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Inclusion, exclusion et souveraineté (la part du cloaque) Alain Brossat

Origine : http://www.combatenligne.fr/article/?id=567

Au cœur même de nos sociétés d'inclusion maximale, Alain Brossat met en lumière les liens existants entre pratiques de l'exclusion et usages reconduits de l'exception souveraine.

L'inclure quand même et le cloaque

Même si l'on admet l'hypothèse discutable selon laquelle toute société a besoin de cloaques, il demeure que cette notion même pose un problème particulier concernant son application aux sociétés démocratiques modernes d'Occident. En effet, l'un des traits premiers de celles-ci me semble être la mise en action, bien avant que ne soit établie l'institution politique qui se désigne comme démocratie de représentation, de mouvements dynamiques d'inclusion et d'égalisation, d'une énergétique pan-inclusive déployée dans toutes les directions. Ces dispositifs d'inclusion sont soumis à une règle tout à fait spécifique, celle du "en dépit de...", "malgré tout". Cette règle est celle qui fait que, selon le Dr Itard et les apôtres du "traitement moral", Victor de l'Aveyron, l'enfant-loup, doit être coûte que coûte réintégré dans le corps unique de l'humanité, en dépit de toutes les évidences de sa chute dans le monde de l'animalité. Ces efforts sans fin du bon docteur pour faire revenir Victor à l'humanité, lui enseigner à s'habiller, manger avec des couverts, porter des chaussures et, bien sûr, parler, chanter - nous les connaissons par le film de Truffaut, L'Enfant sauvage.

A la même époque, Benjamin Constant, appelé à se prononcer à propos du traitement à réserver aux auteurs de l'attentat de la rue St Nicaise qui faillit coûter la vie à Bonaparte en 1800, s'insurge contre la notion d'une loi d'exception destinée à punir ces criminels politiques, ces « terroristes », dirait-on aujourd'hui. De telles lois, dit-il, « détruisent de fond en comble les constitutions ». Sur le fond, la loi doit manifester son universalité et son efficience en permettant, précisément, de juger les criminels d'exception comme les voleurs de poules, en soumettant l'exception, précisément, aux conditions d'une normativité générale applicable à tous les types de crimes et de criminels. Selon cette logique pan-inclusive, même les terroristes ont droit à un procès dans les formes ordinaires, en dépit du caractère atroce de leur crime, de même que Victor, l'enfant-loup a droit à une éducation en bonne et due forme destinée à faire de lui un garçon comme les autres, malgré les traits d'animalité sauvage qui se sont accumulés en lui.

Pour aller au bout de la logique de cette règle nouvelle, nous dirons que c'est précisément quand elle a affaire à l'excentré, à l'extrême, à l'exception qu'elle démontre sa validité en manifestant sa capacité d'inclure quand même, de soumettre ces figures à un régime général et commun, celui de la loi, de la norme, un régime dont l'horizon constant est la notion de l'humanité en tant que corps insécable et uni.

La notion même du cloaque entre en conflit ouvert avec cette énergétique. En effet, le cloaque, est ce qui, dans une société, occupe une fonction structurelle et irréductible de cristallisation, de séparation ou d'évacuation de l'abject, de l'impur, de l'irrécupérable, etc. Le cloaque suppose la permanence et l'identification d'une dualité insurpassable entre une institution politique, sociale ou religieuse et un déchet ou une figure maléfique repoussés hors de cet espace. Et donc, les sociétés démocratiques modernes, en Occident, sont dans l'incapacité de donner sa place au cloaque, d'en nommer la nécessité fonctionnelle - comme le fait très bien, au contraire, la société japonaise qui, sans discontinuité depuis le XIIème siècle, fait assumer la souillure par une catégorie particulière de rejetés, les eta, lesquels exercent toutes une série de fonctions également abjectes - ramassage des excréments humains, teinture, gardes auprès des corps des suicidés par amour, etc. ; qui, distinctement, échappent à tous les réseaux d'appartenance, vivent dans les cloaques des villes. Il y a aussi ceux qui sont explicitement nommés hinin, c'est-à-dire « non-humains » et dont la tâche est de nettoyer les rues et tous les lieux impurs, d'appliquer aux criminels les flétrissures et les mutilations ou de les exécuter. Sont donc à l'oeuvre des logiques de l'exclusion qui sont assumées par le système social, qui se manifestent par une signalétique (les eta doivent porter un insigne de fourrure, leur coupe de cheveux les distingue aussi des gens ordinaires). Ces discriminations instituées et cette territorialisation du cloaque qui l'accompagne, dit Philippe Pons dans Misère et crime au Japon du XVIIème siècle à nos jours, trouvent de multiples prolongements dans la société japonaise contemporaine : ce ne sont pas seulement les lépreux qui récemment encore étaient confinés sur des îles, mais aussi les irradiés, victimes de la bombe atomique, frappés après 1945 de discriminations dessinées sur le modèle ancien, ou bien encore, plus récemment, au temps de la crise, tout une plèbe d'abandonnés et de rejetés qui campent, dans les interstices de la vie urbaine japonaise et de ses flux réglés, dans des "villages" de carton, de toiles et de chiffons.

