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Origine http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article101
1 Je vais tenter de reprendre sous un angle inédit, dans
ce bref texte, un thème qui parcourt mon essai Le corps de
l'ennemi : hyperviolence et démocratie (La Fabrique, 1998)
: celui de l'exception et la règle. Je ne change pas de problématique,
mais je me déplace légèrement par rapport aux
énoncés du livre, tout en tentant d'en expliciter
la perspective.
L'exception et la règle
2 Ce que je veux en dire concerne la politique, au premier chef.
Cela peut se formuler aussi dans l'hypothèse suivante : il
existerait, pour la politique, deux grands modèles : l'exemplarité
et la normativité-normalité. Dans le premier cas,
on aurait à faire à la politique du héros (qui
peut être aussi un martyr ou une variété de
saint) : son exemple inspire tous les autres, dans un rapport nécessairement
inégal et asymétrique entre l'exceptionnalité
du premier et l'ordinaire de tous les autres. Il y a non seulement
hétérogénéité de l'un et de l'autre,
mais aussi une forme d'incommensurabilité ; ce qui s'exprime,
dans l'épopée par les qualités quintessencielles
du héros (qui est un demi-dieu ou un preux) qui dessinent
entre lui et les ordinaires une ligne infranchissable. Et pourtant,
d'un autre côté, il y a bien une circulation de l'un
à l'autre, du rapport à la guerre, lorsqu'il faut
affronter la mort, se sacrifier, l'exemple du héros et ses
actions exceptionnelles tirent les autres vers le haut. Le héros
prêche d'exemple pour la communauté, de par l'exception
même qu'il constitue. C'est littéralement dans la lumière
de son exemple que la communauté traditionnelle va s'éprouver
intensément comme singulière, différente des
autres et éminente. Dans cette figure, l'exception du héros
sera dite fondatrice de la politique en ce sens qu'une communauté
politique semblera ne pouvoir se former qu'en établissant
une généalogie où la solitude du héros,
son exception, feront origine. Son nom, son image, le récit
de ses faits et gestes seront nécessaires pour que la communauté
politique prenne consistance et se donne figure à elle-même.
Ce que j'en dis là ne me semble pas vrai seulement du monde
que nous avons perdu, des communautés archaïques, mais
cela se repère aisément aujourd'hui en bien des configurations
: Saddam Hussein, nouveau Saladin, Skanderbeg dont la statue, sur
la place centrale de Tirana est demeurée intacte au fil de
tous les remous et les chaos qui ont affecté la vie politique
albanaise ces dernières années ou bien encore, ce
soleil d'Alexandre de Macédoine dont les Grecs ont cherché
par tous les moyens à empêcher qu'il figure sur le
drapeau du nouvel État de Macédoine — un État
slave et non point grec. Le héros est celui face à
qui nous avons à répondre de l'état présent
de la communauté politique, voire, plus vaguement, de la
communauté ethnique, clanique, nationale, etc. Il nous adresse
une sommation constante à perpétuer ce qu'ont présenté
ou acquis ses gestes d'exception. Son souvenir ou son image perpétuent
dans l'ordinaire de la politique la plus triviale ou la plus sombre
l'élément de transcendance qui s'attache à
son exemplarité, à sa capacité de présenter
— présenter le sacré, notamment. Le héros
peut-être le truchement d'un ordre aristocratique, pour autant
que son excellence rare est une distinction qui s'oppose à
la médiocrité de la masse : les prétendues
races aristocratiques se voient toujours en descendantes de héros
(guerriers) opposés aux manants. Mais l'aristocratisme héroïque
peut prendre des tournures bien différentes ; il peut-être
aussi bien paradoxalement plébéien, révolutionnaire-prolétarien,
comme dans le cas de Che Guevara. À ce propos, on mesure
à la constance avec laquelle brille l'étoile de cette
figure de héros et martyr dans nos sociétés
antihéroïques mêmes, par delà la faillite
de la stratégie qu'il incarne, combien est inépuisable
la nostalgie de la politique exemplaire dans les sociétés
en proie à la mélancolie démocratique. Le Che
est l'icône même de la politique exemplaire perdue,
comme domaine d'intensité affective, d'exultation pulsionnelle
— monde de la foi, de la communion, du dévouement,
du sacrifice. L'aura persistante du Che, devenue fétiche
et marchandise ou non, démontre qu'au cœur même
de la politique normative il nous reste néanmoins ce lien
qui nous rattache à la vieille politique — et que nous
éprouvons comme sentiment du manque, de la perte du héros,
comme lancinante douleur d'avoir désormais à se conformer
à la norme c'est-à-dire à être moyen
à tout prix et constamment tiède, plutôt que
de s'identifier à la surhumanité du héros.
