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Origine http://www.combatenligne.fr/article/?id=2779&q=author:157
Face au risque de crise sanitaire mondiale, quelle marge d’intervention
politique ?
Les mouvements divers suscités par la « mauvaise gestion
» supposée et les erreurs de communication avérées
de la ministre de la Santé, lors de l’épisode
H1N1, sont, à tous égards, l’arbre qui cache
la forêt. Le public, à commencer par ceux qui ont dénoncé
la « panique » artificielle que les autorités
auraient suscitée à cette occasion, n’est pas
moins attaché que les gouvernants au « principe de
précaution » (on l’a vu, sur le versant négatif,
lors d’épisodes comme l’affaire du sang contaminé
ou celle de la canicule de l’été 2003). Simplement,
ceux qui ont la charge, dans notre pays, du « gouvernement
des vivants » (Foucault) sont eux-mêmes placés
sous l’emprise de cette sorte de gouvernement sanitaire mondial
qui prend forme aujourd’hui et dont les pandémies sont
le champ d’expérimentation ; ils sont tétanisés
à l’idée qu’ils pourraient être
pris en flagrant délit d’incompétence ou de
nonchalance face à une crise sanitaire, car ils savent que
ce genre de faillite se paie au prix fort en termes de popularité,
ou plutôt d’impopularité, auprès de la
population.
Celle-ci, de son côté, réclame les bénéfices
d’une application rigoureuse du principe de précaution
(une protection maximale et constante face aux risques sanitaires
et aux irrégularités de toutes sortes qui s’y
rattachent), mais sans vouloir en subir les contraintes ou en payer
le prix. Or, comme le rappelaient récemment et à bon
escient le philosophe François Ewald et l’épidémiologiste
William Dab, le principe de précaution se doit, par définition,
d’être excessif pour être efficient, il conduit
inévitablement les autorités à adopter, face
à des phénomènes complexes, à variables
multiples, évolutifs et instables (les pandémies,
notamment), des dispositifs qui ont toutes les chances de s’avérer,
a posteriori, disproportionnés, excessifs, inutilement coûteux,
etc. – la question demeurant cependant de savoir comment l’opinion
aurait réagi si le phénomène avait évolué
dans le sens du pire, sans que des dispositifs adaptés (et
qui incluent nécessairement la dimension de « l’urgence
») aient été mis en place, par anticipation.
La « politisation » à outrance de la séquence
H1N1 et sa mutation en « affaire » ont pour arrière-plan
la réduction d’un phénomène complexe
(une alerte sanitaire mondiale) aux dimensions d’une anecdote
politicienne, c’est-à-dire à celles d’un
plan de réalité unique (une petite manipulation, politique).
Ce genre de simplification est explicable et tentant dans les circonstances
actuelles où ce ne sont pas les raisons qui nous manquent
de mettre en doute les « bonnes intentions » de nos
gouvernants ; mais il présente l’inconvénient
de passer à côté de ce qui, dans ce genre de
séquence, pose effectivement problème.
Comme phénomène global mettant à l’épreuve
le « pastorat » humain, une pandémie présente
des traits tout à fait distincts : elle ne peut être
cernée a priori dans sa réalité effective,
dans sa dimension réelle ; elle est un processus, une perturbation
en développement, porteuse de risques sanitaires, prometteuse
de pertes dont les effets doivent, à ce titre, être
absolument anticipés – mais sans que leur échelle
puisse être précisément déterminée.
Une pandémie est une réalité d’emblée
« flottante » sur laquelle ne peut s’assurer de
prise, notamment dans sa phase ascendante, qu’une approche
par probabilités ; et ceci, dans un contexte général
où les paradigmes immunitaires du droit à la vie pour
tous et chacun ne cessent d’assigner un nouveau régime
d’obligations toujours plus contraignantes aux gouvernants
du vivant (humain en premier lieu, mais pas seulement).
Deux sophismes, largement répandus, doivent être ici
balayés : le premier qui statue que l’ampleur du phénomène
à venir (les formes, les effets, l’extension, le degré
de virulence de l’épidémie) est d’emblée
prévisible en termes d’échelle des risques (une
« grippette » et non une pandémie qui exige des
mesures d’urgence spécifiques) ; le second qui soutient
que les gouvernants (au sens le plus extensif du terme) disposeraient
d’une maîtrise du phénomène telle qu’ils
puissent y trouver l’occasion d’une triviale opération
de relégitimation à bon marché, en endossant
le rôle du bon pasteur qui sauve les brebis en faisant rempart
de son corps face à la prolifération virale. Or, c’est
plutôt le contraire qui est vrai : nos gouvernants n’ont
guère plus de prise, a priori, sur de tels phénomènes
que sur l’éclatement de la bulle spéculative.
Ils se mettent donc à couvert de l’OMS, convaincus,
à bon escient, que si l’État, les experts et
les spécialistes ne s’étaient pas mobilisés
à la hauteur du pire calculable de la menace encourue, leur
crédit en souffrirait de manière irréparable.
L’impéritie manifestée par l’administration
Bush face à l’ouragan Katrina et ses suites en a assurément
davantage terni le lustre, parmi les milieux populaires aux États-Unis,
que la totalité des crimes commis par le corps expéditionnaire
américain en Irak…
Autant nos gouvernants peuvent escompter toutes sortes de bénéfices
d’un « gouvernement à la crise » en matière
de sécurité ou d’enjeu économiques, autant
les questions sanitaires apparaissent trop complexes, trop sensibles,
trop variables pour se prêter massivement à de telles
opérations. C’est qu’on est là au cœur
du « droit à la vie » qui surplombe, aujourd’hui,
toute espèce de gouvernement des vivants.
Ce texte a été publié initialement dans L'Humanité
du 19 janvier 2010
Alain Brossat, 28 janvier 2010
Alain Brossat est enseignant en philosophie (Université
Paris-VIII)
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