Logiques d'exclusion au cœur même des logiques d'inclusion

Foucault l'avait compris, lorsqu'il lança sur la scène philosophique française cette bombe incendiaire - son Histoire de la folie à l'âge classique : l'enjeu de l'exclusion, par enfermement ou par rejet, persiste sans fin à être explosive dans nos sociétés, précisément parce que celles-ci fonctionnent selon des codes qui excluent toute « part du cloaque ». De ce point de vue, Histoire de la folie est tout sauf "un livre d'histoire", il est au contraire cette sorte de contre-archéologie de notre modernité qui rend visible l'efficace continue de cet autre "principe" inavouable, celui qui s'actualise constamment en séparant, en discriminant, en opposant et non en incluant ou égalisant. En 1967, Robert Mandrou, rendant compte dans les Annales du livre de Foucault, rapporte l'histoire du « grand renfermement » non pas en premier lieu à une séquence historique particulière, mais à une « structure d'exclusion » propre à nos sociétés. Il insiste sur la continuité des pratiques d'enfermement / exclusion (« la fameuse libération des fous par Pinel, en 1793, est un mythe, une belle légende forgée par les médecins aliénistes du XIXème siècle pour se donner bonne conscience »), sur la diversité des catégories qu'elles concernent, sur la fabrication par l'enfermement/exclusion, dès le XVIIème siècle, de catégories de gens mis au travail de force, sous-payés en même temps qu'enfermés.

Mandrou, insiste sur deux choses qui me semblent importantes pour notre sujet. Premièrement, l'histoire de l'exclusion / enfermement et de l'exclusion / rejet, pour autant qu'elle renvoie à une « structure », est une histoire au long cours qui ne s'interrompt nullement avec l'invention des disciplines modernes, ou bien, sur un autre versant, avec celle de la citoyenneté moderne. Mandrou : « Toute civilisation possède ses valeurs d'acquiescement et de refus ; le monde classique comme la société médiévale. Michel Foucault met l'accent sur la continuité de cette exclusion jusque dans ses aspects matériels : aux portes des villes - et en dehors des murs - le Moyen Age rejetait ses lépreux parqués dans leur quartier réprouvé ; les Hôpitaux généraux du XVIIème siècle se situent également au delà des mêmes remparts, qui signifient eux-mêmes une autre forme de partage entre villes et campagnes, entre deux conceptions sociales. En ce sens, l'histoire décrite par M. Foucault représente un grand chapitre d'une histoire des partages, des exclusives et exclusions de la civilisation de l'Europe occidentale : l'homosexualité, la sorcellerie, les hérésies et même toute définition du crime, se situent évidemment dans les mêmes perspectives - le mot d'exclusion ne doit pas faire illusion - des rapports étroits de complémentarité, de l'inclus à l'exclu : L'Histoire de la folie le démontre de la première à la dernière page ».

Ce que suggère donc l'historien, c'est l'existence dans nos sociétés d'un double régime d'inclusion et d'exclusion, fondé sur des complémentarités - lesquelles sont naturellement imprésentables. Ce qu'il nous assigne donc implicitement comme programme serait ceci : détecter les manifestations renouvelées des logiques de l'exclusion et de la reconduction des cloaques au cœur même des processus et mécanismes d'activation de l'inclusion infinie ; voir, pour reprendre ses exemples, comment se déplacent les discriminations, les rejets, les ségrégations, comment se réactivent les pratiques d'enfermement dans ces topographies mêmes où les préjugés contre l'homosexualité semblent s'affaiblir, où les malades du sida sont pris en charge et non ostracisés, où la persécution des sorcières et des hérétiques appartiennent au passé. Ce qui est problématique, dans nos sociétés, ce n'est pas seulement la continuité structurelle de l'interface inclusion / exclusion, c'est l'asymétrie de ces deux figures, du fait de l'absence de l'exclusion au "programme" de notre civilisation démocratique.

