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La peine infinie
A Brossat
novembre 2006

Origine : http://www.combatenligne.fr/article/?id=2483&q=author:157

Ce texte a été publié initialement dans L'Envolée n°18 (novembre 2006).

Le temps qui dévore la vie de Paolo Persichetti à la prison de Viterbe, je ne le compte pas, moi, en heures, jours, semaines, mois et années englués, étirés à l’infini (je me déplace à ma guise et le temps, le plus souvent, me manque), mais plutôt à l’inquiétante épaisseur sans cesse accrue du dossier dans lequel je conserve soigneusement les courriers qu’il m’adresse. Et je me demande : mais quand donc ce dossier cessera-t-il d’enfler, alors que tout conspire à ce que cette amicale mais éprouvante correspondance s’éternise ?

Le 27 juillet dernier, donc, Paolo Persichetti s’est vu notifier le rejet de sa xième demande de permission de sortie par le « magistrat de surveillance » (Juge d’application des peines) Albertina Carpitella. Une précédente demande avait été rejetée, déjà, par la même juge (Albertine retrouvée…), en février 2005… Condamné par contumace à 22 ans et demi de prison en 1987 par un tribunal italien pour actes de terrorisme, arrêté en France en 2002 et livré à la Justice italienne, Persichetti purge depuis lors cette condamnation (exécutoire en l’absence de tout nouveau débat contradictoire, selon le droit pénal italien) à la prison de Viterbe. Il est libérable en… 2017.

On ne reviendra pas ici sur la multitude des irrégularités qui a entaché la condamnation de Persichetti, ni sur la forfaiture qu’a constituée son extradition vers l’Italie par les autorités françaises. Tout cela a été abondamment documenté et commenté aussi bien en France qu’en Italie. Ce qui retient notre attention, aujourd’hui, ce sont plutôt les motifs longuement exposés par le magistrat, à l’occasion de ce nouveau refus d’assouplissement du régime carcéral imposé à ce détenu politique. C’est que dans ce texte se dévoile en effet toute une philosophie d’époque de la peine et du châtiment qui, littéralement, frappe d’effroi.

Persichetti, argumente en substance le juge, ne doit bénéficier d’aucun aménagement de peine parce qu’il n’a pas manifesté suffisamment de signes de repentance, ne s’est pas assez explicitement et surtout, dirait-on, emphatiquement dissocié de la position politique qui fonda les prises d’armes révolutionnaires dans l’Italie des années 1970 ; Persichetti n’entre pas dans le jeu du remords, de la repentance, de l’abjuration de ses convictions antérieures, de la conversion pathétique et déconfite à l’ordre démocratique, il se refuse à adopter les tons humbles de la confession et de l’autocritique que l’on exige de lui, il rechigne à se plier à ces rites d’auto-dénigrement et de prosternation devant la règle du jeu qui a maintenant force de loi. Bref il renâcle à entrer dans le rôle qu’on exige de lui – celui du renégat de son absurde foi antérieure et de l’hérétique fraîchement converti. Bien plus, il manifeste quelque chose comme une propension hautement suspecte à se former ses propres jugements sur le cours du monde et à rendre compte de ses propres expériences, à résister aux épreuves qui lui sont infligées, à conserver une autonomie morale, une réserve d’endurance face à la pression que l’autorité exerce en vue de sa conversion au credo dit démocratique.

Tout ceci constitue un ensemble de symptômes alarmants, suffisant à fonder la notion de sa dangerosité sociale maintenue (étant donné qu’il est un peu délicat, dans une société démocratique, d’argumenter ouvertement en faveur du motif de la dangerosité politique de celui dont le seul délit est de ne pas penser entièrement aux conditions de l’autorité, le magistrat mobilise sous l’effet d’une sorte de réflexe conditionné, inlassablement répété tout au long de son écrit, cette notion forgée par la philosophie pénale au XIXème siècle, tout en demeurant bien évidemment dans l’incapacité d’expliciter quel « danger social » constitue le simple fait d’articuler des raisonnements et d’énoncer des opinions à ses conditions propres, à écrire et à publier – ce que fait Persichetti depuis son emprisonnement en Italie).

