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Hambourg – les dispositifs de sécurité Alain Brossat
décembre 2008

Origine : http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=690

Il s'agit, en rappelant la façon dont, dans le cours intitulé "Sécurité, territoire, population", Foucault se déplace du motif des disciplines vers celui des dispositifs de sécurité, de tenter de montrer comment ceux-ci sont aujourd'hui installés au coeur du gouvernement des vivants. Deux exemples contemporains viennent à l'appui de l'analyse: la prise en charge de la pandémie du sida et la réduction du caractère de fléau du phénomène "Front national".

1Je soutiendrai, dans cet exposé, une hypothèse distincte : les dispositifs de sécurité, tels que Foucault les a définis et en a établi la généalogie notamment dans son cours au Collège de France intitulé Sécurité, Territoire, Population, cours de l’année 1977-78, sont devenus les mécanismes dominants du gouvernement des vivants, du biopouvoir et de la biopolitique contemporains. « Dominants » veut dire ici les plus efficients, les mieux adaptés aux conditions générales de ce gouvernement, mais pas du tout exclusifs ni homogènes : d’une part ils se présentent dans un champ de différenciation, d’autre part, ils se combinent avec d’autres dispositifs, des appareils disciplinaires traditionnels, notamment. Foucault a souvent insisté sur le fait que le processus de gouvernementalisation des populations dans les sociétés modernes et contemporaines suppose des combinaisons infiniment variables de formes de rationalité gouvernementale et de dispositifs hétérogènes. Et donc, l’avènement des mécanismes de sécurité, la façon dont ils prennent aujourd’hui leur pleine expansion, ne suppose aucunement la disparition des disciplines et de leurs enjeux et, encore moins, à mon sens, ceux du pouvoir souverain, y compris dans sa forme la plus traditionnelle.

2Sécurité, Territoire, Population présente un déplacement dans la perspective de recherche adoptée par Foucault, déplacement sensible si on met ces cours en relation avec deux textes bien connus qu’il a publiés dans les années qui précèdent – Surveiller et punir (1975) et La Volonté de savoir (1976). L’accent n’est plus tant porté sur une définition des disciplines ou une analytique du pouvoir, des pouvoirs plutôt, que sur la question : qu’est-ce que gouverner ? Ce qui suppose une acception élargie de la notion de « gouvernement » - gouvernement des Etats par les princes, bien sûr, mais aussi gouvernement des enfants, gouvernement de soi-même, gouvernement des âmes… Ce déplacement se produit, si l’on veut, à l’intérieur d’un même topos, celui de la biopolitique et du biopouvoir, du pastorat des populations, entendus comme formes générales du gouvernement des vivants dans les sociétés modernes. Ce n’est pas pour rien que Foucault rappelle la définition de ce qu’il entend par biopouvoir dès la première leçon de ce cours : le biopouvoir, c’est « l’ensemble des mécanismes par lesquels ce qui, dans l’espèce humaine, constitue ses traits biologiques fondamentaux va pouvoir entrer à l’intérieur d’une politique, d’une stratégie politique, d’une stratégie générale du pouvoir ». Simplement, à partir de cette définition générale, Foucault va ouvrir un nouveau chantier, ou, si l’on veut, faire une nouvelle proposition : dans nos sociétés, « l’économie générale du pouvoir serait en train de devenir de l’ordre de la sécurité ». Une suggestion qui va le conduire à développer sa réflexion autour d’un nouvel axe : sécurité-population-gouvernement et à expérimenter de nouveaux concepts : dispositifs ou mécanismes de sécurité, population, gouvernementalité, pastorat, conduites de résistance, révoltes de conduite, contre-conduites, etc., et, plus généralement, à réfléchir sur l’émergence, beaucoup plus tôt qu’on ne l’imagine souvent, des linéaments d’une rationalité gouvernementale de type « libéral » - sur les origines du libéralisme non pas comme système économique mais comme « grand discours ».

