|
Origine : http://lesilencequiparle.unblog.fr/2010/03/20/entre-chiens-et-loups-le-gouvernement-a-lattrition-alain-brossat/
Une subtile dialectique s’établit entre la façon
dont la biopolitique contemporaine établit son “protectorat”,
sa tutelle sur les corps vivants et la manière dont une dimension
fondamentale du gouvernement des vivants consiste à mettre
en place des entraves, à inscrire la vie des individus dans
l’horizon non pas des puissances de la vie, mais de la survie
(l’existence réduite à sa reproduction). La
biopolitique contemporaine étend son emprise entre ces deux
repères : immuniser le vivant (”faire vivre”
en ce sens) d’une part, et démultiplier les dispositifs
d’empêchement de la vie des sujets de l’autre
; soit, plus trivialement : empêcher les gens de vivre leur
vie, faire de la réduction de leur horizon de vie (des “emmerdements”
qui leur sont infligés sous toutes sortes de formes calculées)
une politique constante et réfléchie.
D’un côté ce “faire vivre” global,
tous azimuts et continu, de l’autre ces stratégies
délibérées, destinées à faire
en sorte que l’énergie et l’intelligence des
individus soient aussi intégralement que possible captées
par les soucis de subsistance et de reproduction. La “politique”
impulsée par tous les gouvernants modernes, dans les démocratie
libérales notamment, donc dans les pays les plus “riches”,
disposant des ressources les plus abondantes, ne consiste pas seulement
à inciter les individus à entrer dans le cycle production-consommation
et à s’y engloutir, plutôt que s’investir
dans des actions désintéressées, créatrices,
à agir dans la sphère publique, à développer
leur autonomie. Elle consiste peut-être surtout à mettre
en place des dispositifs de vie, à promouvoir des formes
et des modes de vie dont la destination est distincte : faire en
sorte que soit entravée la capacité des sujets à
affirmer des singularités, qu’ils ne soient pas en
mesure d’opérer des choix d’existence selon une
éthique propre à chaque singularité, selon
des principes qu’ils auraient élaborés de façon
autonome, en relation avec des notions fortes - égalité,
communauté, liberté, bonheur, fraternité, etc.
J’insiste : c’est bien d’une politique qu’il
est ici question, pas seulement d’effets produits par les
traits généraux d’un “système”
général ; une politique dont la visée est donc
double : modeler des subjectivités, formater et infléchir
des conduites. Un politique qui ne consiste pas seulement en ce
sens à imposer des standards culturels ou à promouvoir
des modes de vie homogénéisants ; elle a pour trait
majeur aussi et peut-être surtout, il faut y insister, de
démultiplier des systèmes d’entrave, tels que
la majorité des gouvernés, la partie la plus faible
de la population, demeure rivée à la pure dimension
sociale et économique de l’existence, à la vie
balisée par le travail (ou son absence, ce qui est la même
chose), rivée au monde des marchandises, au cycle production-consommation,
enserrée dans le carcan des relations sociales gouvernables
et prévisibles (familiales notamment) ; c’est-à-dire
confinée à la vie non pas comme sphère d’expansion
de flux diffractés aux trajectoires imprévisibles,
mais comme entretien et reproduction du vivant humain.
On peut parler ici d’une sorte de “mécanisme
de sécurité” subreptice, inavouable - et qui
cependant joue un rôle déterminant dans les dispositifs
de la gouvernementalité contemporaine.
