Blandine, arrive de la République démocratique
du Congo où sa vie était en danger et où elle
a dû laisser ses enfants, à son corps défendant
; munie de faux papiers, elle veut rejoindre son mari, un ancien
militaire menacé dans son pays, demandeur d'asile en France.
A Roissy, elle a juste le temps de téléphoner à
celui-ci pour signaler son arrivée, et elle est placée
en zone d'attente. Au cours d'une tentative de reconduite forcée
par la Police aux Frontières (P.A.F.), elle est brutalisée,
blessée à la jambe et peut ainsi être extraite
de la Zone d'attente. Elle retrouve son mari dans un squat de la
banlieue parisienne où elle demeure longtemps prostrée.
Son mari cherche du travail et le film s'achève sur une longue
séquence où on le voit être acheminé
avec d'autres ouvriers au noir sur un chantier sur lequel ils vont
travailler hors de toute protection et de tout cadre légal.
C'est tout. Ce qui, on en conviendra, compose une trame narrative
un peu mince pour un film de plus de deux heures et demie.
Au reste, La Blessure est une fiction qui n' "invente"
guère : si le personnage de Blandine, est construit en tant
que conducteur du récit et non pas démarqué
directement d'une biographie singulière, les épreuves
qu'elle endure dans la zone d'attente de Roissy correspondent très
précisément à ce que tout un chacun peut lire
dans les rapports d'activité et d'observation des rares organisations
humanitaires qui ont accès à ce site - la CIMADE et
l'ANAFE : confinement forcé, refus de la part de la police
d'enregistrer les demandes d'asile, humiliations, brutalités
physiques, insultes racistes et sexistes, reconduites expéditives,
refus de soins et manquements à l'hygiène, etc. La
fiction n'imagine rien elle donne seulement forme à ce qui,
pour la majorité des spectateurs, est l'inconcevable même,
elle présente l'intolérable, comme le faisaient, en
leur temps, les brochures du G.I.P. publiées par Foucault
et ses amis. Enfin, la plupart des acteurs du film ne sont pas des
professionnels, beaucoup d'entre ceux qui incarnent les personnages
de demandeurs d'asile ou de clandestins évoquent des parcours,
les destins de personnages réels qui leur ressemblent comme
des frères. La direction d'acteurs a tenu à éviter
tout ce qui s'apparenterait, précisément, à
des effets de dramatisation appelant les procédures réglées
d'identification du spectateur au personnage, sur une base compassionnelle
ou autre. De nombreux "figurants" ont été
recrutés directement dans un centre d'accueil, et transposent
ainsi directement leur propre expérience d'exilés
dans le film. Un long travail de préparation de chaque scène
avec les acteurs, notamment non-professionnels, a été
conduit par Elisabeth Perceval, destiné à éviter
tout effet de dramatisation convenu. D'où ces récits
de vie psalmodiés d'un ton égal, récits de
terreur et de mort, mais comme neutralisés par le refus du
pathos, transformés en pures dépositions ...
Donc, de façon très subtile, le réalisateur
va introduire dans sa fiction tout un "jeu" avec un style
ou un registre documentaire, en évidant la fiction, et en
donnant à voir et à entendre l'incompatibilité
entre les moyens courants de la fiction cinématographique,
entre les ficelles narratives qui la soutiennent ("boy meets
girl") et cela même dont il va être question dans
le film - la condition désolée d'une part d'humanité,
son rejet dans les cloaques d'une société d'abondance.
Mais, d'un autre côté, le réalisateur va adopter
une forme narrative telle que toutes les conventions du documentaire
standardisé d'aujourd'hui se trouvent rejetées.
Dans un entretien avec une journaliste, Nicolas Klotz dit : «
Le film est traversé par des questions liées à
la présence d'un corps interdit. Comment peut-on les regarder
? les filmer ? Au centre, il y a l'idée du droit à
l'existence ». Et en effet, ce qui frappe quand on voit ce
film, c'est qu'il est tout entier un film de corps, sur des corps.