3 La politique normative-normalisatrice, elle, a deux sources :
la passion de l'égalité, telle que Tocqueville la
définit comme la passion moderne par excellence, et le biopouvoir
au sens ou Foucault emploie ce mot, comme pouvoir sur les corps,
sur des populations et non pas organisation de sujets politiques
ou juridiques. En ce qui concerne la première source, il
suffit de prendre le fameux pamphlet qu'Emmanuel Sieyès écrit
à la veille de la révolution française : Qu'est-ce
que le Tiers-état ? pour saisir ce qui est en jeu ici. Ce
texte appelle à une totale recomposition de l'ordre social
et politique, à un total reconditionnement de la symbolique
et de l'entendement du politique. Sieyès dit qu'une nouvelle
inscription de la politique doit être établie, sous
le signe de l'ordre commun et de la loi commune. En quoi ces expressions
introduisent-elles une rupture avec l'Ancien régime ? En
ceci que, selon le code aristocratique qui suppose l'inégalité
comme naturelle, avoir des droits, avoir des libertés, cela
signifie bénéficier de prérogatives qui sont
refusées à d'autres (la majorité) ; cela veut
dire avoir des privilèges, c'est-à-dire être
situé du côté de la bonne exception et non pas
de la triste règle — celle qui pèse sur le Tiers.
Cela veut dire pouvoir se permettre, pour des raisons de sang et
de rang, ce qui demeure inaccessible ou rigoureusement interdit
à la grande majorité. C'est exactement ainsi que raisonne
un Sade, comme Marquis de Sade de vieille noblesse provençale
et descendant de la Laure de Pétrarque ; c'est ainsi qu'il
met en avant ses droits et ses libertés ; lorsqu'il s'indigne
: comment, il faudrait que moi qui suis ce que je suis, je sois
soumis au régime commun de la justice pour avoir frotté
le derrière de quelques putains ? Or, précisément,
ce que fait Sieyès, petit curé révolté
par la morgue de la noblesse et du haut clergé, c'est cela
: renverser rigoureusement les prémisses d'un tel discours,
inverser le sens des mots droit(s), liberté(s). Il dit :
comme citoyen, je n'exerce des droits que pour autant que je suis
inclus dans un ordre commun et que les prérogatives qui me
sont garanties se définissent comme le propre de tous. Je
ne suis libre que pour autant que ma liberté a pour horizon
celle du commun, c'est-à-dire renvoie à une règle
commune, la même pour tous. Dans la figure aristocratique,
c'est l'exception qui est le réfèrent ou l'horizon
des mots droit, liberté. Dans une perspective moderne, c'est
la règle. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Sade est
si passionnant, comme passeur de modernité ; de ses lettres
de prison dans lesquelles se donne libre cours toute la fureur de
son sentiment aristocratique blessé à La philosophie
dans le boudoir, on franchit le seuil qui ouvre sur la modernité
; le fameux Français encore un effort si vous voulez être
républicains présente l'utopie d'une mise en commun
si intégrale d'une liberté si partagée, d'une
égalité si totale qu'elles ne peuvent trouver aucune
forme d'institution proprement politique et doivent s'imaginer sous
la forme de la fable scandaleuse de la prostitution universelle.