3En se concentrant sur le triple motif « Sécurité, territoire, population », Foucault entend donc bien « poursuivre l’analyse des mécanismes de pouvoir commencée il y a quelques années ». Donc, sur ce plan, pas de rupture : on s’inscrit dans la continuité de cette analytique du pouvoir renouvelée qu’il a présentée dans La Volonté de savoir, et qui s’oppose à toute notion d’un pouvoir défini comme instance séparée, donnée préalable ou puissance existant avant que ne s’établissent des relations entre lui-même et d’autres instances, domaines ou objets – la société, le peuple, la famille, l’individu… Selon cette conception « immanentiste » du pouvoir, celui-ci ne « se fonde pas sur soi-même et ne se donne pas à partir de lui-même » ; le pouvoir n’est pas à lui-même sa propre source en tant, par exemple, que souveraineté s’établissant sous le coup d’une décision ou d’un acte de fondation), il est au contraire ce qui va apparaître comme producteur d’effets dans l’établissement d’un champ de forces réelles, ce qui va apparaître comme mécanisme ou dispositif agissant dans l’établissement d’un champ de forces réelles, dans la mise en relation d’éléments divers : un souverain, des forces sociales, des discours, des désirs, des savoirs, des appareils… Le pouvoir n’est pas un grand Sujet dont le discours et les décrets encadreraient et mettraient en forme tout un ensemble social et politique dans un espace donné. Il est purement immanent à la constitution de champs de forces dans lesquels prennent forme des discours, des stratégies, des projets de conduite des conduites. C’est donc bien la même grande entreprise polémique qui se poursuit – détrôner le Souverain et sa Loi comme les grands sujets, les grands acteurs du pouvoir.

4C’est donc toujours en référence à cette analytique du pouvoir qu’il va s’agir de comprendre la spécificité des dispositifs de sécurité, du point de vue des compositions de savoirs et de technologies qui sont destinés à donner son efficience maximale au gouvernement des vivants dans les sociétés contemporaines.

5Il existe en gros, dit Foucault, trois modalités destinées à assurer la sécurité – assurer la sécurité apparaissant dans les sociétés modernes comme la pièces maîtresse d’un art général du gouvernement :

* Poser la loi et fixer la punition pour qui l’enfreint (c’est l’économie de la souveraineté, la façon dont procède la monarchie absolue).

* Poser la loi encadrée par des mécanismes de surveillance et de correction (c’est le modèle disciplinaire).
* Enfin, mettre en place des dispositifs de sécurité consistant à insérer un phénomène (une maladie, une forme de déviance sociale, le vol par exemple, un « problème », l’échec scolaire par exemple, « à l’intérieur d’une série d’événements probables », c’est-à-dire à le soumettre aux conditions d’un système de prévisibilité.

6C’est donc à cette troisième modalité que Foucault s’intéresse dans ce cours. Ce qui est en jeu, ici, ce ne sont pas seulement des modèles machiniques du pouvoir, substitués aux modèles indexés sur la figure du maître, ce sont aussi des schèmes de rationalité. En effet, pour Foucault, ce sont des formes de rationalité spécifiques qui, en liaison avec des procédures réglées, s’imposent chaque fois que s’expérimente et se met en place un nouveau dispositif de pouvoir. C’est ce qu’il va montrer en s’appuyant sur l’exemple de la variolisation qui, pour lui, est le premier des laboratoires dans lesquels s’expérimentent les mécanismes de sécurité. Une précision s’impose ici, en passant : si, d’une certaine façon, comme le dit Paul Veyne, la philosophie de Foucault peut être considérée comme un historicisme radical, d’une autre, il se distingue ici vigoureusement d’un certain point de vue historiciste – celui qui consisterait à faire coïncider des époques et des formes de pouvoir – du genre : régime de souveraineté égale monarchie absolue, âge d’or des discipline égale époque de l’accumulation primitive capitaliste, etc. En effet, pour Foucault, il ne s’agit nullement de décrire des formes institutionnelles de pouvoir plus ou moins adéquate à une période historique, mais bien des agencements, des formes d’appareillage du réel par des stratégies et des projets de conduite ou de gouvernement – ce qu’il appelle couramment dispositifs ou mécanismes. Et le propre de ces systèmes d’appareillage du réel et, singulièrement, du vivant est d’être mobiles, transposables, variables, de pouvoir se combiner les uns les autres ou d’entrer en conflit les uns avec les autres, sans que jamais il ne soit possible de faire coïncider tel d’entre eux avec une institution donnée ou une époque déterminée. Foucault va donc pouvoir dire ceci : « Les mécanismes disciplinaires n’apparaissent pas simplement à partir du XVIII° siècle, ils sont présents à l’intérieur du code juridico-légal. Les mécanismes de sécurité eux aussi sont fort anciens comme mécanismes. Je pourrais dire aussi, à l’inverse, que si l’on prend les mécanismes de sécurité tels qu’on essaie de les développer à l’époque contemporaine, il est absolument évident que ça ne constitue aucunement une mise entre parenthèses ou une annulation des structures juridico-légales ou des mécanismes disciplinaires ».