La notion qui prend corps dans ce texte de circonstance (mais estampillé par toute une nouvelle disposition punitive et répressive), et qui nous fait faire un grand bond en arrière vers les « peines obscures » dénoncées en leur temps par Beccaria, est la suivante : bien loin qu’il suffise désormais au criminel de purger la peine à laquelle il a été condamné pour acquitter la « dette » qu’il a contractée à l’endroit de la société et de l’autorité, il importe qu’il se soumette à une série variable de rites d’exorcisme , à l’issue desquelles l’autorité seule sera en mesure de statuer sur son état de dangerosité – persistant, atténué ou réduit. Le crime (supposé) étant, dans le cas présent, de nature politique, l’enjeu du désenvoûtement entrepris par les gens de l’art le sera pareillement. La "guérison" du possédé ne saurait consister en son seul renoncement aux moyens violents de la transformation sociale ou de la rupture politique ; encore faut-il qu’il manifeste distinctement, explicitement, pathétiquement une fois encore, sa conversion à la seule vraie foi et apprenne à réciter le catéchisme démocratique.

Ce qui sidère, dans l’exposé des motifs rédigé par le juge Carpitella (plutôt balayer les rues que se faire juge, écrivit un jour Deleuze…), c’est cette sorte d’allant barbare avec lequel s’exprime cette conception violemment régressive de la peine. Une conception dont les conséquences s’énoncent ainsi : de finie, circonscrite qu’elle était et balisée par des règles d’exécution et d’aménagement à peu près identifiables (réductions et aménagements réglementaires, notamment, en fonction de la conduite du détenu et de ses perspectives post-pénitentiaires), la peine est appelée à devenir, dans certains cas d’espèce pour le moment, mais tout ceci est appelé à se généraliser, infinie, elle est appeler à se dédoubler ou se diffracter à l’infini. Dans un cas comme celui de Persichetti, en effet - un militant politique, un publiciste et un chercheur condamné dans des conditions de cour martiale à une peine si exorbitante, jamais révisée depuis 1987, exclu de toutes les amnisties - la persévérance envers et contre tout de l’autonomie morale et intellectuelle, de la faculté critique, est bien évidemment la seule issue pour se maintenir en vie face à une telle adversité ; or, c’est précisément l’abandon de cette clause de conscience, de cette faculté « galiléenne », de ce droit d’objection élémentaire qui est exigé de lui.

Se dévoile avec cet acharnement, un esprit de vindicte inavouable, une méchanceté ontologique, qui est celle de tous les fanatismes que scandalise et pousse au passage à l’acte la notion même d’une différence irréductible, d’une résistance aux conditions de l’Un-seul et compact. Se démasque alors non seulement le goût infâme et pervers pour la bonne vieille dramaturgie catholico-stalinienne de l’humiliation, de la prosternation, de la flagellation, de l’abandon humilié - mais, plus radicalement, pour le théâtre de la mort. Ce qui est visé, en effet, par l’exorciste judiciaire ici, ce n’est plus du tout une réparation, c’est bien quelque chose comme une mort morale et intellectuelle : la conversion « éthique » exigée par la juge n’est rien d’autre qu’un lavage de cerveau, c’est-à-dire la substitution à toute pensée propre (du politique ici, Persichetti étant un penseur du politique) du prêt-à-penser démocratique, tel qu’il traîne dans les colonnes de n’importe quel quotidien français ou italien ou dans le cerveau de n’importe quel juge frais émoulu de l’Ecole nationale de la magistrature. L’ « éthique » emphatiquement convoquée par le magistrat n’est jamais ici que l’autre nom du tour d’écrou répressif qui ajoute la « question » morale à la prise sur les corps.

Une telle procédure, assortie du chantage abject de l’inquisiteur présentant les « instruments » à l’hérétique – pas de « conversion », pas d’aménagement de la peine – n’est rien d’autre qu’une mise à mort qui ne s’avoue pas ; le magistrat qui l’énonce n’est pas le dernier à savoir que le tunnel qui relie Persichetti à l’horizon 2017 ressemble à s’y méprendre à un couloir de la mort.

