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Origine : http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=690
Il s'agit, en rappelant la façon dont, dans le cours intitulé
"Sécurité, territoire, population", Foucault
se déplace du motif des disciplines vers celui des dispositifs
de sécurité, de tenter de montrer comment ceux-ci
sont aujourd'hui installés au coeur du gouvernement des vivants.
Deux exemples contemporains viennent à l'appui de l'analyse:
la prise en charge de la pandémie du sida et la réduction
du caractère de fléau du phénomène "Front
national".
1Je soutiendrai, dans cet exposé, une hypothèse distincte
: les dispositifs de sécurité, tels que Foucault les
a définis et en a établi la généalogie
notamment dans son cours au Collège de France intitulé
Sécurité, Territoire, Population, cours de l’année
1977-78, sont devenus les mécanismes dominants du gouvernement
des vivants, du biopouvoir et de la biopolitique contemporains.
« Dominants » veut dire ici les plus efficients, les
mieux adaptés aux conditions générales de ce
gouvernement, mais pas du tout exclusifs ni homogènes : d’une
part ils se présentent dans un champ de différenciation,
d’autre part, ils se combinent avec d’autres dispositifs,
des appareils disciplinaires traditionnels, notamment. Foucault
a souvent insisté sur le fait que le processus de gouvernementalisation
des populations dans les sociétés modernes et contemporaines
suppose des combinaisons infiniment variables de formes de rationalité
gouvernementale et de dispositifs hétérogènes.
Et donc, l’avènement des mécanismes de sécurité,
la façon dont ils prennent aujourd’hui leur pleine
expansion, ne suppose aucunement la disparition des disciplines
et de leurs enjeux et, encore moins, à mon sens, ceux du
pouvoir souverain, y compris dans sa forme la plus traditionnelle.
2Sécurité, Territoire, Population présente
un déplacement dans la perspective de recherche adoptée
par Foucault, déplacement sensible si on met ces cours en
relation avec deux textes bien connus qu’il a publiés
dans les années qui précèdent – Surveiller
et punir (1975) et La Volonté de savoir (1976). L’accent
n’est plus tant porté sur une définition des
disciplines ou une analytique du pouvoir, des pouvoirs plutôt,
que sur la question : qu’est-ce que gouverner ? Ce qui suppose
une acception élargie de la notion de « gouvernement
» - gouvernement des Etats par les princes, bien sûr,
mais aussi gouvernement des enfants, gouvernement de soi-même,
gouvernement des âmes… Ce déplacement se produit,
si l’on veut, à l’intérieur d’un
même topos, celui de la biopolitique et du biopouvoir, du
pastorat des populations, entendus comme formes générales
du gouvernement des vivants dans les sociétés modernes.
Ce n’est pas pour rien que Foucault rappelle la définition
de ce qu’il entend par biopouvoir dès la première
leçon de ce cours : le biopouvoir, c’est « l’ensemble
des mécanismes par lesquels ce qui, dans l’espèce
humaine, constitue ses traits biologiques fondamentaux va pouvoir
entrer à l’intérieur d’une politique,
d’une stratégie politique, d’une stratégie
générale du pouvoir ». Simplement, à
partir de cette définition générale, Foucault
va ouvrir un nouveau chantier, ou, si l’on veut, faire une
nouvelle proposition : dans nos sociétés, «
l’économie générale du pouvoir serait
en train de devenir de l’ordre de la sécurité
». Une suggestion qui va le conduire à développer
sa réflexion autour d’un nouvel axe : sécurité-population-gouvernement
et à expérimenter de nouveaux concepts : dispositifs
ou mécanismes de sécurité, population, gouvernementalité,
pastorat, conduites de résistance, révoltes de conduite,
contre-conduites, etc., et, plus généralement, à
réfléchir sur l’émergence, beaucoup plus
tôt qu’on ne l’imagine souvent, des linéaments
d’une rationalité gouvernementale de type « libéral
» - sur les origines du libéralisme non pas comme système
économique mais comme « grand discours ».