Ce mécanisme est destinée à créer une
“pression”, à établir des conditions de
limitation affectant les possibilités des individus, de façon
à ce que ceux-ci soient conduits à être engagés
dans une sorte de “lutte pour la vie” perpétuelle,
en version allégée, non pas tant au sens où
seuls les uns survivraient au détriment des autres (même
si cet aspect des choses est tangible dans les sociétés
libérales d’aujourd’hui), mais plutôt où
se produit une mobilisation/captation sans fin des énergies
par les objectifs globaux de la “survie” (la reproduction,
la perpétuation des soubassements matériels de la
vie). Le “jeu” du gouvernement des vivants consiste
ici à faire en sorte que la société se présente
comme une sorte d’étendue liquide dans laquelle les
individus ne maintiennent la tête hors de l’eau (et
donc n’assurent leur survie) qu’à la condition
de consacrer, bien sûr, l’essentiel de leurs forces
à nager avec peine, plutôt qu’à être
dans la vie comme des poissons dans l’eau. On peut appeler
cette figure un Narayama fabriqué de toutes pièces,
un Narayama artificiel, puisqu’il ne correspond à aucune
espèce de limitation imposée par la disponibilité
des biens consommables ou des possibilités d’intensification,
de diversification des formes de vie. Dans le récit de Schirô
Fukazawa, en effet, c’est la rareté, en produits alimentaires
notamment, qui établit cette règle douloureuse, terrible,
selon laquelle les vieillards devenus “bouches inutiles”
se doivent de sacrifier leur vie afin que les plus jeunes puissent
manger à leur faim. C’est l’absence de tout surplus,
qui, s’imposant à tous comme une fatalité, établit
cette règle draconienne selon laquelle la survie des uns
se paie au prix de la disparition des autres - norme “inhumaine”,
s’il en fut. C’est comme par un décret du destin
que la survie pure et simple s’établit comme l’horizon
indépassable de cette société villageoise,
dans ces montagnes perdues d’un Japon imaginaire.
Par contraste, sur tous ces plans, les potentialités et
les réserves dont disposent nos sociétés contemporaines
apparaissent pratiquement illimitées. Ce n’est pas
la rareté qui y prévaut, mais bien plutôt le
règne de l’excédent, le syndrome de la surproduction.
Le paradoxe du mécanisme de sécurité furtif
évoqué plus haut est qu’il repose sur l’organisation
de systèmes de “manque” (relatif mais tenace)
dans des conditions générales “d’abondance”.
Les enjeux subjectifs sont décisifs ici : il faut que les
individus soient établis dans des dispositions de privation
continuelles et démultipliées, et ceci de façon
à ce que leur énergie soit détournée
de la pensée libre, de l’esprit critique, de la réflexion
autonome, de façon à ce que le désir soit endigué
- canalisé et encadré plutôt -, capté
par le fétichisme des objets et la consommation (à
la fois encouragée, magnifiée et empêchée).
L’abject slogan sarkozyste “travailler plus pour gagner
plus” est une sorte de forme pure de ce genre de dispositif
: il s’agit de réduire autant que faire se peut, et
à zéro si possible, la part laissée à
l’otium, à l’anapausis, entendus non pas comme
“loisir” au sens d’aujourd’hui, c’est-à-dire
délassement inclus dans la forme travail, mais comme disposition
par l’individu de son temps propre, destinée à
le rendre disponible pour la vie publique, pour l’action collective,
pour la réflexion autonome… Il s’agit de destiner,
de façon massive et écrasante, les individus à
un mode de vie et à des dispositions subjectives qui fassent
d’eux, en langue aristotélicienne, plutôt des
fourmis ou des abeilles que des hommes libres.
Il est donc fondamental que les gens (l’homme quelconque,
donc, pas le commun ou le “vulgaire”) disposent d’aussi
peu de temps libre que possible, non voué à la pure
reproduction de la capacité de travail ou alors à
l’entretien de la base matérielle de la vie ; ainsi,
que cela même qui est supposé tenir lieu de temps libre
soit occupé, mobilisé, encadré d’une
façon telle qu’il soit aussi peu susceptible que possible
de permettre à l’individu (ou à des collectifs)
de développer leur autonomie. D’où l’importance
de dispositifs d’occupation et de mobilisation comme la télé
et Internet, dispositifs fonctionnant de façon ininterrrompue
et dont le propre est de transformer le loisir/temps libre (entendu
au sens antique, comme le propre de l’homme libre) en pur
complément de la mobilisation par le travail ou le souci
de la survie. Fondamentalement, la télé est un bruit
continu, une rumeur peuplée d’images, un dispositif
de capture dont le propre est de faire opposition à la possibilité
d’un silence, d’un suspens du temps de la reproduction
propice à la formation de pensées libres et à
la mise en oeuvre d’actions autonomes et singulières.