En France, on a, au cours des dernières décennies, réinventé une sorte de peine de mort sournoise, infligée à certaines catégories ciblées de criminels considérés comme « irrécupérables » - et ce avec ces peines « incompressibles » de quinze, vingt ans et plus qui se sont multipliées. C’est au point qu’un groupe de « longues peines » enterrés vivants dans l’horrible centrale de Clairvaux en est venu à rédiger une pétition en faveur du rétablissement de la peine de mort – plutôt une mort prompte qu’une mort sans terme et en forme de souffrance infinie…

Le magistrat italien qui, après avoir admis que la conduite de Persichetti en prison depuis cinq ans est irréprochable, se lance dans une étonnante exégèse de ses publications récentes pour démontrer que sa conversion aux valeurs démocratiques demeure douteuse travaille dans le même esprit que ceux qui ont inventé la guillotine sèche des peines incompressibles : sa sinistre « utopie » n’est pas celle de la prison qui réforme et balise le chemin d’une réinsertion sociale, elle est celle de la prison-cimetière ; un corps captif et astreint aux rigueurs de l’exécution de sa peine ne lui suffit pas, il lui faut son lot d’âmes mortes ; l’idée d’un détenu politique résistant à la lobotomisation télévisuelle et médicamenteuse, poursuivant un travail intellectuel autonome et le publiant, pas totalement convaincu que l’Etat de droit berluscono-prodien est égal au meilleur des mondes, lui est insupportable. Alors elle abaisse le pouce, puisque tel est le micro-pouvoir souverain que le destin lui a accordé, et s’acharne à convaincre le détenu de renoncer à tout espoir. Mais qui nous gardera contre le zèle de ces apôtres de la démocratie qui en appellent à une police de la pensée et voient dans les opinions non alignées un danger mortel pour l’ordre social ?

La notion de la peine infinie est au cœur des nouvelles philosophies pénales, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe occidentale. Elle a pour assise celle de la dangerosité particulière et de la condition exceptionnelle de certaines espèces criminelles dûment épinglées : le sous-prolétariat noir aux Etats-Unis (voir à ce propos les travaux de Loïc Wacquant), le criminel sexuel, le terroriste islamiste, le militant révolutionnaire armé, l’agitateur antisémite et négationniste... Elle a pour ligne d’horizon le durcissement des typologies et taxinomies destinées à apposer un stigmate indélébile sur les individus rangés dans ces catégories et à justifier les traitements d’exception qui les frappent ; de même que le « droit des gens » classique statuait sur la mise au ban de l’humanité du pirate et du bandit de grand chemin, de même s’invente sous nos yeux une forme punitive et répressive nouvelle, celle du ban de forme juridique, c’est-à-dire de la peine infinie. Les dispositions légales courantes prévoient désormais cette ininterruption de la peine pour le criminel sexuel astreint à toutes sortes de contrôles et de restrictions après sa sortie de prison, de même qu’elles permettent de maintenir en détention à perpétuité certaines catégories de délinquants récidivistes aux Etats-Unis, de même qu’elles permettent d’exclure de toute condition d’amnistie ou d’aménagement de la peine certaines catégories ciblées de détenus politiques en France et en Italie (Action directe et « brigadistes » non dissociés ou repentis).

Le tant vanté « Etat de droit » en vigueur dans les démocraties occidentales s’avère ici parfaitement compatible avec l’existence de dispositifs spécifiques permettant l’épinglage définitif et la mise à l’écart sous des formes variables allant jusqu’à la « mort sèche » de certaines espèces criminelles. C’est la notion de l’ « irrécupérable » qui fait ici un retour en force, mais sous une forme plus spécifiée et mieux discriminée qu’au temps des « classes dangereuses » : non pas, comme naguère, cette frange plébéienne rétive au salariat et aux disciplines, vivant en marge des lois, mais plutôt des catégories soigneusement construites et destinées à masquer les points d’achoppement les plus patents de l’ordre démocratique-libéral.

