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Origine : http://www.combatenligne.fr/article/?id=2392
Les transferts secrets (effectués dans le cadre du Extraordinary
Rendition Program) de personnes soupçonnées de terrorisme
et enlevées par les services états-uniens, avec le
soutien actif de nombre d'Etats, démocratiques ou non, dessinent
le cadre d'une nouvelle terreur sélective et globale. Ils
se fondent sur un dispositif souple et indétectable qui se
joue des formes de souveraineté et de territorialité
traditionnelles.
On a vu apparaître ces dernières années, dans
le vocabulaire de la contre-terreur développée par
l’administration des Etats-Unis, une nouvelle expression –
extraordinary rendition, que l’on traduit généralement
en français par « transferts spéciaux ».
Je vais tenter de poser quelques questions actuelles à propos
de la souveraineté et des frontières, en partant des
dispositifs et des usages que suppose cette notion – extraordinary
rendition.
Rappellons en deux mots ce qu’elle recouvre : des personnes,
soupçonnées par les services de renseignements US
d’avoir partie liée avec le complot islamiste mondial,
sont saisies par des agents de l’autorité US, aux Etats-Unis
ou dans tout autre pays où elles peuvent l’être,
et transférées vers d’autres pays ou sites où
elles vont être détenues, interrogées, torturées
hors de tout cadre légal soit par des agents des services
spécialisés US, soit par ceux de pays complices de
ces pratiques, par exemple en Ouzbékistan, en Egypte en Syrie.
Ces transferts reposent sur l’existence d’un réseau
aérien et d’un système de détention parallèle
qui sont mondiaux, puisque des enquêtes ont fait apparaître,
par exemple, que près de mille vols organisés par
la CIA, avec escales sur le sol européen, ont utilisé
l’espace aérien européen à cette fin
depuis le 11 septembre 2001. Des pays aussi variés que l’Espagne,
l’Allemagne, la Jordanie, l’Afghanistan, la Roumanie,
la Pologne, Chypre, l’Albanie, la République tchèque
y ont été impliqués (1).
Les personnes saisies (« arrêtées » pour
la plupart d’entre elles de manière illégale)
dans le cadre de ce programme (« Extraordinary rendition program
», dans la langue de bois de l’administration US) doivent
être considérées du point de vue du droit international
comme des disparus. Leurs arrestations ne sont pas signalées,
ces personnes sont souvent droguées et entravées pendant
les transferts, elles ignorent où on les conduit, qui les
détient et, souvent, où elles sont retenues. Elles
n’ont droit à aucune protection légale, leurs
familles, les autorités des pays dont elles sont ressortissantes
n’ont pas accès à elles, pas davantage que des
avocats. Elles subissent des traitements dégradants, sont
interrogées hors de tout cadre légal, souvent torturées.
Certaines d’entre elles disparaissent purement et simplement.
Le dispositif dont il est ici question est donc bien un appareil
mondial de disparition – une pratique dont la commission des
droits de l’homme de l’ONU vient de renouveler la condamnation
à l’initiative, notamment, de la France (2). Soulignons
la nouveauté d’une telle notion : un appareil mondial
de disparition ; d’habitude les phénomènes endémiques
de disparition ont lieu à l’échelle locale :
celle d’un Etat, d’une région, d’une zone
en proie au chaos et à la guerre civile…
Le principe même de ce type de pratique est qu’il rend
pratiquement impossible de chiffrer le nombre de ceux qui en sont
victimes. Retenons simplement que la presse anglo-saxonne et les
organisations humanitaires estiment qu’ils se comptent par
« centaines ».
L’ironie de l’expression « extraordinary rendition
» en tant qu’elle recouvre un usage de l’exception
pure, s'avère dans son principe même « unlawful
», comme le dit la presse nord-américaine, est qu’elle
est d’origine juridique. La « rendition », à
l’origine, c’est la remise d’un détenu,
d’un inculpé, d’un condamné par une autorité
à une autre – ce qui doit se faire dans des formes
fixées, selon des règles (3). Par exemple, l’extradition
est une forme de « rendition », et nous savons bien
que l’on n’extrade pas n’importe comment, puisque
cela pose constamment des problèmes de compatibilité
entre droits nationaux.
