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Origine : http://www.combatenligne.fr/article/?id=509
Le philosophe Alain Brossat réinterroge les notions de liberté
et de démocratie qui prévalent dans les sociétés
occidentales. Comment la dynamique toujours plus forte de l'immunisation
les a-t-elle transformées ?
Il y a, à la fin de Elephant, le film de Gus van Sant, ce
moment extraordinaire qui est une sorte d'apologue à propos
de l'état de développement suicidaire atteint par
l'obsession immunitaire dans nos sociétés - les Etats-Unis
d'Amérique se trouvant ici en position de poste avancé.
Ce film est une variation autour du massacre de Columbine, à
l'occasion duquel deux lycéens massacrèrent à
l'arme automatique un nombre respectable de leurs camarades et de
leurs professeurs, dans l'enceinte même de l'établissement.
Dans cette scène donc, l'un des deux meurtriers, ayant semé
la mort et la désolation dans les couloirs du lycée,
prend possession de la cantine, y extermine un certain nombre d'adolescents
en train de se restaurer, et, altéré par tous ces
efforts, tend machinalement la main vers un gobelet en plastique
rempli d'une boisson gazeuse, abandonné sur un plateau par
l'une de ses victimes. Son complice survient à cet instant
et, le voyant sur le point de tremper ses lèvres dans le
gobelet d'un autre, lui lance d'un ton de reproche : « Et
voilà comment on attrape un herpès ! ». Fâché,
le premier réplique d'une rafale d'arme automatique qui met
fin au débat.
Il est assez difficile de qualifier le sentiment d'horreur burlesque
éprouvé par le spectateur qui enregistre cette incidente
au terme d'un interminable plan-séquence où il a assisté
à une description clinique d'une suite de meurtres que le
cliché d'usage dit "gratuits", exécutés
de sang froid. Le génie de l'artiste se manifeste ici à
cette sorte de collage d'une petit refrain immunitaire au beau milieu
de ce bain de sang - comme pour nous rappeler que cette société
ou ce régime de vie qui ne cesse de nous adresser des injonctions
immunitaires toujours plus pointilleuses (veillez à votre
immunité en toutes circonstances !) est le même qui
nourrit des passages à l'acte hyperviolents, tel celui de
Columbine.
La démocratie immunitaire
« Au rebours des acceptions couramment admises (...) cet
essai propose une approche des démocraties contemporaines
en termes de promotion de la condition immunitaire. De plus en plus,
les individus, les corps, les opinions y sont perçus comme
"libres" sur un mode en premier lieu négatif, pour
autant qu'ils sont soustraits aux formes d'exposition ou d'atteinte
multiples auxquels ils étaient traditionnellement soumis.
(...)
[Cette] dynamique de la dés-exposition et de la sanctuarisation
décline de façon toujours plus accentuée les
motifs du droit et de la liberté dans le sens de la protection,
de la sécurisation, de la garantie.
Mais les contreparties (...) sont lourdes : non seulement l'intégrité
se pense et se vit aux conditions d'une séparation toujours
plus rigoureuse de chacun d'avec tous, mais, de surcroît,
un processus d'insensibilisation anesthésique sera la rançon
de sa mise hors d'atteinte : immunisation et mise à distance
de la douleur du monde sont les deux balises qui désormais
jalonnent la condition désimpliquée, dépolitisée
de l'homme démocratique occidental ».
Le procédé parataxique (1) de van Sant est, distinctement,
une incitation à réfléchir sur le lien obscur
qui s'établit, dans nos sociétés, entre l'approfondissement
constant du sillon (de l'ornière ?) immunitaire et la récurrence
des moments de violence extrême. Ou, si l'on veut, à
penser le rapport entre la propreté d'hôpital des interminables
couloirs de cet établissement scolaire où glissent
ces spectres adolescents sans aspérité ("lissité"
de ces physionomies, vide sidéral de leurs conversations)
et les stridences irrégulières et tétanisantes
du crime en série ; à s'interroger aussi sur le rapport
entre les obsessions aseptiques (les gants et les bonnets en plastique
des personnels qui servent en cuisine) qui exercent leur tyrannie
normative et le complexe anorexique de ces adolescentes qui, après
avoir vaguement picoré à la cantine s'en vont se faire
vomir en chœur dans les toilettes du lycée.