7A mon sens, l’idée qui travaille ici est proche de ce qu’à la même époque, dans ses travaux sur Marx, Althusser nomme surdétermination : pour Foucault, donc, un dispositif global de pouvoir ne va pas à proprement parler se substituer à un autre, le destituer ou l’effacer, il va le « surdéterminer » : il devient la modalité dominante du pouvoir, dans une topographie (espace-temps) donnée, une modalité dominante qui, d’une certaine manière plie les autres à ses conditions, sans les annuler – au contraire, en se combinant avec elles. On a peut-être là une matrice théorique qui permet de mieux rendre compte de la complexité des systèmes de pouvoir contemporains, spécialement sous nos latitudes, que la formule générique « sociétés de contrôle » dont la faiblesse serait de placer l’accent exclusivement sur une seule modalité du gouvernement des vivants – le contrôle. Comme on va le voir, le propre des dispositifs de sécurité est, au contraire, d’intégrer et de combiner des modalités diverses et, de ce fait, de pouvoir prendre en compte des variables multiples. Ceci n’étant compréhensible qu’à la condition expresse que l’enjeu global de ce que Foucault nomme ici « sécurité » ait été clairement distingué de ce qui est couramment subsumé dans nos sociétés sous ce vocable par la logomachie sécuritaire.

8Venons-en enfin aux faits. Le propre des mécanismes de sécurité, dit Foucault, est de supposer un type de normalisation tout à fait particulier. La loi codifie une norme, elle lui donne la forme réglée d’un appareil judiciaire qui veille à son application. La normalisation disciplinaire, elle, établit un partage rigoureux entre le normal et l’anormal – le normal est ce qui est capable de se conformer à la norme, l’anormal ce qui en est incapable et donc, dans les espaces disciplinaires il est question de normation (mise en conformité avec des normes fixées) davantage que de normalisation à proprement parler. Avec les dispositifs de sécurité, c’est une autre figure de la normalisation qui prend forme. Quelque chose, dit Foucault, qui se situe « en dessous, dans les marges et peut-être même à contresens d’un système de la loi ». C’est ce qu’il va essayer de montrer sur l’exemple de la variolisation qui fonctionne pour lui comme un véritable « modèle analogique » pour l’ensemble des dispositifs de sécurité.