Ensuite, Mandrou va insister sur le fait que la structure d'exclusion, définie comme un invariant culturel de notre Occident, suppose en permanence des pratiques d'animalisation de l'humain. L'internement, notamment, tel qu'il frappe le fou de l'âge classique, enfermé avec des vénériens, des débauchés, des libertins, des homosexuels, n'exclut pas un homme doué de raison mais un homme réduit à son animalité, établi au « degré zéro de sa propre nature », dit Foucault. Les enfermés ne sont pas seulement repoussés vers la condition animale en ce qu'ils sont privés de langage, réduits au silence ou inaudibles, mais aussi en ce qu'ils peuvent être exhibés comme des bêtes de ménagerie : jusqu'à la fin du XVIIIème siècle, les maisons de force et les hôpitaux surpeuplés sont un lieu de promenade, des milliers de visiteurs s'y pressent le dimanche pour voir les fous et autres figures de la fureur ou de la déraison humaine.

A ce titre, donc, l'enfermement sera défini non pas comme une mesure de protection sociale, ou comme une sanction, mais bien comme un décret de négation sociale, une forme d' « aliénation » (le terme est, curieusement, de Foucault lui-même), c'est-à-dire l'opération d'un partage destiné à rendre une partie de l'humanité étrangère au corps commun. C'est bien ce que veut dire Foucault, notant, dans son Histoire de la folie : « On n'a pas interné, vers 1657, la centième partie de la population de Paris pour se délivrer des "asociaux". Le geste avait sans doute une autre profondeur [je souligne, AB] ».

Cette approche de l'exclusion frappe de nullité toute définition de la condition de modernité faisant référence à une universalité du droit - le citoyen, le sujet de la modernité comme "ayant droit", détenteur de droits, qualifié par son statut juridico-politique. En effet, le propre de l'exclusion par enfermement ou par rejet, est de produire une forme d'aliénation ou de dégradation des catégories humaines concernées à ce point irrévocable qu'elles se trouvent exclues de toute dynamique d'inclusion par le droit. On va voir s'établir ici un différend irréductible entre deux approches de la modernité. L'une qui, statuant que la propriété irrévocable de l'enfermement étant de faire basculer ceux qu'elle frappe du côté de l'animalité, décrira la condition des détenus, à l'âge de la prison pénitentiaire, mais aussi de l'asile ou de l'hôpital psychiatrique, celle des demandeurs d'asile ou les étrangers séquestrés dans les centres de rétention ou des zones d'attente, comme des personnes humaines dégradées en corps captifs - de la vie nue sur laquelle s'exercent les prises des agents de l'Etat. Selon ce récit, toute forme de compatibilité entre enfermement et reconnaissance des droits des corps reclus est exclue. L'enfermement fabrique de l'animalité humaine et l'animalité humaine est incompatible avec les droits humains.

A l'opposé, un récit va se constituer, porté à insister sur le fait que le détenu, dans nos sociétés, ne l'est pas par le fait du prince ou en vertu d'une décision arbitraire, mais selon une procédure réglée, en application de la loi. Condamné, enfermé, il conserve des droits et des garanties. C'est toute la différence, ajoute-t-on dans cet esprit, entre la prison pénitentiaire dans un Etat démocratique - relatée à l'institution de la Justice - et du droit et un camp ou une prison dans un Etat autoritaire ou totalitaire. Dans le second, on est soumis à des violences arbitraires, dont on peut mourir, on est exposé à disparaître sans traces, ce qui, en principe, n'est pas le cas dans le premier.

Ces deux discours hétérogènes sont vrais, mais seulement selon leur régime de vérité propre. Et notre problème est non seulement qu'ils s'excluent radicalement l'un l'autre, mais que chacun dénonce implicitement ou explicitement le criant mensonge de l'autre. Ainsi, on a beaucoup reproché à Foucault d'avoir cultivé, sous le régime d'une histoire générale de l'enfermement, un dangereux amalgame entre prisons et camps, entre modes punitifs ou répressifs démocratiques et totalitaires. Inversement, on sera fondé aujourd'hui à dénoncer l'angélisme de ceux qui préfèrent ignorer que le régime pénitentiaire, dans un pays comme la France, cultive un état d'exception permanent, fût-il d'intensité variable, dont le propre est de rendre inconsistants les desseins vertueux de ceux qui espèrent guérir cette institution en y instillant l'Etat de droit à doses homéopathiques.

Pratiques d'exclusion et souveraineté : la prison, les zones d'attente

Ainsi, après avoir relevé que nous sommes ici face à un cas flagrant où deux régimes de vérité coexistent en s'excluant, j'aimerais tenter d'argumenter en faveur d'une approche de ces questions où l'accent sera porté sur le lien s'établissant entre pratiques d'exclusion et usages réglés de l'exception souveraine, et ceci à propos de la prison et les zones d'attente ; soit un cas où nous avons affaire à l'exclusion par enfermement et un autre où il est question de l'exclusion par rejet.