En termes de rationalité gouvernementale contemporaine (une
rationalité à courte vue, aveugle à elle-même,
si l’on veut, mais une sorte de rationalité, cependant),
il est de première importance que les gens disposent d’aussi
peu de temps libre que possible, car toute durée soustraite
à la reproduction est susceptible de faire ouverture sur
des hétérotopies, c’est-à-dire sur de
l’ingouvernable. D’où l’importance politique
du “travailler plus pour gagner plus” qui, comme l’a
montré Dominique Méda, économiste, ne relève
pas de calculs économiques, mais au contraire, politiques,
tout entiers politiques. Le travail et, plus généralement,
la reproduction et la “mobilisation” étant ce
qui, constamment, réassigne les individus à “l’empire
de la nécessité”, non pas tant sous le signe
de la rareté (objective) que du manque organisé. Il
est donc essentiel, pour cette forme du gouvernement des vivants,
de travailler dans deux dimensions : celle de la captation des projets
individuels et de leur formatage, celle de l’organisation
du manque. Dans le premier registre, donc, on fera en sorte que
les catégories aux revenus modestes deviennent captives de
toutes sortes de systèmes de crédits et d’emprunt,
de dispositifs d’asservissement et d’immobilisation
par l’endettement - équipement, voitures, accès
à la propriété - c’est un système
d’apprivoisement et d’immobilisation des énergies
déviantes d’une formidable efficacité, qui établit
les classes populaire dans “l’empire de la nécessité
sur la longue durée (des crédits toujours plus longs
et toujours plus nombreux). Dans le second registre, on fera en
sorte, constamment, de maltraiter le désir et les plaisirs,
d’assigner les plus faibles (l’élément
populaire en général) à des systèmes
de frustration, de privation et d’appauvrissement du désir
: en créant par exemple délibérément
les conditions, comme c’est le cas aujourd’hui, pour
qu’ils soient contraints par la pression économique
de rogner sur la durée de leurs vacances, sur les dépenses
“culturelles”, de sacrifier la fréquentation
d’un festival, la participation à un concert qui, pourtant,
leur tenait à coeur.
Il s’agit au fond d’acculer les gens à céder
toujours davantage sur leur désir propre, en tant que celui-ci
est a priori l’ingouvernable même, et ceci soit pour
le conformer aux normes des grosses machines à “distraire”
et immobiliser (des machines d’occupation du temps et d’écrasement
des subjectivités), donc, regarder les JO à la télé
plutôt qu’aller écouter du jazz à Marciac
ou entreprendre une longue randonnée entre amis - même
ça, ça peut “donner des idées”
; soit, carrément, pour reconvertir le désir en activité
laborieuse (se “défoncer au travail” en tant
qu’objectif introjecté par l’individu non pas
sur un mode moral mais affectif et libidinal, en tant que désir
perverti).