3En se concentrant sur le triple motif « Sécurité,
territoire, population », Foucault entend donc bien «
poursuivre l’analyse des mécanismes de pouvoir commencée
il y a quelques années ». Donc, sur ce plan, pas de
rupture : on s’inscrit dans la continuité de cette
analytique du pouvoir renouvelée qu’il a présentée
dans La Volonté de savoir, et qui s’oppose à
toute notion d’un pouvoir défini comme instance séparée,
donnée préalable ou puissance existant avant que ne
s’établissent des relations entre lui-même et
d’autres instances, domaines ou objets – la société,
le peuple, la famille, l’individu… Selon cette conception
« immanentiste » du pouvoir, celui-ci ne « se
fonde pas sur soi-même et ne se donne pas à partir
de lui-même » ; le pouvoir n’est pas à
lui-même sa propre source en tant, par exemple, que souveraineté
s’établissant sous le coup d’une décision
ou d’un acte de fondation), il est au contraire ce qui va
apparaître comme producteur d’effets dans l’établissement
d’un champ de forces réelles, ce qui va apparaître
comme mécanisme ou dispositif agissant dans l’établissement
d’un champ de forces réelles, dans la mise en relation
d’éléments divers : un souverain, des forces
sociales, des discours, des désirs, des savoirs, des appareils…
Le pouvoir n’est pas un grand Sujet dont le discours et les
décrets encadreraient et mettraient en forme tout un ensemble
social et politique dans un espace donné. Il est purement
immanent à la constitution de champs de forces dans lesquels
prennent forme des discours, des stratégies, des projets
de conduite des conduites. C’est donc bien la même grande
entreprise polémique qui se poursuit – détrôner
le Souverain et sa Loi comme les grands sujets, les grands acteurs
du pouvoir.
4C’est donc toujours en référence à
cette analytique du pouvoir qu’il va s’agir de comprendre
la spécificité des dispositifs de sécurité,
du point de vue des compositions de savoirs et de technologies qui
sont destinés à donner son efficience maximale au
gouvernement des vivants dans les sociétés contemporaines.
5Il existe en gros, dit Foucault, trois modalités destinées
à assurer la sécurité – assurer la sécurité
apparaissant dans les sociétés modernes comme la pièces
maîtresse d’un art général du gouvernement
:
* Poser la loi et fixer la punition pour qui l’enfreint (c’est
l’économie de la souveraineté, la façon
dont procède la monarchie absolue).
* Poser la loi encadrée par des mécanismes de surveillance
et de correction (c’est le modèle disciplinaire).
* Enfin, mettre en place des dispositifs de sécurité
consistant à insérer un phénomène (une
maladie, une forme de déviance sociale, le vol par exemple,
un « problème », l’échec scolaire
par exemple, « à l’intérieur d’une
série d’événements probables »,
c’est-à-dire à le soumettre aux conditions d’un
système de prévisibilité.
6C’est donc à cette troisième modalité
que Foucault s’intéresse dans ce cours. Ce qui est
en jeu, ici, ce ne sont pas seulement des modèles machiniques
du pouvoir, substitués aux modèles indexés
sur la figure du maître, ce sont aussi des schèmes
de rationalité. En effet, pour Foucault, ce sont des formes
de rationalité spécifiques qui, en liaison avec des
procédures réglées, s’imposent chaque
fois que s’expérimente et se met en place un nouveau
dispositif de pouvoir. C’est ce qu’il va montrer en
s’appuyant sur l’exemple de la variolisation qui, pour
lui, est le premier des laboratoires dans lesquels s’expérimentent
les mécanismes de sécurité. Une précision
s’impose ici, en passant : si, d’une certaine façon,
comme le dit Paul Veyne, la philosophie de Foucault peut être
considérée comme un historicisme radical, d’une
autre, il se distingue ici vigoureusement d’un certain point
de vue historiciste – celui qui consisterait à faire
coïncider des époques et des formes de pouvoir –
du genre : régime de souveraineté égale monarchie
absolue, âge d’or des discipline égale époque
de l’accumulation primitive capitaliste, etc. En effet, pour
Foucault, il ne s’agit nullement de décrire des formes
institutionnelles de pouvoir plus ou moins adéquate à
une période historique, mais bien des agencements, des formes
d’appareillage du réel par des stratégies et
des projets de conduite ou de gouvernement – ce qu’il
appelle couramment dispositifs ou mécanismes. Et le propre
de ces systèmes d’appareillage du réel et, singulièrement,
du vivant est d’être mobiles, transposables, variables,
de pouvoir se combiner les uns les autres ou d’entrer en conflit
les uns avec les autres, sans que jamais il ne soit possible de
faire coïncider tel d’entre eux avec une institution
donnée ou une époque déterminée. Foucault
va donc pouvoir dire ceci : « Les mécanismes disciplinaires
n’apparaissent pas simplement à partir du XVIII°
siècle, ils sont présents à l’intérieur
du code juridico-légal. Les mécanismes de sécurité
eux aussi sont fort anciens comme mécanismes. Je pourrais
dire aussi, à l’inverse, que si l’on prend les
mécanismes de sécurité tels qu’on essaie
de les développer à l’époque contemporaine,
il est absolument évident que ça ne constitue aucunement
une mise entre parenthèses ou une annulation des structures
juridico-légales ou des mécanismes disciplinaires
».