Ici encore, le génie de l'artiste tient à sa science
du détail : la passion émétique (2) qui se
manifeste dans la conduite de ces jeunes filles est la manifestation
ponctuelle d'un rapport au monde : comme le rappelait Lévi-Strauss,
dans un passage bien connu de La Pensée sauvage, l'émétisme,
c'est tout un rapport aux autres ; qualifiant nos sociétés
d'anthropoémiques (3), par opposition aux sociétés
supposées primitives que nous décrions comme anthropophagiques,
il montre comment la passion du rejet de l'autre (barbare, sauvage,
cannibale...) nourrit une multitude de conduites, par exemple celles
que nous adoptons vis-à-vis du criminel que nous expulsons
ou confinons en tant que déchet social, alors que d'autres
sociétés seront, au contraire, portées à
le réinclure au moyen d'épreuves expiatoires et de
rites de réadoption. Le "détail" du film
sur lequel je m'attarde ici nous porterait à prolonger Lévi-Strauss
en remarquant ceci : plus nous subissons intensément les
contraintes et réquisits de la civilisation immunitaire et
plus nous éprouverons une horreur spontanée (devenue
une seconde nature) pour tout ce qui est susceptible de nous affecter
en tant que monade close, de constituer une effraction pouvant modifier
l'image narcissique de notre corps propre, de notre position ou
de notre valeur propre.
D'où le renforcement, dans nos sociétés, des
réflexes d'aversion à l'égard de tout ce qui
figure l'altérité irréductible à nos
conditions propres, l'intrusion, la contamination, le trouble identitaire,
etc. La passion émétique de nos trois jeunes filles
soucieuses de leur ligne plus que de leurs études apparaît
dans ce film comme une sorte de stade suprême stylisé,
névrotique, de cet autarcisme (qui pourrait s'abréger
en autisme culturel), de cette crainte de l'irruption qui va jusqu'à
s'étendre aux aliments qui font grossir et qui donc véhiculent
le poison de modifications subreptices du corps propre.
Cette obsession de l'intrusion est au reste la même qui travaille
nos sociétés ouest-européennes lorsqu'elle
prétendent se rendre étanches à toute infiltration
par les clandestins, les demandeurs d'asile, etc. Les charters qui,
jour après jour, "reconduisent" ces migrants à
leur point de départ sont les truchements de cette politique
émétique de l'étranger pauvre. Il faut être
une âme bien simple ou bien candide pour ne pas pouvoir imaginer
qu'une telle violence émétique en appelle d'autres,
par contrecoup, et qui prennent la forme de ces puissants vomissements
de violence anti - « occidentale » qui jalonnent depuis
le 11 septembre 2001 notre actualité mondiale.
Ce que présente Elephant, c'est au fond cette ligne de fuite
où les processus d'immunisation débouchent sur la
prolifération des forteresses vides et où deux figures
de la mort viennent converger : immunisation à mort d'un
côté (anorexie) et extermination "purificatrice"
de l'autre (Columbine fait signe vers Richard Durn). La zone d'indistinction
entre les deux formes extrêmes s'établit là
où, dans les deux cas, s'opère le passage par une
certaine notion du "propre", soit par des rites de "nettoyage"
: auto-lavage d'estomac artisanal dans un cas, éradication
d'une humanité corrompue de l'autre.