Il s’agit d’un retour en force des pratiques par lesquelles l’ordre politique et social se valide non pas en manifestant sa capacité d’inclusion et d’homogénéisation de catégories humaines variées, et tout particulièrement sa capacité d’inclure en dépit de tout ceux qui s’éloignent des normes, mais au contraire en exposant sur un mode plus ou moins dramatique, autoritaire, violent, sa faculté infinie à neutraliser ou mettre à l’écart les espèces dangereuses. Tout comme l’hypercriminalisation actuelle de certaines formes de délinquance sexuelle est le cache-misère de la crise de l’ordre familial et scolaire, la paranoïa politico-judiciaire dont font les frais ceux que l’on désigne comme « terroristes » est le voile providentiel que l’on jette sur la déréliction de l’institution démocratique classique (la démocratie de représentation). Il suffit de voir comment la rhétorique passe-partout de l’anti-terrorisme trouve sa forme triviale sous la plume du juge Carpitella, qui n’hésite pas à mentionner qu’en ce temps « de recrudescence du phénomène terroriste », il ne serait pas raisonnable de laisser sortir de prison, fût-ce à doses homéopathiques, un paroissien aussi douteux – Persichetti-Ben Laden, même combat, ni plus ni moins ??? N’est-on pas fondé à s’étonner de trouver dans cette décision de justice plutôt que dans une feuille de chou de centre-droit, avec cet amalgame vulgaire, un argument de forme si peu juridique ?

Le désir insatiable de peine infinie, relevant ici d’une sorte d’intégrisme ou de fondamentalisme démocratique (se disant ou croyant tel) a en vérité pour fondement une régression au niveau du plus archaïque des représentations théologico-politiques du crime et de la peine. Toute doctrine moderne, éclairée dans le sens où l’entend Beccaria, du crime et de la peine supposent que ceux-ci puissent être objectivés et évalués selon une échelle faisant autorité, de façon à ce que soit établie une proportionnalité entre les crimes (qu’un vol de poule ne soit pas sanctionné comme un homicide) d’une part, de l’autre que les juges ou les jurés puissent infliger une sanction adéquate au criminel, correspondant à la gravité du crime et, enfin, que le crime, comme fait accompli, puisse faire l’objet d’une déliaison relative d’avec la personne de l’infracteur.

C’est en effet à cette dernière condition que celui-ci pourra être considéré comme amendable et non pas comme relevant purement et simplement d’une espèce ou catégorie criminelle à éliminer. Si cette opération de déliaison relative n’a pas lieu, s’effondre notamment toute l’utopie pénitentiaire du XIXème siècle ( en lambeaux aujourd’hui, mais pas totalement éteinte) qui spécule sur le fait que le criminel peut, à l’épreuve de l’isolement, se dissocier de son crime et être ainsi resocialisé. Ce qui est exigé du condamné, selon ces doctrines classiques, c’est qu’il manifeste, dans le cours même de son emprisonnement, des dispositions à vivre parmi ses semblables, dans le respect des lois, sans constituer un danger pour les autres, ni un trouble pour l’ordre public.

Or, ce n’est pas du tout dans ce registre que s’inscrivent les exigences de la juge Carpitella : ce qu’elle veut, ce ne sont pas des gages de bonne sociabilité (mais qui, mieux que Persichetti, au cours des années passées en France, a fait la démonstration d’une forte capacité à s’intégrer et vivre selon les règles d’une société – à moins de considérer l’Université française comme une école du crime ? ), mais des témoignages appuyés de correction politique en forme de capitulation sans condition. Et c’est évidemment là que s’opère le glissement fatal, tant il est évident que la matrice dont relève cette exigence est celle des inquisiteurs catholiques et des procureurs staliniens et non pas celle des promoteurs d’une approche profane, désenchantée (utilitariste ou humanitariste/humaniste) de la question du crime et du châtiment. Mais trop d’intégrisme démocratique tue la démocratie, comme le démontre à satiété la manière dont George Bush exporte la démocratie en Irak ou en Afghanistan.