De quoi est faite aujourd'hui l'actualité de la prison pénale, dans notre pays ? De la conjugaison paradoxale entre la multiplication des signes d'une impasse totale de cette institution et, d'autre part, le retour massif de l'enfermement dans la foulée de l'expansion des discours et pulsions sécuritaires. Même si la prison se présente aujourd'hui moins que jamais comme un enjeu politique et un espace politique, elle n'en demeure pas moins une question hautement explosive. D'une part l'institution pénitentiaire est constamment « au bord de l'explosion », disent les journaux ; de l'autre, une inversion de courant fait que toutes les tendances longues au désenfermement qui avaient pu prendre corps dans nos sociétés depuis des décennies sont enrayées et supplantées par le retour massif de l'enfermement sous toutes ses espèces : incarcération des mineurs, peines incompressibles, multiplication des longues peines, allongement des garde à vues, accroissement de la proportion des malades mentaux dans les espaces pénitentiaires...

Dans ce contexte, il est plus que jamais urgent de poser la question : à quoi la prison sert-elle au juste aujourd'hui ? Ou encore : quels sont les ressorts effectifs de son action ? Pour ce faire, revenons un instant sur le livre que Foucault a consacré à la prison, Surveiller et punir. On se rappelle la formule célèbre disposée en conclusion du chapitre sur le panoptique, formule destinée à qualifier l'homogénéité du monde des disciplines en tant qu'indice des pouvoirs modernes : « Quoi d'étonnant si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons ? ». Une formule qui fait de la prison, selon Deleuze, le « modèle analogique » des pouvoirs modernes en tant qu'ils sont disciplinaires et normalisateurs, prenant la relève en tant que tels d'une forme de pouvoir indexée sur la figure du souverain.

Or, il y a là une double assertion qui paraît faire problème aujourd'hui. D'une part, la singularité de la prison en tant qu'institution semble s'afficher toujours plus distinctement, au fur et à mesure que se creuse l'écart entre le rôle "formateur" et normalisateur de l'école, le rôle réparateur de l'hôpital, le rôle en déshérence de la caserne et celui de la prison. En effet, le propre de celle-ci est de cristalliser à peu près exclusivement l'énergétique de l'exclusion, alors même que les autres institutions mentionnées par Foucault se présentent à nos yeux comme des champs de tensions variables entre dynamique(s) de l'inclusion et dynamique(s) de l'exclusion. En tant que fabrique de l'abandon, de la désolation, mécanisme reproducteur des ségrégations, la prison demeure à peu près entièrement étrangère à la dynamique fondamentale de l'inclusion quand même, c'est-à-dire de l'intégration et de l'égalisation des excentrés, ce trait distinct de la modernité démocratique évoqué plus haut. C'est ce que certains, bien à tort à mon sens, désignent comme le trait "archaïque" ou "anachronique" de la prison.

Second point : le fait que la prison fonctionne comme une fabrique de l'exclusion est généralement identifié à ses dysfonctionnements, ses manques. Il faut y voir au contraire, me semble-t-il, un trait fondamentalement politique. L'omniprésence des exceptions, des irrégularités, des gestes arbitraires, des gestes de violence institutionnelle, n'est pas accidentelle, elle est structurelle. Elle est, précisément, ce qui définit la prison, en tant que dispositif d'exclusion, comme une machine d'exhibition de la souveraineté. La prison est un des moyens (avec notamment la violence policière et les discriminations structurelles qui frappent les étrangers) par lesquels la souveraineté rendue quelque peu indistincte par l'expansion de la figure biopolitique ou de la coagulation, dans nos sociétés, entre culture et politique, réaffirme ses prérogatives, voire sa prééminence et expose ses affinités persistantes avec l'exception. Elle conserve intacte cette capacité maintenue du souverain de se porter garant de l'ordre et de la continuité des choses en exposant à sa vindicte des catégories choisies d'infracteurs démonstrativement mis au ban de la société.