La démocratie immunitaire
Ces remarques ne sont que des variations autour de la thèse
que je soutiens dans La démocratie immunitaire (4). Il y
a, aux origines de la philosophie politique moderne, une idée
très simple de la liberté humaine, qui est indexée
sur une notion physique : la liberté, en toute première
approche, comme liberté naturelle, c'est une capacité
d'empêchement. C'est le fait, pour un liquide, de pouvoir
s'écouler "librement", l'absence d'empêchement
de s'écouler. Ainsi, dit Hobbes dans Le Citoyen, l'eau qui
est enfermée dans un vase n'est pas libre, du fait que ce
vase l'empêche de se répandre et, lorsqu'il se rompt,
elle recouvre la liberté. Nous avons là un modèle
mécaniste pour penser la liberté civile : la liberté
est absence d'obstacle extérieur à un mouvement, pour
toute créature, dit Hobbes, quelle qu'elle soit. Et de cette
sorte, nous dit-il, « une personne jouit de plus ou moins
de liberté, suivant l'espace qu'on lui donne (...) La liberté
civile est de cette même nature et paraît d'autant plus
grande que les mouvements peuvent être plus divers, c'est-à-dire
que plus on a de moyens d'exécuter sa volonté ».
Inutile d'insister longuement sur la façon dont une telle
conception de la liberté a pu inspirer toutes sortes de théories
libérales, aux origines de notre modernité économique
autant que politique : la liberté comme liberté de
l'entrepreneur, du citoyen qui se meut librement, qui diffuse librement
ses opinions, etc.
L'hypothèse que je défends est celle-ci : la pente
selon laquelle se diffuse aujourd'hui, dans les sociétés
occidentales, ce qu'il sera convenu d'appeler la culture démocratique,
se situe à l'opposé de ce que jalonne l'approche hobbienne.
D'une façon toujours plus insistante, unilatérale,
s'imposera dans ces sociétés l'évidence d'une
approche de la liberté indexée sur des idéaux
immunitaires et sécuritaires et liée à des
pratiques d'insensibilisation ("anesthésiques").
C'est ce que je désigne comme le paradigme de Renan : cette
définition sarcastique que l'auteur de La Vie de Jésus
donne, dans ses Souvenirs d'enfance et de jeunesse, de la démocratie
américaine ou à l'américaine, entendue comme
régime de nivellement et de médiocrité : «
On pourra se créer en un tel monde, des retraites fort tranquilles
(...) L'égalité engendre l'uniformité, et c'est
en sacrifiant l'excellent, le remarquable, l'extraordinaire, que
l'on se débarrasse du mauvais. Tout devient moins grossier
; mais tout est plus vulgaire ».
Mais Renan insistait aussi sur le fait que cette démocratie
avait les qualités de ses défauts : elle est tolérante,
facteur de modération, inhibitrice des violences politiques
et idéologiques - « La vulgarité américaine
ne brûlerait point Giordano Bruno, ne persécuterait
point Galilée ». Et Renan concluait, à propos
de la démocratie américaine sur cette formule qui
donne son impulsion à mon analyse : « Noli me tangere
(5), c'est tout ce qu'il faut demander à la démocratie
».
Ce que suggère la remarque de Renan, c'est l'existence dans
les sociétés modernes occidentales, d'une dynamique
forte selon laquelle la démocratie, entendue non seulement
comme régime institutionnel de la politique, mais, plus généralement,
en tant que régime général de la vie des hommes,
est fondamentalement un système d'immunité ou d'immunisation.
Immunisation des corps, des personnes, des opinions contre des pratiques
traditionnelles consistant à leur porter atteinte (tangere)
ou à les mettre à mal.
L'hypothèse sur laquelle travaille mon livre est que cette
dynamique s'est imposée, dans ces sociétés,
comme à ce point dominante et irréversible qu'elle
enraye, refoule ou contamine toutes les autres approches de la liberté
dans nos sociétés - notamment celle qui, dans toutes
ses équivoques possibles, s'agence autour du motif de la
« libre expansion ». Ce qui m'intéresse tout
particulièrement dans cette acception du démocratique
- entendu bien sûr comme signifiant majeur de notre époque
- , c'est son caractère tout négatif : la liberté
comme faculté de ne pas (subir des violences, des atteintes,
voire des interdictions). La contiguïté, donc, comme
le remarquait déjà Benjamin Constant au début
du XIXème siècle, entre ce motif immunitaire et celui
de la sécurité. Je cite Constant (De la liberté
des Anciens comparée à celle des Modernes, 1819) :
« Le but des anciens était le partage du pouvoir social
entre tous les citoyens d'une même patrie. C'était
là ce qu'ils nommaient liberté. Le but des modernes
est la sécurité dans les jouissances privées
; et ils nomment liberté les garanties accordées par
les institutions à ces jouissances ». Donc, ici aussi,
opposition entre deux approches de la liberté : partage du
pouvoir, forme communautaire de la liberté du côté
des Anciens ; et du nôtre, approche sécuritaire, assurancielle,
individualiste de celle-ci.
