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Origine : http://lesilencequiparle.unblog.fr/2008/09/10/la-politique-qui-vient/
On pourrait se risquer à définir la condition de
l’homme occidental contemporain comme celle d’un vivant
qui, à défaut d’avoir totalement renoncé
à l’amour et aux plaisirs de la chair, a troqué
d’un coeur léger sa condition politique contre un système
de couverture immunitaire. Qu’il désigne ces garanties
et protections (constamment révocables, quoi qu’il
en pense) comme les plus chères de ses “libertés”
est l’effet de son inconséquence. Est ici à
l’oeuvre un constant aveuglement quant à l’horizon
dans lequel est appelée à se manifester l’autonomie
des hommes… libres.
Les hommes. Le passage subreptice, au paragraphe précédent,
du singulier au pluriel présente une aporie impossible à
contourner. La formule vers laquelle incline ce texte, en ses commencements,
serait celle-ci : l’homme occidental contemporain est désormais
dépourvu de toute constitution politique, alors même
qu’il persévère, fût-ce pauvrement, dans
son être affectif, et qu’il est surtout, plus que jamais,
un “travailleur” (fût-il “désoeuvré”).
Cette formule à l’emporte-pièce fait référence
au modèle de la cité antique où la politicité
d’un sujet ou d’un groupe renvoie à une condition
instituée et reconnue - celle d’un homme libre et non
d’un esclave ou d’un étranger, ou bien celle
d’un patricien par opposition à celle d’un plébéien…
Dire donc que l’homme occidental contemporain n’est
pas ou plus du tout un “être politique” vise à
signifier que l’établissement, dans nos sociétés,
de conditions formelles de citoyenneté, de nationalité,
d’un système (variable) de libertés publiques
et de droits n’est aucunement instituant de ce que les Anciens
désignaient comme liberté et qu’ils associaient
pleinement à l’être-à-la-cité -
non pas simplement en termes de “participation” à
la vie publique, mais tout simplement de coïncidence entre
un destin individuel et un destin collectif.
Il s’agirait donc d’exposer l’illusion constitutive
de l’apparence politique de nos sociétés : celle,
notamment, d’une condition de citoyenneté éprouvée
par l’immense majorité de ceux qui en bénéficient
non pas comme vocation à être-à-la-cité
mais comme rente de situation. Nos sociétés sont condamnées
à l’apolitisme ou à la dépolitisation,
dès lors qu’elles instituent des formes de citoyenneté
destinées à établir des garanties immunitaires
et non à fonder une vocation à être libre en
tant que voué aux affaires publiques (c’est-à-dire
pleinement exposé : pris dans le balancement entre le cursus
honorum et le risque de la mort).
Mais, d’un autre côté, la disparition, dans
nos sociétés, de la liberté en tant qu’état
ou condition est assurément la rançon de celle des
principes sur lesquels se fonde, dans la cité antique, le
hors-champ politique de tous les “exclus/inclus” de
la liberté et de la citoyenneté - à commencer
par les esclaves. Dans ces conditions, où plus aucun sujet
humain n’est a priori placé hors du champ de la politicité
(même les enfants, les étrangers, les criminels, les
fous… se voient reconnaître, à certains égards,
une condition politique, quand bien même celle-ci ne serait
pas “entière”), la politique se métamorphose,
comme champ d’exercice de “l’être-libre”
des individus ou des groupes, en pure potentialité. Tout
un chacun, qu’il soit citoyen ou non, majeur ou mineur, malade
ou en bonne santé, riche ou pauvre (etc.) peut avoir une
expérience politique, peut être l’ingénieur
de sa propre liberté politique en tramant des actions singulières
intriquées à une multitude d’autres, peut entrer
dans un jeu indéfini d’égalisation, de redressement
du tort, de présentation des litiges. Mais ces usages de
l’autonomie, ces actions se présenteront toujours non
pas comme programmées par l’institution dite (à
tort) politique, mais au contraire comme cela même qui vient
en excédent de celle-ci et en perturbe l’exercice.
L’irruption de la politique en tant qu’exercice de la
liberté et création de valeurs prend toujours, dans
les sociétés occidentales contemporaines, l’institution
dite démocratique par le travers, la contrarie et l’offusque.