7A mon sens, l’idée qui travaille ici est proche de
ce qu’à la même époque, dans ses travaux
sur Marx, Althusser nomme surdétermination : pour Foucault,
donc, un dispositif global de pouvoir ne va pas à proprement
parler se substituer à un autre, le destituer ou l’effacer,
il va le « surdéterminer » : il devient la modalité
dominante du pouvoir, dans une topographie (espace-temps) donnée,
une modalité dominante qui, d’une certaine manière
plie les autres à ses conditions, sans les annuler –
au contraire, en se combinant avec elles. On a peut-être là
une matrice théorique qui permet de mieux rendre compte de
la complexité des systèmes de pouvoir contemporains,
spécialement sous nos latitudes, que la formule générique
« sociétés de contrôle » dont la
faiblesse serait de placer l’accent exclusivement sur une
seule modalité du gouvernement des vivants – le contrôle.
Comme on va le voir, le propre des dispositifs de sécurité
est, au contraire, d’intégrer et de combiner des modalités
diverses et, de ce fait, de pouvoir prendre en compte des variables
multiples. Ceci n’étant compréhensible qu’à
la condition expresse que l’enjeu global de ce que Foucault
nomme ici « sécurité » ait été
clairement distingué de ce qui est couramment subsumé
dans nos sociétés sous ce vocable par la logomachie
sécuritaire.
8Venons-en enfin aux faits. Le propre des mécanismes de
sécurité, dit Foucault, est de supposer un type de
normalisation tout à fait particulier. La loi codifie une
norme, elle lui donne la forme réglée d’un appareil
judiciaire qui veille à son application. La normalisation
disciplinaire, elle, établit un partage rigoureux entre le
normal et l’anormal – le normal est ce qui est capable
de se conformer à la norme, l’anormal ce qui en est
incapable et donc, dans les espaces disciplinaires il est question
de normation (mise en conformité avec des normes fixées)
davantage que de normalisation à proprement parler. Avec
les dispositifs de sécurité, c’est une autre
figure de la normalisation qui prend forme. Quelque chose, dit Foucault,
qui se situe « en dessous, dans les marges et peut-être
même à contresens d’un système de la loi
». C’est ce qu’il va essayer de montrer sur l’exemple
de la variolisation qui fonctionne pour lui comme un véritable
« modèle analogique » pour l’ensemble des
dispositifs de sécurité.
9Il commence par rappeler que la variole est la maladie la plus
endémique de toutes celles qu’on connaissait à
l’époque où l’on commence à expérimenter
la variolisation – soit au début du XVIIIè siècle.