9Il commence par rappeler que la variole est la maladie la plus endémique de toutes celles qu’on connaissait à l’époque où l’on commence à expérimenter la variolisation – soit au début du XVIIIè siècle. Ceci se traduit alors par le fait que tout enfant naissant à l’époque, en France ou en Angleterre, avait deux chances sur trois de contracter cette maladie, le aux de mortalité étant de un sur huit. La variole, au reste, ne s’effaçait jamais du tableau et connaissait des flambées épidémiques intenses qui produisaient des pertes humaines importantes. A partir de 1720, on commence donc à pratiquer la variolisation en Angleterre et, à partir de 1800, la vaccination. La variolisation consiste à inverser les procédures habituellement adoptées face aux épidémies et autres maladies endémiques, procédures classiques qui consistaient à empêcher la maladie ou la contagion de progresser en isolant les malades, en les chassant hors des murs ou, au contraire, en les y enfermant. Le principe de cette inversion est simple : on inocule la variole, on provoque donc chez les individus concernés quelque chose qui est la variole elle-même, mais sous une forme atténuée, destinée à protéger l’individu contre des attaques virulentes de la maladie. Ainsi, la procédure inversée consiste à « prendre appui sur cette espèce de première petite maladie artificiellement inoculée » pour « prévenir les autres attaques éventuelles de la variole ». Eh bien, dit Foucault, on a là « typiquement un mécanisme de sécurité ». Ce trait, ce tour « typique », il va le retrouver dans le type de gestion proto-biopolitique des espaces urbains qui se met en place au XVIIIè siècle, ou bien encore dans la prise en charge, dans la seconde moitié du même siècle du problème des disettes de céréales et des troubles qui en découlent.

10L’innovation consiste donc ici - et c’est, distinctement, un nouveau mode de rationalité et pas seulement de nouvelles techniques qui apparaît – non pas à tenter d’endiguer le phénomène négatif et producteur d’irrégularités à tout prix, mais au contraire à le « laisser jouer », à lui accorder un certain espace d’expansion, voire à le provoquer artificiellement, pour mieux pouvoir le canaliser et le contrôler. Ce qui s’impose est donc la notion d’une régularisation, qui peut s’appeler aussi « normalisation » et qui consiste à faire en sorte que la variole cesse d’être ce fléau qui fauche un enfant sur huit, davantage en période de virulence aiguë, puisse être repoussée vers des moyennes statistiques plus basses. Il ne s’agit pas d’éradiquer la variole, objectif alors irréaliste, mais, partant de l’idée qu’elle est un élément de la réalité, de jouer sur le phénomène afin qu’il perde son caractère de fléau et d’irrégularité majeure, de facteur de disruption sociale ; il s’agit de jouer sur le phénomène d’une manière telle qu’il soit retourné contre lui-même et s’affaiblisse dans ce jeu subtil où on le fait jouer contre lui-même.

11On a là un « modèle » de mise en œuvre d’une forme de gouvernement de la vie, d’exercice d’une forme de pouvoir, d’établissement d’une relation spécifique entre gouvernants et gouvernés, un modèle pastoral dont on peut diagnostiquer qu’il se retrouve, de nos jours, dans la manière dont les pouvoirs vont affronter des « problèmes » de santé publique, mais aussi d’ordre public aussi divers que l’usage des drogues, l’alcoolisme, le tabagisme, les accidents de la route, mais d’autres encore sur lesquels je m’arrêterai à la fin de cet exposé.

12Les formes de rationalité inédites qui se mettent en place avec l’avènement de tels dispositifs supposent aussi l’appropriation de savoirs nouveaux. Ainsi, la lutte contre la variole, puis la vaccination reposent sur des calculs en termes de probabilités, et ce grâce aux instruments statistiques dont on dispose à l’époque. Avec ces instruments, on va aborder la maladie comme un phénomène quantifiable dans lequel on repérera des régularités sur lesquelles on va s’efforcer de jouer. C’est à cette condition qu’on va, dit Foucault, apprendre à « repérer un problème », la variole comme problème sur lequel il s’agit de s’assurer des prises plus efficaces. Repérer un problème, en l’occurrence, cela va consister à déterminer ce que sont des risques de morbidité, des risques de mortalité en fonction de différentes données : l’âge d’un individu, son lieu de résidence, sa profession, etc. L’émergence de la notion de risque est ici fondamentale : elle va permettre des approches différenciées, plus précises du fléau – on va découvrir qu’il y a des zones de plus ou moins grand risque (de contracter la maladie) et on va pouvoir travailler sur ces particularités et disparités. Au bout de cette démarche régressive, on va pouvoir travailler sur chaque cas, et analyser à partir de là la façon dont s’établissent des régularités. On va calculer des taux de morbidité, selon les lieux et situations, et parvenir à une certaine notion du « normal » indexé sur des moyennes et non pas des prescriptions – un taux de morbidité « normal », un taux de mortalité « normal » sur lequel il va précisément s’agir de travailler, afin de l’infléchir, et de façon à ce que le phénomène s’atténue sans disparaître.