Ce qui est intéressant, donc, dans cette notion, c’est
l’alliance des deux termes : « rendition » qui
fait référence à des règles et des formes
– à la loi, donc – et « extraordinary »
qui introduit la dimension de l’état d’urgence,
de nécessité ou de l’exception au cœur
même de cette notion juridique. Une « composition »
se produit donc, dans laquelle devient indistincte, comme dit Agamben,
la relation de l’exception à la règle, de la
violence à la loi. Et en effet : pour autant que l’on
a affaire ici à un programme inscrit dans la durée,
à un dispositif rodé, fondé sur des infrastructures
stables et des routines, on est dans le domaine non pas de l’écart,
de la bavure, de l’« exception pure », mais bien
dans celui de l’exception institutionnalisée, dans
le domaine d’une politique de l’exception, ce que Agamben
nomme l’exception devenue règle et qui, en l’occurrence,
n’est qu’une autre figure de la terreur. Mais pas une
terreur massive et plus ou moins indistincte, comme celle que pratiquent
les Etats totalitaires, une terreur sélective et discriminante,
fondée sur le renseignement, même si elle repose sur
une pensée par catégories (l’invention de l’espèce
« islamiste »), une terreur qui se dit défensive
et s’efforce de se légitimer en se présentant
comme contre-terreur.
Ce dispositif mondial intégré de contre-terreur a,
pour ce qui nous concerne ici, une triple implication : concernant
la souveraineté des Etats, le statut des frontières
(la territorialité), et enfin celui des libertés des
personnes.
Concernant le premier point, il se constate aisément que
ces pratiques, avec les fortes mobilités qu’elles supposent,
se situent par delà une économie traditionnelle de
la souveraineté : en effet, les vols de la CIA, transportant
des personnes saisies par les services spécialisés
US sur des compagnies contrôlées par cette agence de
renseignement, ne peuvent être pratiqués depuis 2001
(au moins : Colin Powell affirme que c’était déjà
routine sous Clinton) qu’à la condition de ce qu’on
pourrait appeler des abandons volontaires de souveraineté
de la part des pays où ces vols font des escales (4). La
règle est en effet que ces avions ne soient jamais inspectés,
alors que, selon la Convention de Chicago sur la circulation aérienne,
les autorités des Etats concernés ont parfaitement
le droit de procéder à de telles inspections. C’est
d’ailleurs sur ce point que les gouvernements en place, dans
plusieurs pays de l’Union européenne, notamment l’Espagne
et l’Allemagne, se sont retrouvés sur la sellette par
rapport à leurs opinions publiques, à la presse, aux
organisations européennes, aux organisations humanitaires.
Ce qui apparaît donc clairement ici, c’est que la «
lutte contre le terrorisme » international, notamment le «
terrorisme islamiste », en tant qu’objectif prioritaire
autour duquel les Etats du monde entier sont conviés par
la puissance US à se rassembler, nourrit l’affaiblissement
de la souveraineté dans ses formes traditionnelles. Alors
que, dans des configurations encore récentes, l’invocation
de l’état d’urgence ou de nécessité,
le recours à des dispositifs d’exception, nourrissaient,
renforçaient les moyens de l’Etat, dans ses rapports
à la société comme dans ses relations à
l’extérieur, et donc le revitalisaient dans sa vocation
à donner corps à la souveraineté (une figure
qu’illustre parfaitement l’Etat gaulliste jusqu’au
milieu des années 1960), cette sorte d’état
d’urgence « mondial » et globalisé proclamé
par les Etats-Unis avec l’accord tacite des Etats occidentaux,
du Japon mais aussi, dans une certaine mesure, de la Russie et de
la Chine, a pour conséquence l’ouverture de nombreuses
brèches dans l’exercice de la souveraineté traditionnelle
– la libre circulation des vols de la CIA, sinistre caricature
du libre échangisme prôné par l’OMC, en
est un des exemples les plus patents.
Remarquable est, ici, ce fait même : ce ne sont pas des souverainetés
qui sont violées comme dans un régime de relations
inter-étatiques traditionnel, où un puissant agresse
un faible, où un conquérant s’empare d’un
territoire voisin ; au contraire, ce sont des souverainetés
qui, sur un mode consensuel, tacite ou négocié, renoncent
à exercer une de leurs prérogatives classiques et
accordent au bras armé de la surpuissance de véritables
zones mobiles d’extraterritorialités qui lui laissent
les mains libres pour développer sa politique antiterroriste
mondiale par les moyens qui lui conviennent. Tout se passe donc
comme si c’étaient les Etats eux-mêmes qui avaient
compris qu’ils ont, en partie au moins, cessé d’être,
globalement et inconditionnellement, leur fin à eux-mêmes
en eux-mêmes. C’est sans doute cela, le temps de l’Empire
dont nous parlent Negri et Hardt. De facto, l’idée
qui s’impose ici est celle d’objectifs concernant les
fins de la politique (la défense de l’intégrité
des peuples menacés par l’ « hydre » du
terrorisme, la préservation de leur « droit à
la vie », la préservation des « fondements »
de la civilisation occidentale ou chrétienne…) qui
s’élèvent distinctement au-dessus de ceux de
la préservation ou l’augmentation de la puissance des
Etats et requièrent donc des moyens supra-étatiques,
trans-étatiques qui rendent caduc le soin sourcilleux que
met l’Etat moderne à défendre ses prérogatives
souveraines contre toute espèce d’empiètement.