Nos gouvernants, à l’évidence, ont tiré
une leçon fondamentale de Mai 68 : ils ont bien compris que
ce formidable soulèvement n’était pas né
d’une brusque ou lente aggravation des conditions imposées
par l’Etat ou les capitalistes aux étudiants ou aux
ouvriers. Ils ont compris qu’au contraire, ce mouvement était
devenu possible parce qu’ “on” (le gouvernement
des vivants) avait laissé trop de mou à ces différentes
catégories qui, insuffisamment engluées dans les soucis
de reproduction et l’angoisse de l’avenir, se sont trouvées
disponibles pour l’action collective et ouvertes à
la possibilité de l’événement. C’est
Péguy qui, dans Clio, a cette formule fulgurante, à
propos de la Révolution française bien sûr :
“On n’a jamais mis un régime par terre parce
qu’il commettait des abus. On met un régime par terre
parce qu’il se détend”. Et c’est en effet
exactement cela. qui se passe en Mai 68 : le soulèvement
met “par terre” le régime gaulliste (malgré
les apparences ultérieures d’une bien pâle Restauration)
parce que celui-ci a commencé à se “détendre”
après, notamment, la fin de la guerre en Algérie (dans
un climat de détente internationale, en effet, et de croissance
économique) donc que les différents acteurs sociaux
qui vont se trouver à nouveau disponibles pour toutes sortes
d’espérances, baignés dans toutes sortes de
flux utopiques, en prise avec toutes sortes de projets, livrés
une imagination multiple et prolifique, et ainsi, projetés
vers un avenir dont la ligne d’horizon est non pas la démultiplication
des menaces mais la prolifération des possibles. C’est
ce type de “climat” subjectif qui créé
en l’occurrence la disponibilité à l’événement
et la disposition au combat, pas l’angoisse du lendemain,
pas l’aggravation de la situation du plus grand nombre.
Dans la Condition ouvrière, Simone Weil rejoint Péguy,
à propos des grèves de 1936, à propos desquelles
elle écrit à chaud : “Dès qu’on
a senti la pression s’affaiblir, immédiatement les
souffrances, les humiliations, les rancoeurs, les amertumes silencieusement
amassées pendant des années ont constitué une
force suffisante pour desserrer l’étreinte. C’est
toute l’histoire de la grève. Il n’y a rien d’autre
(…). On pliait sous le joug. Dès que le joug s’est
desserré, on a relevé la tête. Un point c’est
tout.”
Et donc, ce que nos gouvernant d’aujourd’hui ont très
bien compris, c’est l’absolue nécessité
d’empêcher que se reproduisent les conditions propices
à l’apparition de ce type de “détente”,
et, plus généralement, le genre d’optimisme
historique et de confiance en soi qui caractérise, sommairement,
le mouvement étudiant en 1968, dans toutes ses composantes
variées, tel qu’il élabore ses propres idées,
met en place ses propres formes d’organisation. Ainsi, on
va passer d’un gouvernement à l’espérance
et à l’exaltation de l’avenir comme horizon de
tous les possibles - l’équation Fourastié (chantre
de l’avenir radieux assuré par le développement
du progrès technique) + Khrouchtchev (le socialisme Ã
visage humain) = avenir réenchanté - qui est celui
des années 1960, à un gouvernement carburant à
l’entretien de la peur et à la légitimation
du manque, qui est celui d’aujourd’hui. Comme le remarque
justement le Comité invisible dont on a beaucoup parlé
ces derniers mois, à propos des arrestations de Tarnac, la
crise, ce n’est pas un état des choses, c’est
un mode de gouvernement des vivants.
Nos gouvernants ont bien compris qu’il ne faut surtout pas
que les gens se prennent trop à espérer, ce qui les
porte à imaginer, rêver (des facultés difficilement
gouvernables) et qu’il vaut mieux qu’ils soient portés
à craindre, rétractés, inquiets voire déprimés,
plutôt que joyeux, voire euphoriques. En termes de rapports
entre sentiments ou affects collectifs et gouvernement des vivants,
c’est cela la leçon principale que les gouvernants
ont retenue des quatre dernières décennies : il est
plus simple, plus facile, plus raisonnable, de gouverner à
la peur et à la tristesse, aux passions tristes, qu’à
la joie et à l’espérance. A l’attrition,
pour employer une notion qui nous vient du christianisme (du latin
attritus : usé par le frottement, affaibli, épuisé…).