Pas sur la chair, la peau, le visage, mais plutôt sur la viande
humaine. Corps entassés dans le cloaque de la zone d'attente,
corps saisis, captifs, entravés, violentés, blessés,
diminués, corps inertes, endormis, comme anesthésiés
par l'inaction aussi, puis à la fin, corps repris par les
logiques de l'exploitation, corps corvéables par les marchands
de travail. Chacun de ces corps apparaît enfermé en
lui-même, dans son problème, dans sa douleur, son calvaire.
Il n'y a pratiquement pas de dialogues, dans ce film et surtout
pas de champ-contrechamp en plan américain, pas de situation
d'interlocution et lorsque l'un de ces corps se met à parler,
c'est pour un soliloque plus ou moins long, un récit de désolation
qui vient se répercuter contre un autre abandonné
qui est là comme un témoin muet, le plus souvent hors-champ.
Le réalisateur s'efforce d'approcher, par les moyens propres
au cinéma, la question de l'acosmisme de ces existences sans
place ni emploi. Ce qui ne veut pas dire que ces corps soient filmés
sur un mode clinique, glacé ; au contraire, la caméra
les approche, les entoure, leur donne vie et épaisseur (beau
visage de Blandine, postures, regards, vêtures...) - tout
en dessinant très précisément toutes les contrariétés
qui s'opposent à leur expansion, à leur mobilité.
Ces corps rejetés dans le hors champ de la vie en commun
flottent dans une série de lieux non-lieux : zone d'attente,
halls d'aéroport déserts, squat sur le point d'être
démoli, ou bien encore ce bord de canal où se recrutent
les travailleurs du bâtiment au noir... Dans une séquence
forte, un jeune Africain se souvient du temps où il "habitait"
le monde, dans sa ville ou son village natal : il décrit
ce qu'était sa journée d'enfant, scandée par
l'école, les repas, les jeux, les devoirs, etc. Il témoigne
de sa découverte de ce que cet ailleurs rêvé,
la France, Paris, est infiniment pire qu'un exil : pas un ailleurs,
un nulle part ; il dit : je ne demande que le minimum pour ressembler
un peu aux autres. Et ce minimum (pouvoir se laver, avoir un toit
sur sa tête, manger, travailler), il ne l'a pas. Et donc,
dit-il, « chaque jour qui se lève, je perds quelque
chose. Je perds une partie de moi-même ».
Et donc, le problème de Nicolas Klotz, c'est de trouver
une forme filmique qui demeure solidaire de cette expérience
de l'excentrement radical, qui s'efforce d'en témoigner et
non pas de l'exhiber ou de la capter pour en faire un bon objet
de la distraction de la masse. Ce que le cinéaste va mettre
en place ici, c'est un dispositif qui est d'un seul tenant éthique,
politique et esthétique et qui repose, pour l'essentiel sur
un certain usage du plan fixe ou bien, si l'on préfère,
la mise en place de mécanismes d'arrêt et d'interruption
de la fluidité du récit, de ralentissement de la vitesse
de celui-ci. On remarque aisément que le film est à
peu près entièrement construit en plans fixes, plus
ou moins longs, animés ou non, qui prennent parfois l'allure
de véritables tableaux sans paroles, accompagnés de
bruits plus ou moins indistincts, sans que s'établisse une
cohérence immédiate entre les différents éléments
sonores et visuels ou cinétiques qui entrent en composition
dans ces scènes. Le statut de ces corps entravés,
englués, désoeuvrés, est restitué par
ce procédé d'immobilisation. Au lieu que le récit
se présente comme une "histoire" où ça
"enchaîne", d'un chapitre sur l'autre, d'une action
sur une autre, où une séquence vient éclairer
ou développer la précédente, où un rythme
soutenu s'installe, correspondant à une suite d'événements,
la succession des plans fixes va suggérer plutôt le
retour sans fin du même, du temps arrêté. D'un
plan à un autre, ça n'enchaîne pas au fil d'une
série d'actions dynamiques, c'est comme si on feuilletait
un livre dans lequel sont présentées des images saisies
sous des angles différents d'un même désastre
: un récit stratifié, feuilleté, d'où
sont bannies les enchaînements d'une scène à
l'autre qui relancent l'intrigue ou l'action et attribuent sa vitesse
propre au film. Il y a bien trois parties distinctes dans le film
(la Zone d'attente, le squat, le départ sur le chantier),
mais il n'y a pas de progression dramatique d'une partie à
l'autre, comme dans la forme classique du roman de formation. C'est
sans doute que le film relate moins une « expérience
» qu'une série d'épreuves dont l'issue demeure
des plus incertaines.