A partir de là, j'essaie de rendre visibles un certain nombre
de bifurcations enfouies au cœur des processus de civilisation
auxquels nous sommes assujettis : notamment le choix de l'immunité
contre celui de la communauté, dans les deux s'identifie
la même racine, le munus latin, entendu comme ce tribut qu'un
individu doit à une puissance. Le choix donc, pour les individus
d'une existence allégée des tributs et protégée,
mais dont la contrepartie est l'éloignement de l'horizon
de la communauté, pour autant que celle-ci suppose l'entre-exposition
des singularités et donc une sorte de généralisation
volontaire du tribut que chacun paie à chacun et à
tous.
Ce qui, au rebours de cette dynamique de l'expansion de l'en-commun
va triompher dans nos sociétés, c'est l'idéal
du retrait salutaire. La constitution, pour les individus et les
groupes d'auto-sphères et la multiplication des enveloppes
protectrices qui isolent les monades(6) individuelles et tendent
à faire de chaque existence un sanctuaire aspirant à
l'inviolabilité.
Insistons sur le motif de la dés-exposition, car c'est là
qu'on voit le plus distinctement se conjuguer, sous le régime
général de l'immunisation, des enjeux gestionnaires,
pastoraux (biopolitiques) et des enjeux juridiques. L'énergétique
démocratique consisterait en effet pour l'essentiel, aujourd'hui,
à désexposer des corps, des personnes, des opinions
(etc.) à des violences ou des dangers, ou des risques qui
hier encore les menaçaient : enfants exposés aux violences
sexuelles, bizuts exposés aux violences des anciens, dans
les grandes écoles, homosexuels exposés aux discriminations,
malades du sida exposés à l'ostracisme, mais aussi
citoyens exposés à la colère du souverain,
etc. Ces processus de désexposition, plus impétueux
dans certains domaines que dans d'autres, sont intriqués
à des discours et des dispositifs d'ordre juridique. Il s'agit
bien toujours, non seulement de protéger des corps ou des
opinions, mais aussi de faire valoir des droits. On trouve, dans
le refrain de la petite chansonnette qui sert d'hymne aux Restaurants
du cœur, un très remarquable compactage des dimensions
pastorale d'un côté, juridique de l'autre. Le texte
n'hésite pas, en effet, à se porter aux limites du
nonsense, proclamant : « Aujourd'hui, on n'a plus le droit.
D'avoir faim ni d'avoir froid »
Il y a donc cette rigoureuse codification immunitaire qui énonce
qu'aujourd'hui le fait que certaines catégories de désaffiliés
ou d'abandonnés puissent encore avoir froid est un scandale
; mais qui, de surcroît, ne saurait se contenter de dire :
Eh bien, ces corps perdus, nourrissons-les, abritons-les, mais se
doit de faire entrer cette prise en charge dans la dimension du
droit. D'où le couac de la ritournelle : à la limite,
c'est vous qui vous mettez hors-la-loi si vous vous avisez d'avoir
faim ou froid dans une société si rigoureusement alignée
sur les normes immunitaires. Et donc, votre faim et le froid qui
vous transit constituent un trouble à l'ordre public et,
logiquement, les agents de la BAPSA(7) y mettent bon ordre en vous
conduisant à Nanterre... Eternelle équivoque du récit
juridique du monde : derrière le droit qui est là
pour vous protéger, il y a la loi qui veille sur vous et
votre sécurité, au besoin en vous sanctionnant pour
votre bien (c'est le paradigme de la sécurité routière).