D’où l’importance qu’il y a à entretenir
un climat général de crainte (face à l’avenir
et aux menaces innombrables qui sont supposées nous entourer,
voir à ce propos les récentes remarques d’Ulrich
Beck sur les usages politiques du motif du réchauffement
climatique) et de dépression modulée selon les circonstances
(d’où l’importance du motif récurrent
de “la crise”), car il ne s’agit pas non plus
que la mélancolie collective se transforme en désespoir
partagé, lequel peut conduire à des actions imprévisibles
- ce qui conduirait au retour du spectre de l’ingouvernable.
C’est dans l’entre-deux de ces deux extrêmes à
bannir - trop “d’insouciance” de la masse, trop
de désespérance parmi les gens - que se déploie
le gouvernement à l’attrition. En tant que celui-ci
est le visage réel du gouvernement libéral aujourd’hui,
le moins que l’on puisse dire est qu’il dévie
fortement de ce qu’en dit par exemple Foucault dans Naissance
de la biopolitique : non seulement ce n’est pas un gouvernement
qui spécule sur la capacité de chacun à se
faire l’entrepreneur de sa propre existence, mais surtout,
ce n’est pas un gouvernement dont le principe serait l’autolimitation
jusqu’à l’effacement ; c’est au contraire
un gouvernement qui suppose une démultiplication des formes
d’emprise sur les gouvernés, quand bien même
celles-ci ne revêtiraient plus les formes disciplinaires ou
autoritaires traditionnelles. C’est un gouvernement qui ne
“lâche pas” ceux sur lesquels il s’exerce
et dont l’idéal est d’investir leurs existence
jusque dans le grain le plus fin dans le but général
de créer le maximum d’entraves possible à l’insouciance
- en démultipliant les systèmes de surveillance, de
contrôle, de sanction, d’empêchement, d’interposition,
sans pour autant ranimer la forme de l’Etat autoritaire. De
ce point de vue, la démultiplication des radars sur les routes
et des dispositifs de vidéo-surveillance dans les espaces
publics a une valeur paradigmatique. Le sujet ne fait pas face ici
à l’Etat garde-chiourme, l’Etat répressif,
à l’Etat qui censure et interdit, mais à la
figure plus subtile et vicieuse, protoplasmique d’une machine
à endiguer les espaces de son expansion vitale, à
reconduire perpétuellement sa condition de “petit homme”
coupé de ses propres puissances.
La production d’une configuration subjective apeurée,
craintive, déprimée, hantée par le manque,
absorbée par les nécessités de la survie est
un vaste programme, lequel ne se réalise pas en un jour.
Il a fallu renverser, inverser plus d’une évidence
et plus d’une disposition profondément ancrée
dans l’esprit du plus grand nombre dans les années
60 et, encore, 1970. Il a notamment fallu convaincre les gens du
fait que leur sort était entièrement tributaire de
facteurs totalement imprédictibles, à la merci de
quelques Moloch(s) aux mouvements imprévisibles - le Marché
avec ses sautes d’humeur, le terrorisme international avec
ses visées diaboliques, le réchauffement climatique,
la montée du prix du pétrole, la spéculation
financière, etc. Il a fallu enraciner la notion du risque
et des dangers comme structurante de notre perception de l’avenir,
refoulant du même coup l’alliance en quelque sorte naturelle
de l’avenir et des possibles, l’avenir comme horizon
des potentialités. Mais il a fallu davantage que cela encore
: mettre en place, à la faveur même de ce changement
de décor, des dispositifs efficients d’empêchement
de la vie (la vie est naturellement portée à l’expansion
et à la diversification, à la variation, et elle est
disponible pour sa propre optimisation ou intensification, comme
le rappelle Canguilhem), des dispositifs de rétraction et
d’abaissement, des fabriques de “vie attristée”
: des machines à dé-jouir, à rabougrir la vie,
à la médiocriser, à la vouer au ressentiment…
Gouverner, en ce sens, c’est vraiment, littéralement,