Klotz a très bien saisi cet enjeu de la vitesse des enchaînements
ou de la réglementation des rythmes. Il y a tout un règlement
implicite de la rythmique, dans les objets culturels contemporains,
comme il y a un règlement de la rythmique dans les transports,
dans les repas, les relations sexuelles, l'enseignement, etc. Et
ce règlement est, pour l'essentiel indexé sur l'accélération
constante des rythmes, sur la montée de la frénésie,
qui est l'autre visage de l'angoisse face au vide, de la panique
face à l'effacement des finalités, grandes et petites,
de la disparition de toute capacité contemplative ou de toute
valeur accordée à la contemplation par l'humanité
contemporaine. Ainsi, quand nous regardons un film, quand nous écoutons
une musique ou récit, nous anticipons sur un certain rythme,
nous sommes en attente de celui-ci. L'impatience, l'horreur des
temps morts, le besoin d'enchaînements rapides sont inscrits
au cœur de la condition métaphysique des contemporains,
en Occident. Un train qui arrive en retard déclenche des
fureurs spectaculaires et mobilise davantage d'affects qu'une tuerie
lointaine. Evidemment, cette accélération des rythmes,
cette demande de vitesse sont des trompe-l'œil. Les commerciaux
que l'on reconnaît dans les T.G.V. aux ordinateurs portables
extra-plats sur lesquels ils alignent leurs chiffres et leurs tableaux
sont pris dans une circulation incessante, des rythmes et des vitesses
qui font d'eux, au reste, des immobiles parfaits, en termes de vie
vécue : ils n'ont pas une seconde de plus qu'il y a vingt
ou cinquante ans à consacrer à la question des questions
- qu'est-ce bien vivre ?
Et donc, ce que suppose très judicieusement le film de Nicolas
Klotz, est ceci : cette régularité qui s'établit
dans la relation entre standardisation des rythmes qui scandent
une œuvre et le caractère plus ou moins exclusif de
denrée culturelle de cet objet. Presque toujours, "un
certain rythme", une certaine vitesse attendus pour programmer
des satisfactions réglées sont ce qui fait en premier
lieu d' un produit culturel un moyen d'apaisement de l'anxiété
partagée, plus ou distingué. C'est la standardisation
du rythme, et donc des enchaînements, qui, avec le caractère
ornemental de la musique, trahit en premier lieu le sophiste, le
faiseur plié aux conditions du négoce culturel. Voici
donc ce que nous rappelle La Blessure, en adoptant le parti du plan
fixe destiné à être éprouvé comme
languide par notre impatience native, celui de la quasi-absence
de musique, celui du "différemment" sans fin des
enchaînements. En introduisant dans ce travail d'artiste ce
qu'on pourrait aller jusqu'à appeler un "dispositif
anticulturel".
Ce moyen stylistique a pour effet de brider le récit, de
produire une sorte d'effet de vacance, voire de vacuité.