Lorsque la souveraineté cesse d’être une question
de tout ou rien pour devenir un état relatif et modulable,
comme le montrent les usages du extraordinary rendition program,
des déplacements se produisent également en termes
de découpage de l’espace, de territorialisation de
la puissance. La force de la superpuissance ne se manifeste plus,
en l’occurrence, à sa capacité d’annexer
ou de contrôler des territoires nouveaux (sa capacité
de conquête), mais bien dans une faculté de déplacement,
de circulation et d’investissement globale, mondiale. Entre
l’espace rigoureusement strié de la terre ferme partagée
entre les Etats souverains et l’espace lisse de l’océan
ou du désert, une forme intermédiaire s’invente,
celle du réseau, de la structure réticulaire ou bien,
encore, comme on pouvait le lire dans un rapport du Conseil de l’Europe,
de la « toile d’araignée ».
La politique de l’exception durable mise en oeuvre par l’administration
américaine n’est rendue praticable qu’à
la condition d’être installée dans un régime
post-territorial, où les frontières deviennent un
facteur sans incidence sur la capacité de déplacement
des corps concernés – ceux des personnes saisies, ceux
qui les prennent en charge. Cette politique établit une relation
souple entre des facultés de déplacement aérien
pratiquement illimitées et l’existence de môles
terrestres dé-territorialisés. A ce titre, c’est
bien une politique post-territoriale, une politique d’après
le « Nomos der Erde », une politique allégée
des contraintes traditionnellement liées à l’établissement
de la vie politique sur la terre ferme (Festland). Une pratique
de l’exception permanente qui est à la politique ce
que le devenir liquide du lien entre les hommes (Zygmunt Bauman)
est à la vie sociale.
La topographie de cette nouvelle forme de la terreur est émancipée
de la contrainte des lieux, comme avait déjà tenté
de le faire la politique totalitaire en inventant ces lieux-non-lieux
que sont les camps, mais dans un sens différent ; car ce
« netherworld of despair beyond the laws of civilized nations
», comme l’écrivait le New York Times dans un
éditorial au vitriol, à propos de Guantanamo, est
fondé sur le principe de la déconcentration et de
la mobilité, contrairement aux camps de concentration, précisément,
dans lesquels est stockée la « masse perdue »
(P. Ricoeur) (5). Kidnappé en Macédoine par la CIA,
un citoyen allemand d’origine libanaise se retrouve dans une
prison clandestine en Afghanistan où il est interrogé
et torturé pendant plusieurs semaines puis, au terme d’un
nouveau voyage aux escales indistinctes est abandonné sur
un chemin de montagne en Albanie – le temps que les agents
du renseignement qui l’ont enlevé se persuadent qu’il
y avait erreur sur la personne (6)…
Le bénéfice de ce dispositif est évidemment
son peu de visibilité, jusqu’à son caractère
indétectable ; les Alliés ont pu photographier sous
toutes ses coutures le camp d’Auschwitz et le réseau
ferré qui y conduit ; par contraste, le Conseil de l’Europe,
la presse et les organisations humanitaires réunis ont été
jusqu’alors dans l’incapacité d’apporter
les preuves formelles de l’existence des bases-relais de la
CIA en Pologne et en Roumanie, dont on est par ailleurs persuadé
qu’elles ont existé et existent probablement encore,
sous des formes nouvelles. La légèreté de ce
dispositif, son caractère pour ainsi dire évanescent
est ce qui l’inscrit au cœur de l’époque
de la disparition et de l’âge du déni ou de la
falsification. Tout comme les négationnistes de toutes espèces,
les autorités mises en cause à propos de la mise en
œuvre de ce programme, qu’il s’agisse des perpétrateurs
eux-mêmes ou de leurs complices, ont beau jeu de rétorquer
: prouvez-le ! (7) Et, en effet, si les témoignages directs
et indirects sont nombreux, les traces des vols noirs de la CIA
également considérables, bref les présomptions
accablantes, il est vrai que nul n’a été en
mesure, jusqu’alors de « montrer » une prison
clandestine de la CIA, de présenter des images d’une
pièce où sont torturés les prisonniers sous-traités
par la CIA à la dictature ouzbek, ou bien des personnes saisies
dans le cadre de ce programme de « transfert », ligotées
et droguées dans la cabine d’un avion affrété
par la CIA, et faisant escale sur un discret aéroport militaire
de Prague ou de Sofia…
Il s’agit, dans tous les sens du terme, d’une politique
d’« en haut » , surplombant les formes traditionnelles
de la puissance, une politique totalement émancipée
de l’ordre juridique international. Une politique qui fait
valoir son propre droit, le fonde sur sa mobilité, son indétectabilité
– par opposition aux dispositifs statiques de l’ancienne
politique. Ce qui se manifeste à ce titre ici pourrait donc
être désigné comme hypersouveraineté
, pour autant qu’elle échappe à la règle
traditionnelle qui est de la coexistence concurrentielle des souverainetés.