démultiplier les systèmes destinés à
brider - on bd-ride les vies comme on bride le moteur d’une
voiture -, les dispositifs spécifiques destinés à
compliquer la vie des gens, à les condamner à passer
leur temps à faire face à un état de “nécessité”
soft, dédramatisé mais exténuant. Gouverner,
donc, pour dire les choses trivialement, va consister pour une part
essentielle et nécessaire à emmerder le monde et à
lui rendre la vie “impossible”, comme on dit en langue
courante : en multipliant les systèmes de contrôle
(plus seulement l’alcool au volant, mais le cannabis désormais),
en rendant toujours plus compliquées et aléatoires
les formalités à accomplir pour inviter un parent
ou un ami étranger, en supprimant des médicaments
destinés à soigner des maladies chroniques, en rendant
prohibitif le coût des soins dentaires et des lunettes, en
arrêtant et exposant les étrangers vivant et travaillant
dans nos pays à un régime de crainte perpétuelle,
en privant les plus pauvres de vacances, en empêchant de se
déplacer en voiture ceux qui n’ont pas les moyens de
payer l’assurance, en interdisant de mariage et de vie commune
les étrangers sans papiers, en multipliant les contrôles
policiers dans les cités, en condamnant aux boulots Mac Do
et donc à l’échec de leurs études les
étudiants en situation précaire, etc. Une loi se dégage
ici : tout gouvernement des vivants qui, d’une manière
ou d’une autre, contribue à l’entretien de ce
système général d’attrition est un gouvernement
réactionnaire, anti-populaire, quelle que soit sa couleur
politique. Et, corrélativement, plus un gouvernement spécule
sur l”efficacité de ces dispositifs d’attrition
et contribue à les renforcer, et plus nous devons nous déclarer
en état de résistance face au mode de gestion qu’il
met en place, quels que soient les alibis dont celui-ci se par (”c’est
la crise !”, “il faut être réaliste”,
“c’est pour votre bien”, “on n’a pas
le choix”, etc.)
D’une façon générale, l’opinion
critique envisage ce type de mesures soit sous l’angle des
contraintes économiques (réduire les coûts),
soit celui des obsessions sécuritaires (contrôler et
réprimer toujours plus). Mais elle y voit rarement l’effet
d’une politique globale, ou plutôt d’une technique
de gouvernement des vivants consistant essentiellement à
empêcher de penser et d’agir en sujets autonomes et
à les vouer à une gestion triste et apeurée
de leur propre survie. Or c’est là ce qu’on pourrait
appeler le côté mesquin et même méchant
de la biopolitique contemporaine, l’envers méchant
de la bienveillance supposée du pasteur biopolitique. Le
gouvernement des vivants est de plus en plus distinctement fondé,
qu’il soit bleu ou rose, sur la conviction que les gens (la
masse) doivent être perpétuellement usés et
attristés, de façon à prévenir leur
propension à résister aux pressions exercées
sur eux, au fait même d’être gouverné.
il s’agit là, au fond, de dispositifs de prévention
des contre-conduites et des conduites de résistance. Il faut
ici non seulement du calcul, de la “ruse”, mais, j’y
insiste, de la méchanceté. Le terme ne doit pas être
entendu dans son acception courante relevant d’un psychologisme
un peu simplet, mais plutôt tel que l’entend V. Jankélévich
lorsqu’il parle, dans l’Imprescriptible, de “méchanceté
ontologique” des exterminateurs nazis - et ceci toutes choses
égales par ailleurs. En un sens politique, donc, et en ce
sens, on peut parler non seulement de la méchanceté
des gouvernants, mais de la méchanceté de l’Etat.
Autant parler de méchanceté animale n’a guère
de sens (le loup qui bouffe l’agneau ne fait qu’agir
conformément à son être), autant la question
de la part de méchanceté dans le gouvernement des
humains, dans l’Etat, même, en tant qu’il est
une machinerie ou un appareil humains peut être envisagée.