Ceci se traduit alors par le fait que tout enfant naissant à
l’époque, en France ou en Angleterre, avait deux chances
sur trois de contracter cette maladie, le aux de mortalité
étant de un sur huit. La variole, au reste, ne s’effaçait
jamais du tableau et connaissait des flambées épidémiques
intenses qui produisaient des pertes humaines importantes. A partir
de 1720, on commence donc à pratiquer la variolisation en
Angleterre et, à partir de 1800, la vaccination. La variolisation
consiste à inverser les procédures habituellement
adoptées face aux épidémies et autres maladies
endémiques, procédures classiques qui consistaient
à empêcher la maladie ou la contagion de progresser
en isolant les malades, en les chassant hors des murs ou, au contraire,
en les y enfermant. Le principe de cette inversion est simple :
on inocule la variole, on provoque donc chez les individus concernés
quelque chose qui est la variole elle-même, mais sous une
forme atténuée, destinée à protéger
l’individu contre des attaques virulentes de la maladie. Ainsi,
la procédure inversée consiste à « prendre
appui sur cette espèce de première petite maladie
artificiellement inoculée » pour « prévenir
les autres attaques éventuelles de la variole ». Eh
bien, dit Foucault, on a là « typiquement un mécanisme
de sécurité ». Ce trait, ce tour « typique
», il va le retrouver dans le type de gestion proto-biopolitique
des espaces urbains qui se met en place au XVIIIè siècle,
ou bien encore dans la prise en charge, dans la seconde moitié
du même siècle du problème des disettes de céréales
et des troubles qui en découlent.
10L’innovation consiste donc ici - et c’est, distinctement,
un nouveau mode de rationalité et pas seulement de nouvelles
techniques qui apparaît – non pas à tenter d’endiguer
le phénomène négatif et producteur d’irrégularités
à tout prix, mais au contraire à le « laisser
jouer », à lui accorder un certain espace d’expansion,
voire à le provoquer artificiellement, pour mieux pouvoir
le canaliser et le contrôler. Ce qui s’impose est donc
la notion d’une régularisation, qui peut s’appeler
aussi « normalisation » et qui consiste à faire
en sorte que la variole cesse d’être ce fléau
qui fauche un enfant sur huit, davantage en période de virulence
aiguë, puisse être repoussée vers des moyennes
statistiques plus basses. Il ne s’agit pas d’éradiquer
la variole, objectif alors irréaliste, mais, partant de l’idée
qu’elle est un élément de la réalité,
de jouer sur le phénomène afin qu’il perde son
caractère de fléau et d’irrégularité
majeure, de facteur de disruption sociale ; il s’agit de jouer
sur le phénomène d’une manière telle
qu’il soit retourné contre lui-même et s’affaiblisse
dans ce jeu subtil où on le fait jouer contre lui-même.
11On a là un « modèle » de mise en œuvre
d’une forme de gouvernement de la vie, d’exercice d’une
forme de pouvoir, d’établissement d’une relation
spécifique entre gouvernants et gouvernés, un modèle
pastoral dont on peut diagnostiquer qu’il se retrouve, de
nos jours, dans la manière dont les pouvoirs vont affronter
des « problèmes » de santé publique, mais
aussi d’ordre public aussi divers que l’usage des drogues,
l’alcoolisme, le tabagisme, les accidents de la route, mais
d’autres encore sur lesquels je m’arrêterai à
la fin de cet exposé.
12Les formes de rationalité inédites qui se mettent
en place avec l’avènement de tels dispositifs supposent
aussi l’appropriation de savoirs nouveaux. Ainsi, la lutte
contre la variole, puis la vaccination reposent sur des calculs
en termes de probabilités, et ce grâce aux instruments
statistiques dont on dispose à l’époque. Avec
ces instruments, on va aborder la maladie comme un phénomène
quantifiable dans lequel on repérera des régularités
sur lesquelles on va s’efforcer de jouer. C’est à
cette condition qu’on va, dit Foucault, apprendre à
« repérer un problème », la variole comme
problème sur lequel il s’agit de s’assurer des
prises plus efficaces. Repérer un problème, en l’occurrence,
cela va consister à déterminer ce que sont des risques
de morbidité, des risques de mortalité en fonction
de différentes données : l’âge d’un
individu, son lieu de résidence, sa profession, etc. L’émergence
de la notion de risque est ici fondamentale : elle va permettre
des approches différenciées, plus précises
du fléau – on va découvrir qu’il y a des
zones de plus ou moins grand risque (de contracter la maladie) et
on va pouvoir travailler sur ces particularités et disparités.