13Ce qui est intéressant, c’est que ces mécanismes de sécurité se rodent dans un topos général où la souveraineté demeure l’économie dominante du pouvoir ou bien ce que Foucault appelle la forme « majeure » de pouvoir. En apparaissant à l’épreuve d’enjeux comme l’ordre urbain, les disettes et les épidémies, les dispositifs de sécurité produisent un infléchissement de la souveraineté. Traditionnellement, depuis Machiavel, la question de la souveraineté est celle de la sûreté du Prince dans ses territoires. Une relation essentielle s’établit entre staticité d’un territoire et exercice de la souveraineté. Ici apparaît un acteur nouveau, la population, et, en rapport avec cet acteur, de nouveaux enchaînements : souveraineté, circulation, population. Les trois phénomènes de la rue, du grain et de la contagion ont en commun, remarque Foucault, de tourner autour du problème de la circulation. Le souverain doit donc désormais répondre à un nouveau défi : moins, désormais, veiller à l’intégrité de son territoire que veiller à assurer les circulations utiles et à s’opposer à celles qui sont néfastes : « (…) laisser faire les circulations, trier les bonnes et les mauvaises, faire que ça bouge toujours (…) mais d’une manière telle que les dangers inhérents à cette circulation en soient annulés ».

14Un tournant majeur se profile ici, en termes d’exercice du pouvoir et de programme de gouvernement : désormais, l’exercice de la souveraineté ne va plus tant tourner autour du souci d’assurer la sûreté du Prince en ses Etats qu’autour de la tâche d’assurer la sécurité de la population et, par conséquent, de ceux qui la gouvernent. On voit émerger ici le motif de la sécurité dans le sens global qui prévaut aujourd’hui encore, si l’on veut bien faire abstraction des démagogies sécuritaires : non plus tant ce qui vise à prémunir l’autorité centrale contre des menaces internes ou externes (subversion ou invasion), mais plutôt ce qui a trait aux conditions générales selon lesquelles une population donnée vit, ou non, en sécurité. Ce qui a trait aussi bien à des conditions policières (l’ordre public, la « sécurité des citoyens ») que, tout autant, des conditions globales concernant les domaines sanitaire, hygiénique, alimentaire, climatique, environnemental, etc. La sécurité est aujourd’hui un système global et permanent d’assurance, de protection, d’immunisation voire de sanctuarisation des vivants contre les risques et dangers pesant potentiellement sur les populations. Ou plutôt, la sécurité est un objectif assigné au gouvernement des vivants et qui, sans jamais cesser d’être la ligne d’horizon de celui-ci, se trouve plus ou moins efficacement rempli.

15On le voit bien, même si la dimension de la souveraineté ne disparaît pas, dans ce topos, elle apparaît de plus en plus absorbée par cette économie nouvelle du gouvernement dans laquelle l’axe du gouvernement des vivants n’est plus du tout la relation d’obéissance absolue des gouvernés aux gouvernants mais le bon fonctionnement de mécanismes complexes par le biais desquels les gouvernants (au sens extensif du terme) s’efforcent d’orienter, de contrôler, d’infléchir les conduites collectives dans un sens qui permette de réduire la part des irrégularités disruptives (de l’ingouvernable, donc) sans pour autant prétendre transformer de fond en comble ce qui constitue un « fond » de réalité donnée, en un espace-temps donné. Cette forme du gouvernement des vivants tournée vers la sécurité s’installe d’emblée dans le relatif, elle bannit les présomptions de reconstruction du réel, de refonte du vivant et c’est la raison pour laquelle Foucault y voit la matrice d’une gouvernementalité proto-libérale.