4 Sous des dehors moins provocants, ce thème de la définition
de l'ordre politique moderne en référence à
la règle et au commun avant tout, nous le retrouverons chez
des penseurs très différents. C'est B. Constant, au
début du xixe siècle, argumentant contre les partisans
d'une législation d'exception taillée sur mesure pour
réprimer les actions terroristes, que c'est précisément
là où se présentent des crimes exceptionnels
que le droit commun doit faire valoir sa solidité et ses
règles d'universalité. Mais c'est aussi bien, au début
du xxe siècle, un Péguy, s'indignant, dans Notre Jeunesse,
que l'on juge nécessaire de se doter d'une juridiction d'exception
(la loi contre les Congrégations) pour accomplir la tâche
de l'État républicain (la séparation de l'Église
et de l'État) : non, s'indigne-t-il avec son ami Bernard
Lazare, l'institution de l'exception tue la démocratie en
toutes circonstances, et ces problèmes de couvents et de
bonnes sœurs, il fallait les traiter comme d'autres, selon
le droit commun.
5 Ces problèmes sont encore les nôtres. Nous les retrouvons
par exemple quand, confrontés à l'insanité
du négationnisme, nous succombons à la tentation d'instituer
une exception à la liberté d'expression, telle que
l'énoncé odieux : « Les chambres à gaz
n'ont pas existé » devienne autre chose qu'une sottise
ou une obscénité — c'est-à-dire devienne
l'équivalent pur et simple d'une voie de fait, voire d'un
attentat.
6 La biopolitique et le biopouvoir, eux, établissent le
règne de la règle comme norme. La norme ne moralise
pas, elle organise. Elle appelle la mise en place de dispositifs,
de procédures, de règlements et d'usages légitimés,
elle permet de répartir, d'entretenir, de contrôler,
de faire circuler, etc. les corps. Son registre, c'est le fonctionnel
: rouge on arrête, vert on passe — ça pourrait
être le contraire, le rouge n'est pas intrinsèquement
prohibitif ni le vert substantiellement permissif. L'idéal
de la société normative, c'est non seulement la prohibition
ou le bannissement de l'exception, mais la réduction des
écarts — des écarts à la règle
commune, qui est un domaine infiniment plus vaste que la loi. Plus
prévalent des systèmes de contraintes normatives serrées
qui tendent à indexer les modèles sociaux et politiques
sur les modèles machiniques, et plus de simples écarts
(pour ne rien dire des exceptions) tendent à poser des problèmes
insolubles, à produire des pannes qui laissent perplexes
les mécaniciens du système : un tout petit foulard
islamique dans une classe de sixième de l'Ouest profond de
la France, et voici qu'on dirait que la République en est
ébranlée dans ses fondements mêmes. La politique
du héros tournait toute entière autour de l'exemplarité
de l'exception qu'il présentait. Elle codifiait distinctement
le rapport de l'exception à la règle. Elle rendait
ce rapport pratique, praticable. La politique normative est nécessairement
normalisatrice et portée du coup non seulement à bannir
et à réprimer l'exception, mais à prohiber
les écarts. Elle n'égalise pas, elle homogénéise,
elle unifie par massification. Elle désintensifie tout le
domaine politique en associant ce qui ne saurait l'être —
l'idéal et la moyenne. L'idéal d'être moyen
est tout sauf un idéal. En ce sens, il y a conflit entre
le code égalitaire et la règle du commun présentée
par Sieyès et les exigences de la politique normative, normalisatrice.
D'un côté est requise l'autonomie et l'activité
de sujets politiques qui actualisent l'égalité et
le commun ; de l'autre sont requis des experts en gestion des flux
ou des stocks humains. C'est généralement lorsque
devient ouvert le conflit de ces deux figures de la règle
moderne que se donne à voir, chez nous, la démocratie.
On en a de bons exemples avec les luttes des chômeurs, des
sans papiers. Quant à l'exception, nous ne savons plus bien
ce qu'il en est. Nous en connaissons quelques noms, tous terrifiants
— le génocide, le totalitarisme, le terrorisme —
mais nous échouons régulièrement à problématiser
son rapport à la règle. Sans doute est-ce là
une des raisons pour lesquelles est si profonde notre mélancolie
politique : car il n'est aucune politique qui ne puisse s'effectuer
hors d'une connaissance ou du moins d'une intuition de cette interaction
de l'exception et de la règle.
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