Au bout de cette démarche régressive, on va pouvoir
travailler sur chaque cas, et analyser à partir de là
la façon dont s’établissent des régularités.
On va calculer des taux de morbidité, selon les lieux et
situations, et parvenir à une certaine notion du «
normal » indexé sur des moyennes et non pas des prescriptions
– un taux de morbidité « normal », un taux
de mortalité « normal » sur lequel il va précisément
s’agir de travailler, afin de l’infléchir, et
de façon à ce que le phénomène s’atténue
sans disparaître.
13Ce qui est intéressant, c’est que ces mécanismes
de sécurité se rodent dans un topos général
où la souveraineté demeure l’économie
dominante du pouvoir ou bien ce que Foucault appelle la forme «
majeure » de pouvoir. En apparaissant à l’épreuve
d’enjeux comme l’ordre urbain, les disettes et les épidémies,
les dispositifs de sécurité produisent un infléchissement
de la souveraineté. Traditionnellement, depuis Machiavel,
la question de la souveraineté est celle de la sûreté
du Prince dans ses territoires. Une relation essentielle s’établit
entre staticité d’un territoire et exercice de la souveraineté.
Ici apparaît un acteur nouveau, la population, et, en rapport
avec cet acteur, de nouveaux enchaînements : souveraineté,
circulation, population. Les trois phénomènes de la
rue, du grain et de la contagion ont en commun, remarque Foucault,
de tourner autour du problème de la circulation. Le souverain
doit donc désormais répondre à un nouveau défi
: moins, désormais, veiller à l’intégrité
de son territoire que veiller à assurer les circulations
utiles et à s’opposer à celles qui sont néfastes
: « (…) laisser faire les circulations, trier les bonnes
et les mauvaises, faire que ça bouge toujours (…) mais
d’une manière telle que les dangers inhérents
à cette circulation en soient annulés ».
14Un tournant majeur se profile ici, en termes d’exercice
du pouvoir et de programme de gouvernement : désormais, l’exercice
de la souveraineté ne va plus tant tourner autour du souci
d’assurer la sûreté du Prince en ses Etats qu’autour
de la tâche d’assurer la sécurité de la
population et, par conséquent, de ceux qui la gouvernent.
On voit émerger ici le motif de la sécurité
dans le sens global qui prévaut aujourd’hui encore,
si l’on veut bien faire abstraction des démagogies
sécuritaires : non plus tant ce qui vise à prémunir
l’autorité centrale contre des menaces internes ou
externes (subversion ou invasion), mais plutôt ce qui a trait
aux conditions générales selon lesquelles une population
donnée vit, ou non, en sécurité. Ce qui a trait
aussi bien à des conditions policières (l’ordre
public, la « sécurité des citoyens »)
que, tout autant, des conditions globales concernant les domaines
sanitaire, hygiénique, alimentaire, climatique, environnemental,
etc. La sécurité est aujourd’hui un système
global et permanent d’assurance, de protection, d’immunisation
voire de sanctuarisation des vivants contre les risques et dangers
pesant potentiellement sur les populations. Ou plutôt, la
sécurité est un objectif assigné au gouvernement
des vivants et qui, sans jamais cesser d’être la ligne
d’horizon de celui-ci, se trouve plus ou moins efficacement
rempli.
15On le voit bien, même si la dimension de la souveraineté
ne disparaît pas, dans ce topos, elle apparaît de plus
en plus absorbée par cette économie nouvelle du gouvernement
dans laquelle l’axe du gouvernement des vivants n’est
plus du tout la relation d’obéissance absolue des gouvernés
aux gouvernants mais le bon fonctionnement de mécanismes
complexes par le biais desquels les gouvernants (au sens extensif
du terme) s’efforcent d’orienter, de contrôler,
d’infléchir les conduites collectives dans un sens
qui permette de réduire la part des irrégularités
disruptives (de l’ingouvernable, donc) sans pour autant prétendre
transformer de fond en comble ce qui constitue un « fond »
de réalité donnée, en un espace-temps donné.
Cette forme du gouvernement des vivants tournée vers la sécurité
s’installe d’emblée dans le relatif, elle bannit
les présomptions de reconstruction du réel, de refonte
du vivant et c’est la raison pour laquelle Foucault y voit
la matrice d’une gouvernementalité proto-libérale.