16Ce que j’aimerais tenter de montrer rapidement, maintenant, c’est la façon dont des dispositifs de sécurité apparemment très différents les uns des autres, mais relevant tous de la matrice décrite par Foucault, sont à l’œuvre dans nos sociétés. J’aimerais montrer comment ils fonctionnent en tant que dispositifs régulateurs, crans d’arrêt de désastres ou de risques majeurs, dispositifs de capture et d’apprivoisement de ceux-ci. Saisir le principe de fonctionnement de ces mécanismes peut permettre d’échapper à toutes sortes d’apories qui grèvent le débat classique autour de la compétence et de l’incompétence des élites gouvernementales dans leur prise en charge des affaires publiques. Il apparaît en effet que l’efficace de ces mécanismes ne repose pas sur la relation qui s’établit entre la capacité rationnelle d’un sujet gouvernant et l’exercice réglé d’un pouvoir sur une population donnée, mais bien sur une combinaison variable d’actions gouvernementales, de conduites, de pratiques régulatrices, de variables objectives et subjectives qui, à l’évidence, font partie du domaine de l’ingouvernable – un ensemble de facteurs dont les interactions vont produire les effets de modération des irrégularités survenues, agir, effectivement, comme mécanisme de sécurité et entrer, de ce fait même dans le champ de la gouvernementalisation du vivant (au sens où, notamment, des éléments de prévisibilité vont pouvoir être pris en compte).

17J’ai ici en tête deux grosses irrégularités qui se sont manifestées dans la France des années 1990, deux « gros » risques totalement hétérogènes l’un à l’autre – la pandémie de sida d’une part, la montée du Front national de l’autre.

18Concernant la première, c’est bien la mise en place d’un mécanisme de sécurité à mon sens exemplaire qui a fait qu’un phénomène qui, ayant fait irruption sous les traits d’une véritable catastrophe, portant les traits les plus classiques du pur désastre (« peste des homosexuels », « génocide », « holocauste »…) a pu non pas être éradiqué mais bien, en quelques années, encadré, endigué et combattu d’une façon tel qu’il perde son caractère de catastrophe hors contrôle pour acquérir le statut de maladie à affronter sur le long terme. Le modèle de prise en charge du phénomène qui s’est mis en place chez nous n’est pas disciplinaire. Il repose sur la combinaison de schèmes rationnels, de mise en œuvre de savoir et de technologies de pouvoir très différenciés : une politique sanitaire faisant appel à la responsabilisation des sujets davantage qu’à la contrainte et à la répression, un développement intense de programmes de recherche et la recherche permanente d’appuis directs sur les sensibilités partagées et les conduites induites par le niveau d’autocontrôle moyen atteint dans une société comme la nôtre. Le propre d’un mécanisme de sécurité, c’est, de ce point de vue, de combiner la dimension du gouvernable avec celle de l’ingouvernable, en l’occurrence, une sage politique consistant non pas à stigmatiser les malades du sida mais à les prendre en charge et les suivre, non pas à enfermer les usagers de stupéfiants mais à rendre disponible des seringues stériles, et de l’autre à inclure dans des calculs, dans un horizon de prévisibilité cette dimension relevant par définition de l’ingouvernable (renvoyant tout simplement au procès de la civilisation) qui est celle du pari fait sur une « compliance » accrue des individus, une « plus grande adhésion » de leur part à des conduites de protection, fondée sur la supposition de l’existence d’une élévation du niveau de discernement moyen face aux défis lancés à la population par les caractéristiques propres de ce type de maladie contagieuse et épidémique. La mise en place du dispositif de sécurité suppose, en termes de rationalité gouvernementale et de technologie de pouvoir, le rejet décidé des modèles anciens, les schèmes d’exclusion et de mise à l’écart traditionnellement mis en œuvre par l’autorité (et la population elle-même, pour une part) face à la lèpre ou à la peste. On a bien affaire ici à un mécanisme de sécurité puisque, comme l’écrit Delphine Moreau, le procédé mis en œuvre consiste non pas à « séparer les malades des non-malades, mais [à] intégrer le risque dans la réaction face à l’épidémie et à s’appuyer sur lui (…) non pas à interdire des pratiques ou les contrôler, mais [à] s’appuyer sur elles pour y introduire les éléments nécessaires de prévention ». On le voit bien ici aussi, la mise en place de mécanismes de sécurité a des implications particulières en termes de modes de subjectivation des risques et des irrégularités majeures du type du sida : elle suppose d’une part l’émergence d’un type d’individu capable de calculs, de prévisions, de conduites de modération et, d’autre part, celle de groupes porteurs d’une subjectivité commune et aptes à développer des stratégies de résistance spécifiques ou de promouvoir des conduites de responsabilité spécifiques, en tant que collectifs (Act Up…). De ce point de vue, les dispositifs de sécurité font référence à une forme de pastorat « sophistiqué », pour autant que celui-ci implique non pas seulement la disponibilité des brebis aux injonctions du berger, leur réceptivité à sa sage conduite du troupeau, mais toutes sortes d’interactions entre gouvernants et gouvernés, sans lesquelles le mécanisme s’enraye.