De même, lorsque le juge Carpitella s’installe dans la posture du missionnaire, de l’évangélisateur chargé de convertir de gré ou de force l’hérétique ou le païen révolutionnaire rescapé des « années de plomb » à la vraie foi démocratique, à défaut de disposer de la capacité de le convaincre des bienfaits de cet évangile, ce qui s’annonce, c’est une action violente en forme de surcroît de peine. Il se trouve en effet que la démocratie n’est pas une foi ni une religion, car la conviction démocratique fait appel au raisonnement, à la délibération, et suppose à la fois un code de tolérance et une institution de la pluralité des positions. Or, c’est précisément tout cela qui passe à la trappe avec la sommation adressée par la juge à Persichetti à montrer des signes éclatants de sa condition de nouveau converti ayant abjuré toutes ses horribles superstitions révolutionnaires ; et lorsque tout cela a disparu (tolérance, condition de pluralité, délibération), le village démocratique se trouve n’être plus peuplé que de talibans démocratiques façon Bush, Blair, Carpitella et consorts et la « bonne nouvelle » démocratique inextricablement mêlée avec des usages tant immodérés de la violence que l’on en en vient à douter que les tenants de cette démocratie vaillent mieux que les ennemis de celle-ci.

Car à propager la foi démocratique le glaive (fût-il celui de la Justice) dans une main et l’Evangile des Droits de l’homme dans l’autre, on ne convainc certes personne - mais on fait assurément de belles démonstrations de force ; et c’est au fond la seule chose qui ressorte de façon probante de la lettre de cachet rédigée par le juge Carpitella : qu’elle a, en effet, les moyens de maintenir Persichetti au fond du trou, pour un nombre indéfini d’années et ce jusqu’à ce que mort s’ensuive éventuellement.

Ce que réinventent là ces nouveaux théologiens démocratiques, c’est, en toute logique, une nouvelle dramaturgie du supplice, de la peine afflictive, une de ces manifestations stridentes et « totales » de la souveraineté. Une nouvelle figure du despotisme, au fond. Tout à la fois exorciste, ingénieur des âmes, critique littéraire, juge et… bourreau, le magistrat fait, dans cette sorte de manifeste adressé au public, la démonstration d’un pouvoir absolu, d’une capacité vraiment souveraine non seulement à disposer du destin d’un individu, mais à faire valoir ses décrets à propos de la vie démocratique italienne, de la menace terroriste, de la conviction éthique, de la dangerosité sociale et du victimisme politique…

Autant de grands mots rassemblés dans un texte au demeurant si court, dans tous les sens du terme, et qui conduisent l’observateur le plus rassis à se demander sur quelles remarquables performances peut bien se fonder une telle assurance, une telle présomption ; que vaut une démocratie dans laquelle un juge d’application des peines s’attribue une compétence universelle à propos des questions compliquées de la vie démocratique, au point de statuer, à la lecture d’un livre, que son auteur sent le soufre et doit en conséquence être voué à un enfermement perpétuel ? Même les juges et les ennemis de Blanqui se montraient moins pointilleux sur l’étiquette sécuritaire, moins soucieux de scruter les âmes et de sonder les cœurs, et c’est finalement de l’univers terrifiant et grotesque des romans de Sade que nous rapproche cette figure de l’inquisiteur bouffon, du despote grotesque, avec d’inévitables prolongements du côté d’Orwell et de ces régimes qui, ne se contentant pas de discipliner les corps, enrégimentent les esprits.