16Ce que j’aimerais tenter de montrer rapidement, maintenant,
c’est la façon dont des dispositifs de sécurité
apparemment très différents les uns des autres, mais
relevant tous de la matrice décrite par Foucault, sont à
l’œuvre dans nos sociétés. J’aimerais
montrer comment ils fonctionnent en tant que dispositifs régulateurs,
crans d’arrêt de désastres ou de risques majeurs,
dispositifs de capture et d’apprivoisement de ceux-ci. Saisir
le principe de fonctionnement de ces mécanismes peut permettre
d’échapper à toutes sortes d’apories qui
grèvent le débat classique autour de la compétence
et de l’incompétence des élites gouvernementales
dans leur prise en charge des affaires publiques. Il apparaît
en effet que l’efficace de ces mécanismes ne repose
pas sur la relation qui s’établit entre la capacité
rationnelle d’un sujet gouvernant et l’exercice réglé
d’un pouvoir sur une population donnée, mais bien sur
une combinaison variable d’actions gouvernementales, de conduites,
de pratiques régulatrices, de variables objectives et subjectives
qui, à l’évidence, font partie du domaine de
l’ingouvernable – un ensemble de facteurs dont les interactions
vont produire les effets de modération des irrégularités
survenues, agir, effectivement, comme mécanisme de sécurité
et entrer, de ce fait même dans le champ de la gouvernementalisation
du vivant (au sens où, notamment, des éléments
de prévisibilité vont pouvoir être pris en compte).
17J’ai ici en tête deux grosses irrégularités
qui se sont manifestées dans la France des années
1990, deux « gros » risques totalement hétérogènes
l’un à l’autre – la pandémie de
sida d’une part, la montée du Front national de l’autre.
18Concernant la première, c’est bien la mise en place
d’un mécanisme de sécurité à mon
sens exemplaire qui a fait qu’un phénomène qui,
ayant fait irruption sous les traits d’une véritable
catastrophe, portant les traits les plus classiques du pur désastre
(« peste des homosexuels », « génocide
», « holocauste »…) a pu non pas être
éradiqué mais bien, en quelques années, encadré,
endigué et combattu d’une façon tel qu’il
perde son caractère de catastrophe hors contrôle pour
acquérir le statut de maladie à affronter sur le long
terme. Le modèle de prise en charge du phénomène
qui s’est mis en place chez nous n’est pas disciplinaire.
Il repose sur la combinaison de schèmes rationnels, de mise
en œuvre de savoir et de technologies de pouvoir très
différenciés : une politique sanitaire faisant appel
à la responsabilisation des sujets davantage qu’à
la contrainte et à la répression, un développement
intense de programmes de recherche et la recherche permanente d’appuis
directs sur les sensibilités partagées et les conduites
induites par le niveau d’autocontrôle moyen atteint
dans une société comme la nôtre. Le propre d’un
mécanisme de sécurité, c’est, de ce point
de vue, de combiner la dimension du gouvernable avec celle de l’ingouvernable,
en l’occurrence, une sage politique consistant non pas à
stigmatiser les malades du sida mais à les prendre en charge
et les suivre, non pas à enfermer les usagers de stupéfiants
mais à rendre disponible des seringues stériles, et
de l’autre à inclure dans des calculs, dans un horizon
de prévisibilité cette dimension relevant par définition
de l’ingouvernable (renvoyant tout simplement au procès
de la civilisation) qui est celle du pari fait sur une « compliance
» accrue des individus, une « plus grande adhésion
» de leur part à des conduites de protection, fondée
sur la supposition de l’existence d’une élévation