19Plus litigieux encore, le cas de la montée du Front national dans les années 1990, puis de son affaissement au cours des dernières années, après le « pic » de 2002. L’affaire est infiniment sensible, en France, et je sais que l’interprétation que je vais proposer ici est susceptible de faire grincer les dents de plus d’un « vertueux »… Il m’apparaît en effet que ce n’est pas du tout aux conditions d’un jeu politique classique dans lequel des forces adverses s’opposent et des rapports de forces s’établissent dans cet affrontement que s’est produit, depuis 2002 le phénomène d’« atténuation » de la virulence de ce fléau politique que fut, au cours de la décennie antérieure, la montée en apparence inexorable de ce parti d’extrême droite xénophobe. En d’autre termes, ce n’est pas la composition d’une force « antifasciste », « antiraciste », ce n’est pas la diffusion d’un contre-discours antiraciste, humaniste, progressiste (etc.) qui a fait reculer le phénomène Le Pen de manière décisive, au point de la ramener en dessous de 10% des voix lors des dernières élections présidentielles. Ce n’est pas la « bataille des idées » ni l’affrontement direct entre les forces du FN et celles de leurs adversaires qui auraient conduit à la « défaite » de celui-ci – il n’y a pas eu défaite mais infléchissement d’une courbe de virulence et cela ne s’est joué de manière décisive ni au plan de l’idéologie (ou des discours), ni dans la rue. Le débouché, peu glorieux, de toute la grande émotion « antifasciste » qui s’est emparée de vastes secteurs de la population, en mai 2002, a été le plébiscite de Chirac, un représentant un peu pâle de l’ »antifascisme » au second tour de l’élection présidentielle, avec plus de 80% des voix.

