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Des gouvernants qui soignent leur image en augurant le pire
Alain Brossat
janvier 2010

Origine http://www.combatenligne.fr/article/?id=2779&q=author:157


Face au risque de crise sanitaire mondiale, quelle marge d’intervention politique ?

Les mouvements divers suscités par la « mauvaise gestion » supposée et les erreurs de communication avérées de la ministre de la Santé, lors de l’épisode H1N1, sont, à tous égards, l’arbre qui cache la forêt. Le public, à commencer par ceux qui ont dénoncé la « panique » artificielle que les autorités auraient suscitée à cette occasion, n’est pas moins attaché que les gouvernants au « principe de précaution » (on l’a vu, sur le versant négatif, lors d’épisodes comme l’affaire du sang contaminé ou celle de la canicule de l’été 2003). Simplement, ceux qui ont la charge, dans notre pays, du « gouvernement des vivants » (Foucault) sont eux-mêmes placés sous l’emprise de cette sorte de gouvernement sanitaire mondial qui prend forme aujourd’hui et dont les pandémies sont le champ d’expérimentation ; ils sont tétanisés à l’idée qu’ils pourraient être pris en flagrant délit d’incompétence ou de nonchalance face à une crise sanitaire, car ils savent que ce genre de faillite se paie au prix fort en termes de popularité, ou plutôt d’impopularité, auprès de la population.

Celle-ci, de son côté, réclame les bénéfices d’une application rigoureuse du principe de précaution (une protection maximale et constante face aux risques sanitaires et aux irrégularités de toutes sortes qui s’y rattachent), mais sans vouloir en subir les contraintes ou en payer le prix. Or, comme le rappelaient récemment et à bon escient le philosophe François Ewald et l’épidémiologiste William Dab, le principe de précaution se doit, par définition, d’être excessif pour être efficient, il conduit inévitablement les autorités à adopter, face à des phénomènes complexes, à variables multiples, évolutifs et instables (les pandémies, notamment), des dispositifs qui ont toutes les chances de s’avérer, a posteriori, disproportionnés, excessifs, inutilement coûteux, etc. – la question demeurant cependant de savoir comment l’opinion aurait réagi si le phénomène avait évolué dans le sens du pire, sans que des dispositifs adaptés (et qui incluent nécessairement la dimension de « l’urgence ») aient été mis en place, par anticipation.

La « politisation » à outrance de la séquence H1N1 et sa mutation en « affaire » ont pour arrière-plan la réduction d’un phénomène complexe (une alerte sanitaire mondiale) aux dimensions d’une anecdote politicienne, c’est-à-dire à celles d’un plan de réalité unique (une petite manipulation, politique). Ce genre de simplification est explicable et tentant dans les circonstances actuelles où ce ne sont pas les raisons qui nous manquent de mettre en doute les « bonnes intentions » de nos gouvernants ; mais il présente l’inconvénient de passer à côté de ce qui, dans ce genre de séquence, pose effectivement problème.

Comme phénomène global mettant à l’épreuve le « pastorat » humain, une pandémie présente des traits tout à fait distincts : elle ne peut être cernée a priori dans sa réalité effective, dans sa dimension réelle ; elle est un processus, une perturbation en développement, porteuse de risques sanitaires, prometteuse de pertes dont les effets doivent, à ce titre, être absolument anticipés – mais sans que leur échelle puisse être précisément déterminée. Une pandémie est une réalité d’emblée « flottante » sur laquelle ne peut s’assurer de prise, notamment dans sa phase ascendante, qu’une approche par probabilités ; et ceci, dans un contexte général où les paradigmes immunitaires du droit à la vie pour tous et chacun ne cessent d’assigner un nouveau régime d’obligations toujours plus contraignantes aux gouvernants du vivant (humain en premier lieu, mais pas seulement).

Deux sophismes, largement répandus, doivent être ici balayés : le premier qui statue que l’ampleur du phénomène à venir (les formes, les effets, l’extension, le degré de virulence de l’épidémie) est d’emblée prévisible en termes d’échelle des risques (une « grippette » et non une pandémie qui exige des mesures d’urgence spécifiques) ; le second qui soutient que les gouvernants (au sens le plus extensif du terme) disposeraient d’une maîtrise du phénomène telle qu’ils puissent y trouver l’occasion d’une triviale opération de relégitimation à bon marché, en endossant le rôle du bon pasteur qui sauve les brebis en faisant rempart de son corps face à la prolifération virale. Or, c’est plutôt le contraire qui est vrai : nos gouvernants n’ont guère plus de prise, a priori, sur de tels phénomènes que sur l’éclatement de la bulle spéculative. Ils se mettent donc à couvert de l’OMS, convaincus, à bon escient, que si l’État, les experts et les spécialistes ne s’étaient pas mobilisés à la hauteur du pire calculable de la menace encourue, leur crédit en souffrirait de manière irréparable. L’impéritie manifestée par l’administration Bush face à l’ouragan Katrina et ses suites en a assurément davantage terni le lustre, parmi les milieux populaires aux États-Unis, que la totalité des crimes commis par le corps expéditionnaire américain en Irak…

Autant nos gouvernants peuvent escompter toutes sortes de bénéfices d’un « gouvernement à la crise » en matière de sécurité ou d’enjeu économiques, autant les questions sanitaires apparaissent trop complexes, trop sensibles, trop variables pour se prêter massivement à de telles opérations. C’est qu’on est là au cœur du « droit à la vie » qui surplombe, aujourd’hui, toute espèce de gouvernement des vivants.

Ce texte a été publié initialement dans L'Humanité du 19 janvier 2010

Alain Brossat, 28 janvier 2010

Alain Brossat est enseignant en philosophie (Université Paris-VIII)