Insistons sur le fait que les processus dont on parle ici sont
transversaux dans nos sociétés, ils vont du micro-sociétal
au macro-historique. On les trouve à l'œuvre aussi bien
dans l'état de sidération où s'est retrouvée
l'opinion des Etats-Unis au lendemain du 11/09 (elle croyait habiter
un sanctuaire immunisé contre toute agression extérieure)
que dans tel épisode de la chronique scolaire en France où
l'on voit le ciel tomber sur la tête de quelques enseignants
qui avaient eu la malencontreuse idée de fouiller à
corps un groupe d'enfants après un vol dans un porte-monnaie...
Egalement, il faudrait insister sur le fait que l'élévation
continue des exigences immunitaires produits des effets désastreux
de séparation accrue entre notre monde et tous les autres,
tous ceux qui n'ont pas, pour des raisons multiples, les moyens
de "suivre "et se trouvent, de ce fait même, renvoyés
à des conditions d'exposition, de fragilité ou d'abandon
dont l'enjeu du sida en Afrique nous dévoile, entre autres,
toute l'horreur. C'est, toutes choses égales par ailleurs,
le même principe que dans notre institution scolaire où
chacun sait que le système de promotion des "bons"
(élèves) est, simultanément, un système
de production du déchet - des inadaptés, des cancres,
des stigmatisés.
Politique ou zoopolitique ?
Quelle serait notre objection majeure à la tournure toujours
plus résolument immunitaire que prennent aujourd'hui les
régimes et les sociétés démocratiques
? C'est une objection qui renvoie au cœur de nos débats
sur la biopolitique contemporaine. Pour tenter d'éclairer
ce point, faisons un détour par Hobbes, singulièrement
ce passage du Le Citoyen (2ème section, chapitre V, 5) où
celui-ci revient sur la fameuse définition d'Aristote qui,
dans La vie des animaux, ne craint pas de ranger les abeilles, les
fourmis et les grues au rang des animaux politiques, au côté
de l'homme, donc. Des animaux politiques, bien qu'ils soient privés
du logos, du langage et de la raison - et c'est là, bien
sûr, que cette définition a suscité la perplexité
des commentateurs. En fait, dit Hobbes, la formule d'Aristote est
claire : privés de raison, les animaux ne peuvent donc faire
des calculs d'intérêt ni contracter. En revanche, leur
instinct va leur suffire pour agir collectivement, diriger leurs
actions vers une fin commune, en volant ensemble selon un certain
ordre, en s'activant dans la fourmilière, etc. Ainsi, ces
animaux pourront être dits par Aristote « politiques
» au sens où leur instinct de sociabilité est
suffisamment développé pour qu'ils vivent ensemble,
en groupe en bonne entente, « tranquilles », sans «
sédition ni tumulte ».
Mais pour autant, peut-on appeler à proprement parler politique
cette aptitude au vivre ensemble ? Hobbes le conteste: ils ne font
que s'orienter instinctuellement vers un même but, on ne saurait
donc dire qu'ils se sont rassemblés en une seule et même
volonté comme font des hommes qui passent de l'état
de nature à celui de société civile en déposant
leur violence et contractant avec la totalité des autres
pour former cet artéfact proprement politique qu'est un souverain.
Les animaux qu'Aristote dit politiques sont une sorte de troupeau
sans pasteur que suffisent à orienter leurs sens et leurs
instincts. Cela vient notamment de ce qu'ils sont tous « conformes
», identiques les uns aux autres, fabriqués dans le
même moule. Donc, ces animaux pratiquent spontanément
une sorte de zoopolitique qui consiste à vivre en groupe
sans que la discorde éclate, à agir en commun vers
de mêmes objectifs à la réalisation desquels
chacun et tous agissent inlassablement. Ce n'est pas de la politique
au sens où l'entend Hobbes, car, pour lui, la politique suppose
que chacun soit doté de la faculté rationnelle d'analyser,
calculer et contracter qui lui permettra de passer de l'état
de nature à l'état civil. Mais c'est bien néanmoins,
si on veut rester près d'Aristote, une sorte de politique,
au sens où l'on peut bien dire que ces animaux sociaux, sociables,
sont bien dotés d'une sorte d'autogouvernement qui leur permet
de conserver indéfiniment leur cohésion.