20Ce phénomène de résorption sans crise ni rupture de ce qui était perçu par beaucoup comme un facteur de disruption de première grandeur (la montée du FN) demeure assez énigmatique aux yeux de beaucoup pour une simple raison : leur perception de ce phénomène était totalement obscurcie par une comparaison spontanée entre la progression de Le Pen et la montée des fascismes européens dans l’entre-deux-guerres. A se laisser prendre au théâtre tribunicien et aux provocations post-nazies de l’ancien parachutiste, on en venait à s’illusionner totalement sur la nature et la stratégie de ce parti : une machine populiste, démagogique, rassemblant les laissés-pour-compte de « la crise » sur la base d’une xénophobie, d’un anti-intellectualisme et d’un anti-parlementarisme traditionnels, mais nullement un parti néo-fasciste préparant le renversement des institutions démocratiques. Ce qu’ignoraient totalement les approches les plus alarmistes et souvent paniquardes du phénomène Le Pen, c’est la condition de continuité existant entre ce qu’il incarnait et ce que tentaient de promouvoir d’autres secteurs de la droite – ce qui a permis à Sarkozy, issu du sérail du parti majoritaire de la droite de se faire élire en « empruntant » largement son programme au FN. Ce qui a trompé la plupart des analystes, c’est la marque de l’exception absolue qu’ils ont cru discerner dans la stratégie de ce parti et le discours de son chef – là où rien n’apparaissait qui ne soit, au fond, susceptible d’être résorbé par l’efficace des mécanismes de sécurité (comme dans à peu près toutes les autres démocraties d’Europe occidentale, d’ailleurs). Comme chacun peut le constater, le grand théâtre de l’ »affrontement » entre Le Pen et ce qui entendait s’opposer à lui et la cristallisation de la vie politique française autour de cet enjeu pendant une année est surtout ce qui a servi à la droite conservatrice « républicaine » et libérale de ramasser la mise et de pulvériser la gauche de gouvernement.

21Toute comparaison entre ce qui s’est joué autour du phénomène Le Pen et les désastres politiques auxquels on a assisté en Europe occidentale et moyenne dans l’entre-deux-guerres est grevée par cette disparité radicale entre les deux topographies : ce qui caractérise les années 1920 et 30, aussi bien au niveau de l’Etat, des institutions et appareils politiques qu’au plan de la société, c’est l’absence de mécanismes de sécurité dont l’effet est qu’une irrégularité enchaîne sur une spirale de dérèglements qui, à leur tour, produisent une catastrophe. Ce que montre à l’inverse la façon dont la supposée « peste brune » relookée incarnée par Le Pen (ou Haider en Autriche, ou Bossi en Italie…) s’avère n’être au bout du compte qu’un gros rhume des foins de la démocratie représentative, c’est l’établissement, hors de tout champ de visibilité directe, de puissants mécanismes de sécurité dans lesquels sont à l’œuvre, comme dans le cas du sida, des facteurs et éléments composites : des mécanismes institutionnels (un système électoral empêchant les partis « extrémismes » d’accéder au Parlement), une sorte de règle de modération implicite du corps électoral qui l’empêche de commettre l’irréparable en 2002, en dépit d’une propension croissante à manifester, à l’occasion des élections, son mépris et son dégoût de l’institution politique, une sorte de « correction morale » de la grande presse qui lui interdit de soutenir ouvertement le parti xénophobe, les calculs d’intérêt rationnels des autres partis de droite qui les conduisent à refuser toute alliance durable ou stratégique avec le FN, etc. Tout ceci va se combiner pour faire en sorte qu’après la grosse peur de mai 2002, le phénomène qui, quelques années auparavant apparaissait si alarmant que certains esprits libres en venaient à se demander s’il ne serait pas temps d’exterminer « la bête » avant que l’irréversible ne nous ait saisis, se résorbe insensiblement, d’élection en élection au point non pas de disparaître mais, disons, de faire partie à nouveau de cette part du « négatif » voire de l’abject sans laquelle il n’est pas de vie politique dans une démocratie contemporaine.

22Ainsi, tout semble se passer comme si, dans nos sociétés, ces dispositifs de sécurité étaient à ce point rodés et efficients, enracinés dans l’épaisseur de la vie politique et de la vie sociale que même nos erreurs de perspectives, nos bévues analytiques, nos fantasmagories politiques, nos automatismes mémoriels mal employés pouvaient malgré eux, malgré tout, contribuer à tempérer des risques, à contribuer à la régulation du cours des choses et, en termes de gouvernementalité du vivant, assurer l’essentiel : la continuité des choses, l’intégrité, globalement, du troupeau humain et la persistance de l’appareil de domination fondé, entre autres, sur la relation dynamique entre gouvernants et gouvernés.

Alain Brossat, «Hambourg – les dispositifs de sécurité», Revue Appareil [En ligne],

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