du niveau de discernement moyen face aux défis lancés
à la population par les caractéristiques propres de
ce type de maladie contagieuse et épidémique. La mise
en place du dispositif de sécurité suppose, en termes
de rationalité gouvernementale et de technologie de pouvoir,
le rejet décidé des modèles anciens, les schèmes
d’exclusion et de mise à l’écart traditionnellement
mis en œuvre par l’autorité (et la population
elle-même, pour une part) face à la lèpre ou
à la peste. On a bien affaire ici à un mécanisme
de sécurité puisque, comme l’écrit Delphine
Moreau, le procédé mis en œuvre consiste non
pas à « séparer les malades des non-malades,
mais [à] intégrer le risque dans la réaction
face à l’épidémie et à s’appuyer
sur lui (…) non pas à interdire des pratiques ou les
contrôler, mais [à] s’appuyer sur elles pour
y introduire les éléments nécessaires de prévention
». On le voit bien ici aussi, la mise en place de mécanismes
de sécurité a des implications particulières
en termes de modes de subjectivation des risques et des irrégularités
majeures du type du sida : elle suppose d’une part l’émergence
d’un type d’individu capable de calculs, de prévisions,
de conduites de modération et, d’autre part, celle
de groupes porteurs d’une subjectivité commune et aptes
à développer des stratégies de résistance
spécifiques ou de promouvoir des conduites de responsabilité
spécifiques, en tant que collectifs (Act Up…). De ce
point de vue, les dispositifs de sécurité font référence
à une forme de pastorat « sophistiqué »,
pour autant que celui-ci implique non pas seulement la disponibilité
des brebis aux injonctions du berger, leur réceptivité
à sa sage conduite du troupeau, mais toutes sortes d’interactions
entre gouvernants et gouvernés, sans lesquelles le mécanisme
s’enraye.
19Plus litigieux encore, le cas de la montée du Front national
dans les années 1990, puis de son affaissement au cours des
dernières années, après le « pic »
de 2002. L’affaire est infiniment sensible, en France, et
je sais que l’interprétation que je vais proposer ici
est susceptible de faire grincer les dents de plus d’un «
vertueux »… Il m’apparaît en effet que ce
n’est pas du tout aux conditions d’un jeu politique
classique dans lequel des forces adverses s’opposent et des
rapports de forces s’établissent dans cet affrontement
que s’est produit, depuis 2002 le phénomène
d’« atténuation » de la virulence de ce
fléau politique que fut, au cours de la décennie antérieure,
la montée en apparence inexorable de ce parti d’extrême
droite xénophobe. En d’autre termes, ce n’est
pas la composition d’une force « antifasciste »,
« antiraciste », ce n’est pas la diffusion d’un
contre-discours antiraciste, humaniste, progressiste (etc.) qui
a fait reculer le phénomène Le Pen de manière
décisive, au point de la ramener en dessous de 10% des voix
lors des dernières élections présidentielles.
Ce n’est pas la « bataille des idées »
ni l’affrontement direct entre les forces du FN et celles
de leurs adversaires qui auraient conduit à la « défaite
» de celui-ci – il n’y a pas eu défaite
mais infléchissement d’une courbe de virulence et cela
ne s’est joué de manière décisive ni
au plan de l’idéologie (ou des discours), ni dans la
rue. Le débouché, peu glorieux, de toute la grande
émotion « antifasciste » qui s’est emparée
de vastes secteurs de la population, en mai 2002, a été
le plébiscite de Chirac, un représentant un peu pâle
de l’ »antifascisme » au second tour de l’élection
présidentielle, avec plus de 80% des voix.