Hobbes voit la « politicité » des humains aux
antipodes de ce qu'Aristote suggère comme qualité
« politique » des fourmis ou des grues ; pour lui, en
effet, il est vital, pour les humains, de passer à l'ordre
politique, parce que leurs affects, le désir d'expansion
propre à chacun, les conduit inéluctablement à
se diviser et à entrer en conflit les uns avec les autres
; les hommes, tous différents les uns des autres, sont naturellement
insociables - ce qui ne veut pas dire qu'ils n'aspirent pas à
vivre en société : « les animaux privés
de raison ne voient ou ne s'imaginent pas de voir quelque défaut
en leurs polices ; mais en une république, pour si petite
qu'elle soit, il se trouve toujours diverses personnes qui croient
savoir plus que les autres, qui abondent en leur sens, et qui, par
leurs innovations, font naître les guerres civiles ».
Ce qui rend indispensable le recours au Léviathan pacificateur
(le souverain), c'est cette diversité humaine, attisée
par l'inscription de l'humanité dans l'ordre du langage :
loin de rapprocher les hommes, le langage les sépare, attise
leurs divisions « L'homme a une langue, qui est, à
dire le vrai, une trompette de sédition, une allumette de
la guerre ».
Quoi qu'il en soit de ces prémisses de l'anthropologie hobbienne
ce qui paraît ici fondamental, c'est l'hétérogénéité
en lumière entre deux figures de la politique : une hyperbiopolitique
jusqu'à pouvoir être désignée comme zoopolitique,
qui va réduire la politique à la dimension de la formation
du rassemblement, sous l'effet de mouvements instinctifs, de sensations
et d'évidences partagées, sans délibération,
dans un jeu de perpétuation sans fin de la compacité
du groupe orienté vers un même but : le déplacement,
la production du miel, la construction de la fourmilière,
etc. L'autre qui va insister, comme le fera H. Arendt après
Hobbes, sur le fait que le domaine propre de la politique, en tant
qu'elle est affaire des hommes et non point de l'Homme, c'est l'élaboration
de la diversité et de la conflictualité qui y trouve
sa source.
Ce qui paraît assez probable, c'est que l'alignement toujours
plus marqué du paradigme démocratique sur les sensibilités
et les "appétits" immunitaires, avec les formes
de rassemblement sans délibération qui en découlent,
tende davantage à faire prévaloir une sorte de biopolitique
dans le sens aristotélicien supposé par Hobbes (le
troupeau autoguidé) qu'une forme politique supposant diversité
humaine et division, et donc définie comme élaboration
sans fin de celles-ci, cheminant entre le double écueil d'une
paix anesthésique et d'une guerre civile réveillée.
Alain Brossat, 10 mars 2004
(1) Qui utilise la construction par juxtaposition des unités
linguistiques, sans mot de liaison explicitant le rapport qui les
unit.
(2) Qui provoque le vomissement.
(3) Pour Lévi-Strauss, le mode anthropoémique de
traitement des anormaux par une société consiste à
les vomir, c'est-à-dire à les rejeter dans des espaces
protégés, des hôpitaux, des asiles, des prisons.
(4) La démocratie immunitaire, La Dispute, 2003.
(5) Que personne ne me porte atteinte !
(6) Chez Leibniz, substance simple, active, indivisible, dont le
nombre est infini et dont tous les êtres sont composés.
(7) Brigade d'Assistance aux Personnes Sans Abri.
Alain Brossat enseigne la philosophie à l'Université
Paris VIII Saint-Denis. Ses derniers ouvrages parus sont : Le Corps
de l'ennemi. Hyperviolence et démocratie, La Fabrique, 1998
; L'Animal démocratique. Notes sur la post-politique, Farrago,
2000 ; Pour en finir avec la prison, La Fabrique, 2001.
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