Lea question de la méchanceté se posera donc ici en
ces termes : selon le calcul de nos gouvernants actuels, s’impose
de façon toujours plus crue l’axiome suivant - pour
qu’ils soient gouvernables, ils faut qu’ils soient non
pas terrorisés ou violemment disciplinés, mais bel
et bien réduits et empêchés, il faut qu’ils
éprouvent le manque, il faut qu’ils en bavent un peu,
beaucoup, mais pas trop non plus, faute de quoi ils deviendraient
imprévisibles. La méchanceté de l’Etat,
en tant qu’il persiste à être la machinerie centrale
d’une telle disposition, d’une telle stratégie
des gouvernants, c’est cette constance, cette persévérance
dans les formes de gouvernement de la grande majorité au
manque, aux affects négatifs, au rabougrissement de la vie,
à l’abaissement du débat public, à l’appel
aux passions basses et à l’exercice de prises non pas
nécessairement violentes, mais du moins destinées
à “faire souffrir” cette espèce de carême
permanent que les gouvernants essaient d’imposer aux gens.
La méchanceté, en ce sens, relève d’un
calcul, elle est l’élément d’une “rationalité”
- mais tout en réactivant constamment, en même temps,
quelque chose comme un fond immémorial de l’Etat et
de la souveraineté. La méchanceté, en ce sens,
serait le reste, l’euphémisme et la survivance irréductible
de la dimension de cruauté incrustée, si l’on
en croit Derrida (Séminaire sur la peine de mort), dans toute
formation étatique, tout particulièrement dans des
formes traditionnelles comme la monarchie absolue.
Comme le remarque Gilles Châtelet (Vivre et penser comme
des porcs), dans nos sociétés, c’est constamment
au nom de l’économie en tant que système de
contraintes supposées inexorables que la vie du commun peut
être entravée et tirée vers le bas par les gouvernants
(l’épisode le plus récent qui illustre cette
constante étant la liquidation de la durée légale
hebdomadaire de travail de 35 heures). Ici, note Châtelet,
“l’économique”, prothèse de la stabilité
politique, s’est avantageusement substituée à
la violence du Prince (à l’association traditionnelle
de la terreur à la souveraineté).
On pourrait également poser ici un axiome : dans nos sociétés,
aujourd’hui, le degré de concentration de méchanceté
est nettement plus grand dans l’Etat que dans le corps social
en général. Il est distinctement plus grand dans les
personnages les plus éminents de l’Etat que dans le
quelconque social. Il suffit d’ouvrir les journaux pour s’en
rendre compte et, de ce point de vue, Mme Dati, la Garde des Sceaux
du gouvernement Fillon, est un parfait exemple : il y a peu, une
photo stupéfiante la montrait, radieuse, le visage illuminé
par une sorte de joie enfantine, alors qu’elle posait devant
la maquette d’une prison, modèle, forcément
modèle, à construire prochainement - un enfant, vraiment,
exultant devant le jouet tant désiré et enfin reçu
comme cadeau de Noël. L’association de cette gaieté
exubérante à la prison, synonyme de toutes les souffrances
et de toutes les humiliations, spécialement dans la France
d’aujourd’hui, “honte de la République”,
comme le rappelait un éditorial du Monde il y a quelques
années, me paraît ici exemplaire de cette méchanceté
devenue si naturelle aux gouvernants et personnages éminents
de l’Etat (de la “politique”) qu’une Garde
des Sceaux peut,en toute innocence et candeur, s’exhiber devant
sa maquette de prison dont, toutes choses égales par ailleurs
une fois encore, tant de bourreaux et exécuteurs aimaient
à poser fièrement et pleins d’insouciance, dans
toutes sortes de guerres et massacres du XXème siècle,
devant les entassements des cadavres de leurs victimes.
Dans la scène finale de la Grande illusion, le chef-d’oeuvre
de Jean Renoir, deux prisonniers de guerre français évadés
de captivité, pendant la Première Guerre mondiale,
courent dans la neige, à la frontière entre l’Allemagne
et la Suisse. Deux soldats allemands les repèrent et l’un
d’eux les met en joue, s’apprêtant à tirer.