(…)
S’il s’agit de réintensifier le modèle
du combat, et même dans une certaine mesure de la guerre,
ce n’est pas pour penser les collectifs résistants
comme composant une armée en formation, à l’instar
des bolcheviks ; être des guerriers, avec ou sans armes, des
soldats, jamais. Ne pas rêver de la bataille (Clausewitz)
qui tranche et décide de tout pour les temps et les temps,
mais multiplier les escarmouches, les embuscades, les lignes d’affrontement
; épuiser l’ordre, exténuer l’Etat. Aussi
bien, ne pas céder à l’obsession du nombre ;
faire masse, faire meute, parfois, oui, dans un mouvement d’agrégation
foudroyant qui emporte tout sur son pasge (c’est le beau modèle
de l’émeute, selon Elias Canetti) - mais se délier
de l’obsession de la majorité. Les “majorités”
(parlementaires, électorales, arithmétiques) sont
par définition inaptes à décider et à
inventer un monde. Elles entérinent, avalisent, donnent forme
et légitimité au déjà-là, déjà
décidé ou, tout simplement, à l’ordre
des choses. Et donc, être politique ne revient nullement à
chercher sans fin à composer une ou des majorités
; c’est se doter d’une puissance, d’une capacité
de perforation et de déplacement ; pour cela, selon les circonstances,
les objets, les sujets et les lieux, il suffira d’être
un seul, dix, cent ou il conviendra d’être un million.
(…)
Au reste, s’il est un trait commun entre la démocratie
antique et la démocratie moderne et contemporaine en tant
que figures historiques, c’est celui-ci : elles sont des régimes
de la politique dont le propre est de créer des synergies
entre des hétérogéneités : l’isonomie
et l’esclavage, le délibératif et l’absence
des femmes à la politique, le sacre du citoyen et la colonisation,
le suffrage universel et la généralisation des disciplines…
Ce trait de la démocratie comme régime, machine à
rendre compatibles les dispositifs les plus antagonistes, a atteint
son stade terminal dans la galaxie des démocraties contemporaines
; pas regardante, la démocratie contemporaine fait bon ménage
avec tout et son contraire : l’apartheid, le pouvoir militaire,
le régime des castes, le servage, le travail forcé
des enfants, le fondamentalisme religieux, la torture, les bains
de sang et le reste. L’inscription du régime démocratique
dans le sensible est celle-ci ; on peut évidemment dénoncer
toutes ces figures de sa réalisation comme autant d’impostures
et de mensonges et lui opposer une axiomatique philosophique du
demos. C’est une posture philosophique possible, mais on peut
douter de son efficience politique. La dispute autour du nom de
la démocratie, de sa définition et de ses usages se
trouvera promptement recouverte, dans un champ d’opinions
diffractées, par les effets coagulants d’une conciliation
inévitable autour du nom de l’Un-seul en partage -
démocratie.
Or, tel est bel et bien le terreau fertile de l’opération
contemporaine d’extermination de la politique : la pseudo-universalisation
d’une forme politique unique, la proclamation d’une
interdiction de différer d’avec ce régime. Porter
l’assaut contre les abuseurs du nom de la démocratie
en assignant celle-ci à d’autres approches et définitions
ne permet pas de briser le cercle du Même dans lequel la politique
vit sa mort aujourd’hui. Elle revient à se manifester
personnellement, encore et toujours, en tant que “démocrate”
exemplaire et vrai défenseur de la démocratie contre
d’autres “démocrates” - défaillants
ou transfuges. Or, dans un monde aussi inflexiblement romain que
l’est notre présent toujours plus impérial,
la posture démocratique, avec son culte du logos (que ce
soit en forme de prise de parole ou de délibération)
est dépourvue de la capacité de susciter des effets
d’ébranlement. Dans un monde romain, il faut, pour
produire des déplacements ou tailler des brèches,
se faire plèbe ou gaulois. Présenter la différence
vitale en ajustant le masque non pas du vrai démocrate, du
Même restauré, mais en posant l’axiome : nous
sommes l’autre. Nous, plèbe, nous barbares si vous
voulez - pas du tout conservateurs des antiquités grecques.
Nous ne vous demandons rien, nous présentons, nous déclarons,
nous créons. Nous ne tenons pas particulièrement à
être vos “égaux” - notre ironie est dans
cette reformulation plébéienne du préjugé
aristocratique : nous ne voulons pas être les égaux
de n’importe qui - du quelconque, sans doute, mais certainement
pas de toute la nomenklatura qui administre le malheur du monde
et de sa séquelle ; il est un point où procédures
d’égalisation et pratique conséquente de l’adversité
se séparent.
Et donc : politiquement, nous ne sommes pas des démocrates.
Nous ne sommes pas contre la démocratie, pour la bonne raison
que celle-ci n’est qu’un de ces “mots puissants”
qui, comme celui de Dieu, tire son efficience d’être
l’indéfinissable même. Nous ne sommes pas contre,
nous sommes plus outre. Nous vantons les puissances de l’oubli.
La revitalisation de la politique passe par l’affaiblissement
de ces mots thromboses qui encombrent nos espaces mentaux : démocratie,
démocrate, démocratique. Par l’invention d’autres
mots de la politique. Ne plus du tout nous penser et nous éprouver
comme des “démocrates”, lorsque nous nous éprouvons
comme politiques et nous activons en faveur de la renaissance de
la politique, mais plutôt comme des aliens, des Scythes, des
Parthes. Et qui sont les vrais barbares - c’est ce que vous
verrez à l’usage.
Alain Brossat
La Résistance infinie / 2006
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