Voyons maintenant ce qu'il en est des zones d'attente. Ces lieux-non-lieux, situés principalement dans les zones aéroportuaires et portuaires sont des dispositifs d'arrêt et de stockage provisoire de catégories de personnes qui ne sont incluses dans le champ d'exercice du droit d'un pays comme la France qu'en tant qu'elles sont à exclure et rejeter, pour l'immense majorité d'entre elles. Le paradoxe du droit est qu'il s'exerce ici dans cette position limite où il n'assure ses prises sur ces catégories de personnes que pour décréter et faire exécuter leur forclusion. Une zone d'indétermination se forme, là où ces catégories sont établies sur le "bord" de l'espace juridique d'un Etat : bord intérieur de cet espace pour autant que c'est bien le droit y prévalant qui statue sur leur cas, et bord extérieur pour autant qu'il s'agit d'y activer leur rejet. Ce qui est vrai ici des demandeurs d'asile stockés dans les zones d'attente l'est au même titre de toutes les catégories exposées aux pratiques de rejet.

Aux confins d'un Etat de droit, la personne en situation irrégulière ou en situation de demandeur rencontre non pas le droit qui inclut et accorde un statut, mais des corps de police disposant d'un crédit à peu près illimité de violence et de contrainte. Des corps spécialisés dans les fonctions de refoulement, de dissuasion. Dans la zone d'attente de Roissy, la fonction première des agents de la Police de l'air et des Frontières n'est pas de faire connaître leurs droits aux demandeurs d'asile, mais bien de les dégoûter de faire valoir ces droits, d'entretenir leur méconnaissance et de faire les repartir le plus vite possible. Sur ces sites, pour qu'un demandeur accède à l'espace du droit, il faut qu'il ait préalablement franchi un barrage policier. C'est un policier qui décrète que le demandeur a bien formulé la requête dans les formes, ce sont des policiers qui décident de lui faire connaître ou non ses droits et la procédure à suivre, qui mettent ou non en œuvre les moyens de contrainte pure destinés à le refouler.

La position du demandeur ou celle de l'étranger en situation irrégulière sera donc définie comme celle d'un sujet pauvre en droits et donc particulièrement exposé de ce fait même aux pratiques de rejet ; exposé plus que quiconque, quoi qu'en dise un certain discours de l'Etat de droit, à être traité comme un corps en trop, une vie nue et non point comme une personne humaine. A ce titre, les zones d'attente, comme les prisons, comme les centres de rétention, comme, parfois, les commissariats de police, sont des lieux d'expérimentation sur la vie nue, des laboratoires de pratiques d'exception ; des lieux d'expérimentation des formes que prend la "liberté" de corps de surveillance et répression spécialisés lorsque l'Etat leur donne carte blanche pour encadrer, contrôler et refouler le matériau humain tombé entre leurs mains. Le chercheur ou le militant des organisations humanitaires s'intéressant à ces espaces aura alors toute latitude pour observer les types de conduite qu'est porté à adopter, en situation normale, hors de tout état d'urgence ou d'exception décrété, mais face à un groupe litigieux et pauvre en droits, un corps de répression étatique dont les prérogatives ne sont limitées ni par celles d'un autre pouvoir, ni par le fait d'être exposé au regard du public.

Ce qui se constatera alors, c'est que, lorsque aucune force externe ne vient faire pièce à la liberté "naturelle" de ce corps et à son expansion, les composants de moralité liés aux conditions et aux normes démocratiques pèsent de peu de poids. Chaque policier de la PAF est susceptible d'agir, face au demandeur, dans une zone d'attente selon le principe du souverain - quia nominor leo (1) - et de s'arroger un crédit de violence considérable, si ce n'est illimité (les homicides sont rares, mais on n'a pas entendu dire que, lorsqu'il y en eut, à l'occasion de mesures de reconduites forcées (2), les policiers concernés aient eu à rendre compte de leurs agissements devant la Justice). Le premier des droits que s'arroge l'Etat dans ces zones indéterminées, c'est de ne pas respecter son propre droit. On ne saurait mieux dire que ces espaces sont, encore et toujours, des points d'intensification et d'exhibition de la souveraineté.

Nous voici parvenus au seuil d'un grand problème : là où se dévoile, dans nos sociétés, ce lien tenace entre enjeux de la souveraineté et endurance non seulement des usages de l'exception, mais de la multitude des pratiques de l'exclusion.

Alain Brossat, 1er mars 2005

(1) Parce que je m'appelle lion.

(2) Lire aussi p. 33, Zone d'attente de Roissy.

Alain Brossat enseigne la philosophie à l'Université Paris VIII Saint-Denis.

Ses derniers ouvrages sont :

- Le corps de l'ennemi. Hyperviolence et démocratie, La Fabrique, 1998 ;

- L'Animal démocratique. Notes sur la post-politique, Farrago, 2000 ;

- Pour en finir avec la prison, La Fabrique, 2001 ;

- La démocratie immunitaire, La Dispute, 2003.