Les plans fixes sont toujours "trop longs", si on les
réfère à des standards ordinaires (ceux du
film politique entendu comme film d'action ou bien ceux du documentaire
social) et le spectateur ne tarde pas à s'impatienter de
ce que les choses "traînent" de la sorte. Le suspens
du temps, la production réglée d'une forme d'ennui
ou de frustration déplacent le spectateur du côté
des formes de vie acosmiques des réfugiés en l'arrachant
à sa condition "culturelle" propre - celle dans
laquelle il attend d'une denrée culturelle donnée
- en l'occurrence un film - des satisfactions standardisées.
Le rythme cassé par les plans fixes a pour effet de briser
les assurances du spectateur qu'un récit conventionnel porte
à voir de telles espèces (réfugiés,
clandestins, demandeurs d'asile) en position d'extériorité
- espèces exotiques, à plaindre ou à réprimer.
Le parti adopté par Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval a
pour effet que la désolation des demandeurs d'asile commence
à être le malaise du spectateur. C'est précisément
au moment même où le spectateur éprouve cette
frustration ou ce manque, se sent trompé sur la marchandise
qu'il se passe quelque chose. On est, avec ce procédé
d' "infiltration", voire de démoralisation, dans
un cas de figure proche de celui de la distanciation brechtienne,
même si le dispositif est ici bien différent : des
attentes doivent être déçues, des enchaînements
"promis" ne pas se produire pour que survienne le moment
critique - pour que le spectateur cesse d'être un consommateur
culturel et devienne un témoin "responsable" de
son actualité.
L'enjeu est donc bien de lutter contre un certain régime
d'esthétisation de la politique, et, plus précisément
d'une question ou d'un objet exposant des enjeux politiques denses.
Selon ce régime, non pas de type fasciste ou totalitaire
mais, disons, libéral-démocratique, un régime
de démocratie culturelle, se déploient des standards,
se mettent en œuvre des formes d'homogénéisation,
sont établis pour les artistes, notamment ceux qui travaillent
pour le cinéma et la télévision, des "cahiers
des charges". En effet, selon ces "grilles", le demandeur
d'asile ou le sans papiers est un personnage dont la valeur d'exposition
est infiniment moindre que celle du policier en lutte contre la
mafia ou de l'enfant séquestré par un pédophile
pervers. En principe, donc, si vous persistez à vouloir construire
votre histoire, qu'elle soit documentaire ou fictionnelle, autour
de ce type de personnage à faible valeur d'exposition, il
vous faudra trouver le moyen de compenser son peu d'aura par des
effets de dramatisation renforcés : beaucoup de violence,
en gros, ou alors, beaucoup d'amour et de sentiments - dans tous
les cas, beaucoup d'actions et d'aventures. Il faudra que ça
soit rapide, haletant, incarné par des acteurs à forte
valeur ajoutée, etc. Vous ferez, si vous avez beaucoup d'argent
et un nom, Terminal. Or, le film de Nicolas Klotz, c'est l'anti-Terminal
à tous points de vue.
C'est contre le type de "programme" qui vient d'être
résumé que se construit La Blessure : pas de "rythme"
(mais c'est un autre rythme, évidemment), pas d'histoire,
des enchaînements suspendus, des acteurs qui jouent tellement
en marge du jeu attendu que l'on en vient à oublier très
vite qu'il s'agit, pourtant, d'acteurs - professionnels ou non.
Donc, insistons sur le fait que dans ce film, le travail de l'art
se signale en premier lieu par l'activation de mécanismes
anticulturels ; mettre en place un dispositif anticulturel, cela
consiste à proposer une œuvre d'art qui, délibérément,
refuse au public sa ration de plaisir et de satisfactions des sens
et des sentiments attendus, cela consiste à introduire un
litige entre le réalisateur et le spectateur, à empêcher
le spectateur d' "adopter" le film en le percevant comme
l'objet même de ses désirs. Ce qui fait que le film
ne peut ainsi être "aimé" sans réserve,
qu'il suscite des sentiments mêlés - c'est cela même
qui lui donne son statut d'opérateur de la politisation de
la réaction du spectateur, cela même qui remplit le
programme énoncé par W. Benjamin : répondre
à l'esthétisation de l'art pratiquée par l'
"adversaire" par la politisation de l'art.