20Ce phénomène de résorption sans crise ni
rupture de ce qui était perçu par beaucoup comme un
facteur de disruption de première grandeur (la montée
du FN) demeure assez énigmatique aux yeux de beaucoup pour
une simple raison : leur perception de ce phénomène
était totalement obscurcie par une comparaison spontanée
entre la progression de Le Pen et la montée des fascismes
européens dans l’entre-deux-guerres. A se laisser prendre
au théâtre tribunicien et aux provocations post-nazies
de l’ancien parachutiste, on en venait à s’illusionner
totalement sur la nature et la stratégie de ce parti : une
machine populiste, démagogique, rassemblant les laissés-pour-compte
de « la crise » sur la base d’une xénophobie,
d’un anti-intellectualisme et d’un anti-parlementarisme
traditionnels, mais nullement un parti néo-fasciste préparant
le renversement des institutions démocratiques. Ce qu’ignoraient
totalement les approches les plus alarmistes et souvent paniquardes
du phénomène Le Pen, c’est la condition de continuité
existant entre ce qu’il incarnait et ce que tentaient de promouvoir
d’autres secteurs de la droite – ce qui a permis à
Sarkozy, issu du sérail du parti majoritaire de la droite
de se faire élire en « empruntant » largement
son programme au FN. Ce qui a trompé la plupart des analystes,
c’est la marque de l’exception absolue qu’ils
ont cru discerner dans la stratégie de ce parti et le discours
de son chef – là où rien n’apparaissait
qui ne soit, au fond, susceptible d’être résorbé
par l’efficace des mécanismes de sécurité
(comme dans à peu près toutes les autres démocraties
d’Europe occidentale, d’ailleurs). Comme chacun peut
le constater, le grand théâtre de l’ »affrontement
» entre Le Pen et ce qui entendait s’opposer à
lui et la cristallisation de la vie politique française autour
de cet enjeu pendant une année est surtout ce qui a servi
à la droite conservatrice « républicaine »
et libérale de ramasser la mise et de pulvériser la
gauche de gouvernement.
21Toute comparaison entre ce qui s’est joué autour
du phénomène Le Pen et les désastres politiques
auxquels on a assisté en Europe occidentale et moyenne dans
l’entre-deux-guerres est grevée par cette disparité
radicale entre les deux topographies : ce qui caractérise
les années 1920 et 30, aussi bien au niveau de l’Etat,
des institutions et appareils politiques qu’au plan de la
société, c’est l’absence de mécanismes
de sécurité dont l’effet est qu’une irrégularité
enchaîne sur une spirale de dérèglements qui,
à leur tour, produisent une catastrophe. Ce que montre à
l’inverse la façon dont la supposée «
peste brune » relookée incarnée par Le Pen (ou
Haider en Autriche, ou Bossi en Italie…) s’avère
n’être au bout du compte qu’un gros rhume des
foins de la démocratie représentative, c’est
l’établissement, hors de tout champ de visibilité
directe, de puissants mécanismes de sécurité
dans lesquels sont à l’œuvre, comme dans le cas
du sida, des facteurs et éléments composites : des
mécanismes institutionnels (un système électoral
empêchant les partis « extrémismes » d’accéder
au Parlement), une sorte de règle de modération implicite
du corps électoral qui l’empêche de commettre
l’irréparable en 2002, en dépit d’une
propension croissante à manifester, à l’occasion
des élections, son mépris et son dégoût
de l’institution politique, une sorte de « correction
morale » de la grande presse qui lui interdit de soutenir
ouvertement le parti xénophobe, les calculs d’intérêt
rationnels des autres partis de droite qui les conduisent à
refuser toute alliance durable ou stratégique avec le FN,
etc. Tout ceci va se combiner pour faire en sorte qu’après
la grosse peur de mai 2002, le phénomène qui, quelques
années auparavant apparaissait si alarmant que certains esprits
libres en venaient à se demander s’il ne serait pas
temps d’exterminer « la bête » avant que
l’irréversible ne nous ait saisis, se résorbe
insensiblement, d’élection en élection au point
non pas de disparaître mais, disons, de faire partie à
nouveau de cette part du « négatif » voire de
l’abject sans laquelle il n’est pas de vie politique
dans une démocratie contemporaine.
22Ainsi, tout semble se passer comme si, dans nos sociétés,
ces dispositifs de sécurité étaient à
ce point rodés et efficients, enracinés dans l’épaisseur
de la vie politique et de la vie sociale que même nos erreurs
de perspectives, nos bévues analytiques, nos fantasmagories
politiques, nos automatismes mémoriels mal employés
pouvaient malgré eux, malgré tout, contribuer à
tempérer des risques, à contribuer à la régulation
du cours des choses et, en termes de gouvernementalité du
vivant, assurer l’essentiel : la continuité des choses,
l’intégrité, globalement, du troupeau humain
et la persistance de l’appareil de domination fondé,
entre autres, sur la relation dynamique entre gouvernants et gouvernés.
Alain Brossat, «Hambourg – les dispositifs de sécurité»,
Revue Appareil [En ligne],
URL : http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=690
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