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Origine : http://www.revue-chimeres.fr/drupal_chimeres/?q=node/286
Le mouvement actuel des grèves étudiantes, et le
déplacement des formes d’action par rapport aux nouvelles
formes de pouvoir
Mathilde Girard : L’idée de cet entretien nous est
venue avec Alain Brossat suite à une discussion que nous
avons eue récemment sur le mouvement des grèves à
l’Université ; en ce qui me concerne, bien qu’étant
doctorante, je n’ai pas pris part au mouvement, d’abord
parce que je travaille par ailleurs et parce qu’il est toujours
complexe de prendre part à un tel événement
sans y être tout à fait présent. Au cours de
la discussion, il m’a semblé qu’il y avait beaucoup
de choses à dire sur l’analyse de cette séquence,
et sur les échos qu’elle pouvait trouver auprès
d’autres situations et questions politiques actuelles. Suite
à cela, Alain m’a transmis votre texte et j’ai
souhaité vous proposer une situation d’échange,
dans le cadre de notre prochain numéro de Chimères
sur les rapports entre institution et utopie, et sur les initiatives
politiques qui cherchent des formes d’action déplacées
par rapport aux formes usuelles. Avant d’engager l’échange
plus directement sur le mouvement, peut-être pourriez-vous
nous dire un mot sur le moment dans lequel l’événement
s’est placé à Paris VIII ?
Alain Brossat : Le quarantième anniversaire de la création
de Paris 8, célébré en grande pompe cette année,
a été l’occasion de donner force de loi à
un mythe doublé d’un contresens : celui selon lequel
cette création serait la pure et simple poursuite par d’autres
moyens de ce qui s’est joué, en Mai 68 dans les luttes,
une pure incarnation, donc, de l’énergie révolutionnaire
et des flux subversifs qui se sont manifestés à cette
occasion. L’édification de ce mythe suppose donc le
déni du fait que la création de Paris 8 à Vincennes
n’est aucunement le fait d’un quelconque « mouvement
», le résultat d’une quelconque « dissidence
» mais bien celui de l’ETAT désireux de mettre
en place des contre-dispositifs destinés à canaliser,
tempérer, contrôler dans le milieu universitaire, épicentre
de la contestation durable. Vincennes, c’est l’idée
d’Edgar Faure, d’un éminent représentant
du pouvoir gaulliste, pas celle des organisations gauchistes, ni
même celle de Foucault et consorts.
Lorsque donc, comme cela arrive parfois, des étudiants supposés
radicaux d’aujourd’hui nous disent, j’entends
à ceux de ma génération qui ont commencé
à donner des cours à Vincennes au début des
années 1970, en situation très précaire : vous
avez créé Vincennes pour en faire un lieu d’expérimentation
politique, philosophique, voire pédagogique – et puis
voyez ce que c’est devenu, vous les anciens gauchistes avez
été les artisans de la plus déprimante des
normalisations, je sens la moutarde me monter au nez et je leur
dis : ce n’est pas nous, en tout cas pas moi qui ai fabriqué
ce mythe absurde d’une Nouvelle Héloïse vincennoise,
c’est vous qui y projetez vos rêveries, rétrospectivement,
et surtout, les professionnels de la fabrication du patrimoine mémoriel,
la nomenklatura actuelle de Paris 8, le petit pouvoir universitaire
local qui ont construit ce mythe « utile ». Pour ce
qui me concerne, Vincennes a été un emploi, en premier
lieu, et l’occasion de jouer un bon tour à l’Etat
– qui nous versait une aumône, certes, mais pour prix
de cours de bolchevisme destinés à préparer
sa liquidation. Ensuite, nos conditions statutaires se normalisant
(à partir de 1981, merci M. Mauroy…), il n’a
jamais été question, pour l’essentiel, que de
faire son boulot d’enseignant consciencieusement, à
nos conditions bien sûr, autant que possible, et de chercheur,
en veillant jalousement à nous garder contre tous les empiètements
de l’autorité, ce qui est le réflexe de base
de tout chercheur qui se respecte… Mais de là à
édifier un mythe héroïque du creuset de toutes
les innovations… Si l’on prend notre département,
celui de philo, celui-là même dont les grandes figures
servent de logo et de réclame à toutes ces célébrations
grotesques, on remarquera d’une part que s’il a subsisté,
c’est à l’encontre de toutes les volontés
coalisées, celle du ministère, mais aussi, pour une
bonne part, celle de la direction de l’université,
qui fut si longtemps aux mains de post-néo staliniens –
un autre visage de l’Etat, guère plus amène
que l’autre, et d’autre part que c’est largement
le hasard qui a fait que se soient trouvées rassemblées
en ce lieux tant de figures glorieuses de la philosophie contemporaine,
ce qui en fait, rétrospectivement, une sorte d’abbaye
de Thélème vers laquelle continuent de converger quantité
d’étudiants venus du bout du monde vers ce lieu supposé
habité par l’Esprit… Mais, même quand l’Esprit
était là, chacun dispensait sa science dans son coin,
les clans se haïssaient avec constance, le régime d’une
concurrence acharnée pour les postes y réglait les
relations entre les uns et les autres, et jamais aucune vie philosophique
commune n’y a imposé sa règle.