La Blessure est un film densément politique qui s'abstient
de tout prosélytisme. Le geste proprement artistique est
ici celui qui consiste pour le cinéaste à "casser"
son film de l'intérieur - comme un peintre qui lacère
le paysage qu'il vient de peindre ; par exemple, en introduisant
ces effets d'arythmie évoqués plus haut : une longue
séquence de violence extrême - le premier tiers, la
Zone d'attente, la reconduite aux avions, les brutalités
policières - et puis ce chiasme et cette interminable "stagnation"
du temps dans le squat... Effets de dissonance, de rupture d'harmonie
dans la conduite du récit. Le geste proprement politique
est celui qui consiste à priver le spectateur des bonnes
sensations qui lui reviennent quand il peut s'identifier sur un
mode humanitaire, progressiste et compassionnel aux victimes. Les
personnages des demandeurs d'asile, ceux qui racontent leurs parcours
d'enfer d'un ton monocorde et sans bouger ne suscitent aucune identification,
quand bien même le filmage leur donne pleinement vie et consistance.
En revanche, ce qui est proprement politique, c'est la présentation
non pas des "méchants" (les flics ou le mac...),
mais de la machine à séparer les deux mondes. Son
inexorable fonctionnement, ses régularités, ses effets...
Le film se refuse à jouer son rôle de miroir des bons
sentiments et de l'impeccable moralité du spectateur confronté
au douloureux spectacle de la misère du monde, il ne fond
pas dans la tête de l'homme compassionnel comme un bonbon
sucré. Mais en contrepartie, il l'installe dans l'après-coup
de la réflexion ou, si l'on veut, du ressassement bénéfique
: en produisant son effet d'incommodité durable, en entretenant
cette petite irritation lancinante qui revient par à-coups
dans l'après du film.
Il ne suffit pas de statuer que ce film traite de la violence,
en mobilisant des expressions convenues - violences policières,
violence de l'exclusion, etc. Ce qu'il faut comprendre, c'est le
trait de violence tout à fait spécifique qu'affronte
le travail de Klotz. Plus que les brutalités des policiers
qui réembarquent les demandeurs d'asile de force dans les
avions, plus même que les insultes racistes et sexistes, ce
qui nous met sur la voie, ici, ce sont d'une part les gants médicaux
portés par les policiers de la PAF lorsqu'ils entrent en
contact avec les demandeurs d'asile et de l'autre l'omniprésence,
dans la zone d'attente, des sas, des portes sans poignées
de portes, comme des portes de cellule. En effet, la violence dont
témoigne ce film me semble être avant tout celle de
la séparation de deux topographies: la "première",
dans laquelle vivent des personnes humaines qui habitent leur monde,
dont la vie est structurée et dans une certaine mesure garantie
par des réseaux d'appartenance et des codes de reconnaissance.
Et la "seconde", l'autre, dont la caractéristique
est qu'y vit une humanité constamment exposée - ne
bénéficiant pas des dispositifs immunitaires qui prévalent
dans le premier monde. Ce qui montre bien, soit dit en passant,
qu'il n'y a pas, sur notre planète, trois ou quatre "mondes"
("tiers-monde", "quart-monde"...), mais bien
deux mondes disjoints, qui se font face - un monde d'immunisation
et un monde d'exposition.
La violence dont se porte témoin le film de Klotz est donc
celle-ci : là où ses deux mondes se séparent
- ce qui veut dire aussi bien : là où ils entrent
en contact - , c'est l'enfer. La zone d'attente est l'un de ces
enfers, car c'est là que des corps qui incarnent sans médiation
le monde des exposés viennent s'échouer sur les récifs
du premier monde. Les demandeurs d'asile sont comme des fragments
d'épaves du grand naufrage enduré par le second monde
et qui viennent s'échouer sur les côtes du premier.