On a affaire également à une politique fondée
à la fois sur les techniques les plus avancées (équipements
électroniques, collecte du renseignement, télécommunications)
et sur une remarquable économie de moyens : avions, points
de chute (escales), lieux de stockage des détenus saisis.
Quand on pense qu’il s’agit d’une pièce
maîtresse de la conduite de la nouvelle guerre que les Etats-Unis
disent livrer au terrorisme (« We are at war… »,
répète Bush sans relâche), alors, en effet,
il s’agit d’un dispositif doté d’un principe
d’efficience maximal pour un coût minimal. Que l’on
compare celui-ci au coût - financier, humain, politique -
de la guerre que les Etats-Unis conduisent en Irak, rivés
au sol, enfoncés dans ce bourbier comme ils l'ont déjà
été au Vietnam...
Troisième trait, enfin, de l’extraordinary rendition
program : il concerne la relation qui, dans un Etat de droit moderne,
s’établit entre la condition de citoyenneté,
la nationalité, la souveraineté d’un Etat et
les protections et garanties accordées aux personnes. Les
exemples sont ici tout à fait probants : ni les conditions
de citoyenneté, ni les agencements de souveraineté
ne constituent un obstacle quelconque, susceptible de s’opposer
à la mise en œuvre du programme, dès l’instant
où a été « ciblé » par le
renseignement US un suspect dont la saisie est décrétée
: des citoyens appartenant à l’Union européenne,
un Canadien peuvent être « arrêtés »
(encore une fois, le terme est ici dépourvu de son fondement
juridique) aussi bien aux confins du Pakistan et de l’Afghanistan
que dans la zone de transit d’un aéroport new-yorkais
ou dans un pays des Balkans ; un suspect peut être enlevé
sur le sol d’un pays de l’Union européenne –
en Italie, en l’occurrence. Et tous peuvent être détenus
sans limite, subir les traitements les plus violents sans que jamais
ils ne puissent bénéficier d’un quelconque habeas
corpus. Les bavures sont, au reste fréquentes, notamment
les confusions sur les noms qui ont pour effet que des personnes
parfaitement étrangères au milieu dit islamiste qui
est le cœur de cible du « programme » se trouvent
exposées à cette terreur sélective.
La grande leçon qui s’impose ici est la suivante :
contrairement à ce que semblait bien suggérer Hannah
Arendt, la condition juridico-politique d’appartenance à
un Etat, notamment un Etat puissant et respecté, ne fournit
aucune espèce de garantie aux individus, en termes de protection,
sécurité et intégrité face au nouveau
« droit » planétaire qui s’établit
dans l’horizon de ce « programme ». Tirant les
leçons des deux guerres mondiales et des phénomènes
totalitaires, avec la multiplication des réfugiés,
des apatrides, abandonnés ou rejetés par les Etats
dont ils étaient ressortissants, H. Arendt maintenait que
la condition juridico-politique d’appartenance à un
Etat constituait envers et contre tout le fondement de l’existence
moderne des personnes, et ce par opposition avec la pure abstraction
des droits de l’Homme indexés sur la tradition du droit
naturel.
A l’usage du « extraordinary rendition program »,
cette sorte de réassurance post-totalitaire et néo-démocratique
s’avère également un leurre. En effet, il apparaît
que le fait même d’être ressortissant d’un
Etat démocratique puissant et respecté (La France,
l’Allemagne, le Canada…) ne fournit plus aucune espèce
de garantie face aux pratiques découlant du décret
d’urgence indéfini et généralisé
adopté par la toute-puissance US, avec la connivence de la
plupart des autres puissances.