Le mythe de Paris 8, lieu d’innovation et laboratoire de toutes
les idées qui ont ébranlé la vie intellectuelle
française (européenne ? mondiale ?) dans le dernier
tiers du XXème siècle est l’équivalent
rigoureux, en terme de mémoire collective et d’invention
d’un patrimoine spécifique, de ces mythes nationaux
qui, au XIXème siècle, ont soudé les nations
modernes. De l’imaginaire « national » à
l’échelle d’une université de banlieue…
Paris VIII, université créée par l’Etat
pour neutraliser les pensées des années 70 et idéalisée
aujourd’hui en mythe d’un temps de subversion
Jacob Rogozinski : Entièrement d'accord avec Alain. Vous
savez que j'ai enseigné une dizaine d'années au département
de philosophie de Paris-8. Je me suis aperçu rapidement que
l'invocation rituelle de Vincennes et des Grands Ancêtres
servaient de paravent à des pratiques claniques assez peu
reluisantes.
M.G. : Sur le mouvement maintenant, ce qui m’est apparu dans
l’échange avec Alain et la lecture de votre texte,
c’est la possibilité de proposer une analyse presque
clinique des formes d’action que sont la manifestation, le
blocage, la grève. En partant de formes « acquises
», il s’agirait d’essayer de voir comment, au
cours du mouvement universitaire elles se sont travaillées,
transformées, en fonction de l’évolution des
rapports de pouvoir… Et je dirais que je me suis moins directement
attachée à l’articulation des revendications
qu’à l’ouverture d’une nouvelle séquence
politique à partir de ces transformations. Je pourrais d’abord
vous demander comment vous vous êtes impliqués l’un
et l’autre dans le mouvement. Et comment vous décririez
ce mouvement ?
J.R. : En janvier, j’ai été contacté
par des enseignants, à l’époque c’était
un petit groupe qui s’était formé contre le
projet de réforme des master et de la formation des profs
et le décret sur le statut des enseignants-chercheurs. On
a fait appel aux étudiants, on avait donné rendez-vous
aux étudiants pour une réunion d’information
: une foule d’étudiants a déferlé. On
en attendait 50, et ils étaient environ 500… Là,
j’ai compris que c’était quelque chose d’important,
les étudiants réagissaient massivement. Ils ont été
de plus en plus présents, avec des temps de confrontation,
puisqu'ils nous reprochaient de ne pas avoir été présents
lors de la lutte contre la LRU . Cela a duré pendant 2 mois
et demi, et là le mouvement s’essouffle dans la mesure
où le semestre chez nous est quasiment fini, et faire une
grève sans cours ça n’a pas vraiment de sens…
Les plus radicaux sont très isolés, continuent de
faire des actions, mais la plupart des étudiants sont rentrés
chez eux pour travailler leurs examens. La question reste ouverte
sur ce qu’on fera à la rentrée…
Ce qui est intéressant, c’est le caractère très
unitaire du mouvement à Strasbourg, ça allait d'enseignants
et de chercheurs proches des syndicats traditionnels (SNESup et
CGT) jusqu'à la frange la plus radicale des autonomes, proche
des black blocks, en passant par le NPA, et tous luttaient ensemble,
sans invectives, sans sectarisme. Dans le département de
philo, il y a eu blocage avec grève totale des cours pendant
plus de deux mois ; il y a eu de très belles AG et j’ai
été frappé par l’intelligence et le sens
démocratique des étudiants. C’était d’ailleurs
un mouvement sans leader, je dis cela par rapport aux mouvements
que j'avais connus quand j'étais étudiant dans les
années 70, qui étaient parasités par des petits
chefs autoproclamés et des manœuvres groupusculaires.