Foucault et Deleuze, observateurs attentifs et sagaces de l’institution judiciaire, ont toujours insisté sur le trait foncièrement grotesque de toute littérature judiciaire, psychiatrico-judiciaire, pénitentiaire. Ce trait saute aux yeux dans ce texte débordant de componction, à l’accent d’authentique bêtise flaubertienne, destiné non seulement à jeter aux oubliettes un supposé ennemi de la société, mais aussi à énoncer la philosophie qui fonde une telle décision. Traditionnellement, la satire de la Justice et de ses agents s’attache à en ridiculiser le jargon et le goût pour les procédures abstruses. Mais en l’occurrence, on serait presque porté à regretter un allègement des telles formes, dont, la contrepartie est, précisément une idéologisation et une politisation du raisonnement et de l’exposé des motifs tels que l’on en vient à se demander si l’on a affaire à un magistrat ou à un commissaire politique…

Faut-il que le pouvoir judiciaire soit assuré de sa puissance en pleine expansion, de son renforcement sans fin (au détriment d’autres, forcément) pour qu’un rouage infinitésimal de cette puissante mécanique, comme l’est ce « magistrat de surveillance » de Viterbe s’autorise, et avec quelle assurance, de tels débordements hors de son champ de compétence habituel ! On sait combien, en Italie, la crise des appareils politiques traditionnels, leur corruption, la déliquescence des idéologies politiques ont nourri la montée en puissance de cette caste des juges redresseurs de torts, plébiscités par une partie de l’opinion et une presse cynique, dans le rôle du sauveur de la démocratie et de ses institutions. Et l’on voit à l’usage ce qu’il en est : une Justice « purificatrice » qui, à défaut de résultats probants dans la lutte contre le crime organisé et la délinquance politique, fait assaut de démonstrations de rigueur « éthiques » au détriment de ceux qui sont voués à incarner, de gré ou de force, le souvenir stigmatisé de ces années 1970 où la bourgeoisie italienne connut la peur de sa vie ; des années opportunément rebaptisées « années de plomb » comme pour faire mieux oublier que les enlèvements et les armes brandies y furent l’arbre qui cachait la forêt des occupations d’usines, du contrôle ouvrier, de l’allergie massive au taylorisme, de l’antipsychiatrie, de la décléricalisation de la vie publique, de l’apparition d’un mouvement féministe…

L’exorcisme démocratique auquel la juge Carpitella entreprend de se livrer sur le corps du (supposé) énergumène Persichetti a précisément cette fonction : repousser à tout jamais dans les ténèbres du passé ce spectre immense et inscrire en lettres de feu, sur ce corps captif cette intangible leçon d’histoire : malheur à qui a entrepris et entreprendra de réorienter cours de l’histoire, de changer le monde, de vivre autrement ! Malheur à qui aura imaginé déraisonnablement un autre monde que celui qui nous englue et aura entrepris de s’en déprendre ! Malheur à qui aura envisagé de possibles bifurcations, et prononcé le mot diabolique de révolution ! Sus aux incubes et aux succubes ! La criminalisation du désir de changement radical, du désir d’événement (au sens où glisser de Berlusconi en Prodi est tout sauf un événement) voilà ce qui est à la clé de la cérémonie du supplice sans fin imaginée par la juge…

Le Vae victis !, le désir de vengeance infini qui se donnent libre cours dans cette sombre littérature s’alimentent à la source du plus classique des raisonnements de forme totalitaire : le condamné ne produit aucun trouble en prison – voilà bien qui renforce le soupçon de pensées hérétiques (son calme vise à donner le change) ! Il écrit que les formes politiques que le combat adopta dans les années 1970 ne sont plus d’actualité – voilà bien une tournure qui manifeste comme une réserve mentale des plus louches ! Il se prend pour une victime – voilà bien qui montre à l’évidence qu’il n’est pas guéri ! Etc. … C’est que ce qu’il leur faut, à la juge Carpitella et à ses semblables, ce sont des coupables qui clament leur culpabilité comme le faisaient les accusés des Procès de Moscou et de Prague, qui déchirent leurs vêtements, se couvrent la tête de cendres, et surtout, une fois encore : des renégats humbles et pathétiques, comme ces anciens dirigeants des BR reconvertis en VRP de la correction démocratique et, de ce fait même, promptement libérés/amnistiés. L’amour sans bornes du renégat, celui qui cultive la « honte » infinie du passé de luttes et d’imagination d’autres possibles, voilà bien qui juge une époque.

Alain Brossat, 1er novembre 2006