Les cas connus montrent en effet que, non seulement les Etats concernés
n’agissent pas en faveur de leurs ressortissants pris dans
les mailles du « programme », mais se rendent complices,
plus ou moins activement, du sort qui leur est fait : des policiers
des pays concernés se rendent sur les sites illégaux
où ils sont détenus pour les interroger, des poursuites
sont engagées contre ces personnes pour participation à
des activités terroristes lorsque les services spécialisés
US cessent de s’intéresser à eux, etc. Le cynisme
avec lequel est pratiqué cette politique d’abandon
des ressortissants et de complicité active avec le «
programme » atteint parfois des sommets : c’est ainsi
que le Quai d’Orsay a évoqué, en juin 2006,
une procédure d’ « assistance consulaire »
à propos de l’interrogatoire conduit à Guantanamo
par des agents de la DST et de la DGSE des six Français qui
s’y trouvaient détenus hors de tout cadre légal
(8).
Potentiellement, donc, la condition même de citoyen, y compris
du plus puissant et respecté des Etats, Etat de droit ou
non, est susceptible de devenir indistincte de celle du réfugié,
cette vie nue évoquée par H. Arendt et, après
elle, Agamben. Le décret d’abandon qui frappe quiconque
se trouve saisi dans le faisceau de la lutte antiterroriste mondiale
est inexorable et sans limite. Cet individu devient, dans l’instant
même de sa désignation en tant qu’appartenant
à cette nouvelle espèce dangereuse, un homo sacer,
dépourvu de toute espèce de droit ou de protection,
pur et simple gibier ou cible du extraordinary rendition program.
Et comme on a affaire ici à des catégories des plus
plastiques (terrorisme, islamisme…), le caractère expérimental
d’un tel dispositif ne manquera pas de sauter aux yeux.
C’est bien un nouveau régime de l’exception
sélective, modulable et discriminée qui se rode ici,
à toutes fins utiles. Du point de vue des sujets individuels,
le « devenir vie nue » devient une potentialité
indéfinie, personne sur le pourtour de la planète
ne pouvant plus prétendre désormais bénéficier
de conditions d’intégrité en tant que citoyen
« innocent » d’un Etat donné, et à
l’intérieur des frontières de celui-ci. La figure
de l’individu dont le seul et unique tort est de porter un
nom à consonance arabe ou musulmane susceptible d’être
confondu avec un « terroriste » figurant sur une liste
de la CIA devient l’emblème même de cette condition
d’exposition intégrale au décret de la puissance
impériale, qui est celle de tous et de chacun.
Ce temps où les dieux sont devenus plus capricieux, imprévisibles
et violents que jamais est celui que nous appelons âge de
la démocratisation du monde.
Alain Brossat, 10 juillet 2007
(1) Voir à ce propos le commentaire de Irene Khan, secrétaire
générale d’Amnesty International : « Stop
in the name of the law », International Herald Tribune, 12/04/2006
(2) « Disparitions forcées : l’ONU met fin à
l’impunité des Etats », Le Figaro du 03/07/2006.
(3) Sur ce point, voir "http:en.wikipedia.org/wiki/Rendition"
(4) Voir à ce propos Le Figaro du 08/06/2006 : « Nouvelles
accusations sur les transferts de prisonniers de la CIA en Europe
».
(5) « The Shame of Gitmo And Its Suicides », supplément
en anglais à Le Monde du 17/06/2006.
(6) Voir à ce propos : « Détentions secrètes
de la CIA : la justice allemande enquête sur le rôle
de Berlin », Le Monde du 23/02/2006.
(7) Par exemple : « Romania says finds no evidence of secret
CIA detention centers », Taiwan News du 17/06/2005, d’après
Reuters.
(8) Sur ce point: « Les avocats des six Français dénoncent
une illégalité – Des interrogatoires restés
secrets », La Montagne du 06/07/2006.
Liens externes
http://en.wikipedia.org/wiki/Rendition
L'auteur, Alain Brossat, enseigne la philosophie à l'université
Paris 8 - Saint-Denis. Il a récemment collaboré à
l'ouvrage collectif Le retour des camps? Sangatte, Lampedusa, Guantanamo,
Autrement, 2007.
Il vient de publier CE QUI FAIT EPOQUE, Philosophie et mise en
récit du présent, L’Harmattan, 2007.
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