Ici, je n’ai pas vu émerger de grandes gueules voulant
s’emparer du pouvoir. Il y avait d'ailleurs au niveau national
un refus de tout porte-parole qui aurait pu être tenté
de négocier, ce qui a aussi affaibli la visibilité
du mouvement. Chez nous, et je crois que ça a été
presque partout le même chose, les syndicats étudiants
(UNEF et Cé) ont été débordés
à une vitesse incroyable. Ils ont été éjectés
en douceur du mouvement. On dirait que des leçons ont été
tirées des expériences anciennes, avec une certaine
méfiance par rapport à toutes les formes de manipulation,
par des syndicats ou des groupes politiques…
L’éjection des syndicats étudiants
et le refus de porte-paroles
M.G. : Vous diriez que cette autonomie était plus marquée
que lors du CPE par exemple ?
J.R. : C’était déjà un peu comme ça.
A Strasbourg, il y a eu une occupation assez dure lors du CPE :
les choses ne se sont pas bien passées, il y a eu d’importantes
dégradations, un étudiant est mort - sans doute d'overdose
- pendant l'occupation, ça a pesé sur le mouvement.
Les étudiants ont tiré les leçons de manière
étonnante : cette fois, il y avait une « charte d’occupation
», un « comité anti-sexiste » pour protéger
les filles, pas de graffitis, pas de dégradations, on balaie
les salles le matin, pas de came, l’alcool limité autant
que possible… Il y avait même des rondes de nuit pour
empêcher les intrusions, les casseurs, etc. Ils ont été
très mûrs, responsables, très démocrates.
Avant d’être un mouvement étudiant,
un mouvement corporatiste de professeurs
A.B. : Tu sembles décrire le mouvement comme s’il
avait été essentiellement un mouvement étudiant,
alors que chez nous, à Paris 8, ça s’est présenté
de façon différente. La défaite en rase campagne
de la mobilisation contre la LRU a été très
mal vécue par les étudiants. La loi sur l’autonomie,
les étudiants de Paris 8, université pauvre de banlieue
peuplée, pour l’essentiel, par des étudiants
issus de milieux populaires ou bien étrangers, l’ont
perçue comme une attaque frontale pour nous réduire
à la condition d’université reléguée,
et ils avaient eu l’impression que les profs les avaient lâchés.
Il y avait donc un ressentiment important contre les profs. Lorsque
a commencé la mobilisation, au début de 2009, c’était
distinctement une mobilisation enseignante, et pour les étudiants
les plus politisés, elle pouvait apparaître comme un
mouvement corporatiste : « Ah, vous vous y mettez maintenant
! Alors, nous ne vous soutiendrons et ne nous mobiliserons que sous
réserve d’inventaire, parce que vos histoires de parcours
professionnels, d’évaluation de vos aptitudes en tant
qu’enseignants-chercheurs, ce n’est pas directement
notre problème ». Il y a eu ce genre de réticence,
au début. Et ensuite, comme ont été mises sur
le tapis par Darcos et Pécresse des annonces vraiment provocatrices
à propos de la « masterisation », des doctorats,
que les personnels BIATOS se sentaient aussi menacés, alors
finalement, ça a fait boule de neige. Mais quand même,
on trouve encore aujourd’hui des animosités envers
les profs qui auraient dû être là l’an
dernier lorsque tout le milieu universitaire a subi une défaite
décisive avec l’adoption de la LRU, statuant sur l’
« autonomie » des universités, qui ont alors
fait le dos rond et qui, par contraste, se mobilisent, toutes sensibilités
confondues, quand ils sont directement menacés dans leur
statut. Ce point attire l’attention sur un trait persistant
des mobilisations universitaires, un point de faiblesse : on a là
un milieu extrêmement hétérogène, avec
des positions, des statuts, des sensibilités, des expériences,
des références infiniment variables. Chaque catégorie
concernée elle-même est hétérogène,
les enseignants, les étudiants eux-mêmes, notamment.
C’est par exemple une catégorie tout à fait
particulière d’enseignants qui a lancé l’appel
dit des « refondateurs » publié dans Le Monde
du 16 mai, appel destiné à éteindre l’incendie
et à prendre langue avec le ministère. De même,
le milieu étudiant ne se partage pas, contrairement à
ce que disent les médias, en grévistes et non grévistes
– ou plutôt « gréviculteurs » et
étudiants sages avides de passer leurs examens – les
noyaux actifs sont assurément minoritaires, mais il y a quantité
d’étudiants qui, tout en soutenant le mouvement, en
étant révulsés par l’esprit qui inspire
les mesures gouvernementales, n’ont ni la possibilité
ni le goût d’être présents sur le terrain
– parce qu’ils gagnent leur vie dans toutes sortes d’emplois,
préparent un mémoire que, grève ou pas, ils
ont bien l’intention de soutenir cette année, ne vivent
pas en permanence là où ils sont inscrits en fac,
etc. Cette disparité des situations doit être prise
en compte si l’on veut comprendre les conflits de points de
vue et de sensibilités qui, dans toutes les phases du mouvement,
l’enrichissent et le fragilisent en même temps.