L’autre lance alors : “Arrête, ils sont déjà
en Suisse !”. Et le premier de réprendre (et ce sont
les derniers mots du film) : “Umso besser für sie ! -
tant mieux pour eux !”. On voit distinctement, ici, comment
la petite bonté individuelle du quelconque vient suspendre
la méchanceté ontologique de l’Etat qui, elle,
lui aurait bel et bien commandé de tirer, en dépit
de tout, “pour accomplir son devoir”.
Contrairement à ce qu’affirme le crédo libéral,
le but du gouvernement actuel est moins que jamais de “laisser
vivre”, laisser prospérer les libertés personnelles
en réduisant les prorogatives de l’Etat et des systèmes
de tutelles exercées sur les individus. Il est au contraire
d’investir pleinement l’existence des individus, de
la population, des vivants, sur un mode subreptice et inavouable
: celui qui consiste à faire d’eux les membres d’un
troupeau assis, diminué, déprimé et mélancolique
- et supposé d’autant plus facilement gouvernable à
ce titre. Le paradoxe et la singularité d’un tel gouvernement
est la façon dont il conjugue deux objectifs apparemment
contradictoires : prendre soin de la vie et saloper les existences
; faire croître et prospérer le vivant et nuire aux
gens, aux sujets individuels ; immuniser et protéger les
populations et exposer les gens à tout un système
d’épreuves et de tribulations destiné à
rabougrir leur champ de vie…
Dans le dernier chapitre de la Volonté de savoir, Foucault
mettait en relief cette dualité de la biopolitique moderne
en exposant sa dimension thanatopolitique, liée à
l’enjeu du racisme, notamment, véritable revers du
“faire vivre” pris en charge par les pouvoirs modernes.
Sur un mode moins abrupt, le gouvernement à l’attrition
expose cette même figure du double, du gouvernement contemporain
des vivants en tant que Dr Jekyll et Mr Hyde. L’effet de cette
dualité est parfaitement distinct : un vaste champ d’indétermination
s’étend entre les actions de l’Etat, des pouvoirs
et des gouvernants dont nous sommes portés à considérer
qu’elles s’exercent à notre profit et pour notre
bien et celles dont nous éprouvons qu’elles nous nuisent,
nous entravent, sont inspirées par la bêtise ou la
méchanceté. Lorsqu’on nous dit que les caméras
de surveillance, les radars, les passeports biométriques
sont des dispositifs destinés à notre sécurité,
nous éprouvons tout autant qu’il s’agit de nous
surveiller, nous contrôler toujours plus, et donc de se mettre
en travers de notre liberté. Ce qui protège devient
indistinct de ce qui nous entrave. La méchanceté de
l’Etat s’infiltre dans ses meilleures dispositions du
pastorat contemporain. En termes de subjectivités, nous échouons
toujours davantage à énoncer (ce) qui est avec nous,
(ce) qui est contre nous, contre quoi, contre qui, avec quoi et
avec qui pourrait s’affirmer notre autonomie.
Ce désarroi est le fondement, l’un des fondements,
de notre persistante impuissance politique.
Alain Brossat
Entre chiens et loups - Philosophie et ordre des discours / 2009
Orientation bibliographique
Schichirô Fukawaza / Etude à propos des chansons de
Narayama, traduit du japonais par Robert Frank, Folio, 1989
Charles Péguy / Clio, Gallimard, 1932
Simone Weil / la Condition ouvrière, Idées-Gallimard,
1974
Michel Foucault / Sécurité, territoire, population,
Cours au Collége de France, 1977-1978, Hautes Etudes, Gallimard-Seuil,
2004
Gilles Châtelet / Vivre et penser comme des porcs, Folio,
2007
Vladimir Jankélévitch / l’Imprescriptible, Seuil,
1986
Comité invisible / l’Insurrection qui vient, la Fabrique,
2007
|
|