Et ceux dont la fonction est de rassembler, stocker ses épaves
portent des gants, se tiennent séparés de celles-ci
autant qu'ils peuvent, tant ils craignent les contagions, la souillure
qu'est susceptible de représenter un tel contact avec l'autre
monde.
Certes, il existe des points de passage entre les deux mondes.
Mais précisément, pour s'acheminer du second au premier,
il faut passer par nombre de filtres, d'épreuves de sélection.
Alors que le propre de ceux qui arrivent dans la zone d'attente
est, précisément, d'incarner la figure de l'irruption
du monde de l'exposition dans celui de l'immunité, irruption
sauvage, vécue par les immunisés comme une inconvenance
majeure. D'où la contre-violence inouïe que les policiers
de la zone d'attente opposent à cette irruption. Leur violence
n'est que l'effet mimétique de cette séparation vitale
entre les deux mondes - vitale pour les sanctuarisés. La
fureur policière ne se distingue pas ici de l'effroi qui
nous saisit chaque fois que se produit un de ces phénomènes
d'irruption, quel qu'il soit, propre à nous rappeler que
l'autre monde est là, si près et si loin de nous tout
à la fois.
Revenons pour finir sur le dispositif ascétique d'appauvrissement
volontaire dans ce film. On n'y trouve en gros que deux moments
où est brisée la règle du plan fixe et où
se présentent donc deux assez longs travellings : d'abord
la reconduite forcée des demandeurs à l'avion, au
début, et à la toute fin, le voyage en fourgonnette
vers le boulot au noir. Travelling avant dans le premier cas, arrière
dans le second. Ce que l'on doit noter, d'abord, c'est la nécessité
de ces exceptions à la règle du plan fixe ; ce sont
là deux moments clés du film, le premier en tant que
paroxysme de l'action violente de séparation des deux mondes
(« retourne crever dans ton pays ! »), l'autre en tant
que moment hautement équivoque, mais dans lequel, cependant,
peut se dessiner une brèche dans le temps arrêté
: Popi ( le mari de Blandine) a trouvé un travail, travail
d'esclave, certes, mais travail quand même. Donc, dans les
deux cas, la mise en mouvement de la caméra vient scander
ces deux moments-charnières - celui où la violence
de l'Etat devient vive, on l'on voit jusqu'où elle peut aller
dans le rejet des corps indésirables - et celui où
une sorte de retour à la vie du paria pourrait se produire.
Mais on remarquera que dans les deux cas, le cinéaste recourt
à la technique la plus "pauvre", la plus rudimentaire
qui soit, pour faire un travelling, celui qui consiste à
embarquer la caméra dans un véhicule et donc à
enregistrer tous les cahots, toutes les secousses... La violence
des situations est aussi enregistrée par ce moyen volontairement
appauvri, la fragilité, la précarité des vies
"embarquées" avec la caméra, dans ces véhicules.
Dans la dernière scène, avec cet interminable travelling
qui filme des paysages ingrats, des visages fatigués et anxieux,
la route, tandis que se fait entendre le long monologue de l'immigré
sierra-léonais décrivant son parcours d'errance et
tous les dangers encourus, le rapport entre l'épreuve subie
et le trait spartiate du filmage s'établit solidement.
On retrouve le même trait dans l'usage rare de la musique
: le chant d'un Algérien dans la cour du squat, la chanson
punk-rock anglaise accompagnant le retour à la vie de Blandine
sur le boulevard. La musique perd sa fonction décorative
et ornementale, dès lors que son usage demeure exceptionnel.
Là où le film se dépouille, fait apparaître
les brèches, laisse entendre les silences s'exposent sa richesse
et sa rigueur.
Alain Brossat, 2 janvier 2006
|
|