Ceci étant, dans l’ensemble, ce sont plutôt les
enseignants qui ont constitué la force motrice et la source
inventive de cette grève en forme de « longue marche
» - de février à juin ! Prenez, par exemple,
une des initiatives les plus marquantes, la « ronde des obstinés
» : c’est Denis Guedj, un collègue de Paris 8,
qui en a eu l’idée.
M.G. : Pourriez-vous nous en dire davantage sur l’histoire
de « la ronde des obstinés » ?
Un mouvement qui s’invente dans une expérimentation
collective
A.B. : Nous étions en quête de formes d’apparition
du mouvement à l’extérieur, dans les espaces
publics ; sortir de l’université, proscrire le blocage,
car c’est bien ce qui avait été suicidaire lors
du mouvement contre la LRU, ce blocage qui avait vidé la
fac et l’avait transformée en Fort Chabrol gauchiste
exposé à tous les dénigrements médiatiques.
Nous étions donc en quête de « lignes de fuite
», de formes de sortie. Ce n’était pas évident,
parce qu’il y avait bien les manifs rituelles, mais on s’est
rendu compte que les manifs, ce rythme calqué sur les mobilisations
syndicales, ça ne se tenait pas à la hauteur de la
vivacité du mouvement. Il fallait trouver d’autres
formes d’apparition ; et c’est pour ça par exemple
qu’il y a eu cet accrochage autour de l’épisode
du 104. Les enseignants avaient décidé d’aller
« occuper » le 104, ce lieu culturel un peu chic, un
peu bobo, et nous avons été quelques uns à
contester ce choix, argumentant que c’était une fausse
sortie, puisque cela revenait à se réenfermer et à
jouer le jeu de l’apprivoisement du mouvement aux conditions
du tout culturel. Alors finalement, a émergé cette
idée de la ronde, destinée à inscrire notre
obstination dans un lieu bien exposé. Et ça a duré
plus de mille heures. Ça se faisait en permanence, comme
l’Adoration perpétuelle de la Vierge Marie pratiquée
par certains ordres religieux, ça n’a jamais cédé,
et à l’usage le tout venant s’est associé
à la ronde devant l’Hôtel de Ville. En même
temps, c’est toute l’ambiguïté du mouvement
parce que le motif de l’obstination est, dans cette guerre
d’usure, un motif essentiel - mais en même temps : on
tourne en rond… ! Et maintenant ça s’est déplacé
en province, à l’étranger – ça
s’étend en tache d’huile, ça contamine
! En termes de forme d’action, c’est intéressant
; nous avons encore en tête les références des
années 1960-70, il s’agissait alors de susciter de
la gloire en exposant la violence, en allant au casse-pipe, en érigeant
les barricades, etc. Là, on a complètement changé
de registre, on n’est plus dans le simulacre de la grande
bataille, « que le meilleur l’emporte ». On était
encore proche de ce modèle, avec le mouvement anti-CPE :
on fonce, on fait masse, on gagne. LRU - on perd. C’est la
bataille. Aujourd’hui ce qui se passe est intéressant,
parce qu’un mouvement qui n’est plus du tout indexé
sur des stratégies d’avant-garde va travailler collectivement,
dans sa pleine diversité, inventer sa stratégie propre,
l’inventer dans une expérimentation qui lui est propre
– une stratégie de l’endurance, visant à
user l’adversaire, à l’avoir au souffle. Ca s’est
construit comme une sorte de stratégie d’épuisement,
il s’agit de durer, de ne jamais céder, mais en ayant
l’idée qu’on ne va pas remporter de bataille
franche. Il s’agit de montrer qu’on ne se laisse pas
réduire, qu’on n’abandonne pas, d’où
la nécessité d’inventer sans cesse de nouvelles
formes de lutte, de nouvelles parades, des modes d’apparition
un peu insolites, comme ces séminaires externalisés
sur les places publiques…
(Suite de l'entretien dans la revue papier)
* N°70 DEDANS Dehors 1
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