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Origine : http://www.passant-ordinaire.com/revue/40-41-408.asp
On ne peut qu'être frappé, en lisant ce qu'ont écrit
les journaux à propos de la tuerie de Nanterre, par toutes
sortes de parentés qui s'établissent tout naturellement
entre ce crime extraordinaire et celui de Pierre Rivière.
D'une certaine façon, un examen critique de ce qui s'est
dit et écrit au cours des semaines qui ont suivi ce massacre
nous aide à mieux comprendre tout à la fois «
l'affaire » Pierre Rivière, et la façon dont
Foucault l'a abordée dans les années 1970, avec toutes
les réticences qu'a pu susciter son approche1.
On pourrait imaginer que dans un siècle et demi, un chercheur
exhume le dossier de la tuerie de Nanterre et se fixe comme tâche
d'étudier la façon dont s'est établi un champ
discursif autour de cet événement.
La première chose qui le frapperait sans doute, et qui inscrirait
cette affaire à la fois dans la proximité et l'éloignement
de celle qu'étudie Foucault, c'est la dominance quasi exclusive
du discours psy dans l'ensemble des récits qui se mettent
en place « à chaud ». Ce sont, tout naturellement,
des psychologues, des psychiatres et des psychanalystes qui sont
appelés à commenter et statuer sur l'affaire, à
nommer le crime et le criminel du point de vue des disciplines et
des savoirs psy, et non pas, par exemple, des politistes, des philosophes
– alors même que l'institution politique et des personnages
de la vie politique sont le théâtre et les victimes
du crime. Les hommes politiques, eux, ne proposent que des commentaires
convenus, inscrits dans l'horizon des échéances électorales
imminentes.
Avec l'affaire Pierre Rivière, en 1835, on voit émerger
un savoir psy, inclus dans le savoir médical, qui entend,
à travers l'expertise psychiatrique, faire valoir ses droits
sur le crime – son interprétation et, bien sûr,
sur le destin du criminel. Mais ce savoir entre alors en concurrence
avec d'autres approches médicales et avec les prérogatives
de la justice, si bien qu'une situation de complémentarité
concurrentielle s'établit. Ce sont des « interprétations
» non seulement distinctes mais hétérogènes
qui se confrontent, débouchent sur des contradictions, des
conclusions opposées, des batailles d'opinion. Sans compter
ce bon vieux « discours du monstre » qui continue à
saillir de-ci, de-là.
Dans le cas présent, au contraire, on est frappé
par l'homogénéisation spontanée des discours
(ceux de la presse, des médecins, des hommes politiques…),
sous le signe de la langue psy. Celle-ci fonctionne, dans un cas
comme celui-ci, comme un véritable espéranto. On mesure
là combien a gagné de terrain, en un peu plus d'un
siècle et demi, la psychiatrisation (entendons : réduction
aux conditions de la psychiatrie et des savoirs psy) non seulement
de la folie, mais aussi du crime, de la déviance, de la violence,
etc. Il est très évident que, mort ou vivant, le criminel
Richard Durn appartient tout entier, désormais, à
l'expertise psychiatrique. Ce qui jadis aurait pu se nommer comme
fureur, déraison, férocité (etc.) ne pourra
plus être désigné que dans les termes de l'expertise
psychiatrique, aux conditions d'une nomenclature et d'une nosographie
qui, certes, a évolué depuis Rivière, mais
qui n'en continue pas moins de présenter les mêmes
traits de suspecte flexibilité qu'au temps d'Orfila et Esquirol.
Les expertises express qui nous ont été livrées
par journaux interposés oscillent en effet entre «
délire schizophrénique » et « profil paranoïaque
» – ce qui constitue un spectre pratiquement aussi large
que celui que les médecins contemporains de Rivière
dessinaient avec la notion-à-tout-faire de monomanie.
Est intéressante ici la façon dont la dominance écrasante
des discours psy et des perceptions d'un tel acte qui en découlent
va autoriser une pratique du déni de toute dimension politique
à une action de violence extraordinaire qui, dans son explicite,
affiche et revendique une dimension politique. Dire que ce geste
est celui d'un fou au sens où l'entend la psychiatrie (un
schizophrène, un paranoïaque), c'est, du même
coup, le délier de toute intention et portée politiques.
Ainsi, quand M. Jospin statue « c'est un acte de folie meurtrière
», ou bien M. Mamère, « un acte isolé
de forcené », ils veulent bien souligner par là
d'un trait épais que c'est la folie seule, comme caractéristique
propre et exceptionnelle d'un individu (« isolé »)
qui doit être retenue – et nullement l'inscription délibérée
de cet acte dans un espace et un horizon politiques. Il n'est pas
question que, d'une manière ou d'une autre, le geste «
fou » du tueur les concerne ou les implique en tant qu'acteurs
et responsables politiques, qu'il énonce à sa manière
(folle, furieuse) un problème ou des questions à propos
de la politique en son état présent.
Les titres redondants des journaux du genre « la folle tragédie
de Nanterre », « Les enquêteurs privilégient
l'hypothèse d'un acte de démence » (etc.) entretiennent
ce déni du fait qu'une folie furieuse peut être enracinée
dans la dimension du politique non moins que dans celle du familial
(enfant sans père, fils d'étrangers déracinés,
célibataire esseulé…) ou du social (rmiste,
étudiant raté). Personne n'ira donc s'interroger sur
la conjonction entre ce passage à l'acte et une campagne
électorale tout entière centrée sur le thème
de l'insécurité, des violences, de la peur, sur la
conjonction entre cette action symbolique d'extermination de la
politique et les caractéristiques paradoxales de ce moment
d'intensification de la politique où, moins que jamais, ne
sont abordées des questions proprement politiques par les
concurrents en présence.
Dans la grande tradition du régicide, du tyrannicide ou,
plus banalement, de l'assassinat de l'ennemi politique, cette action
est immédiatement identifiée comme éminemment
politique, que cette action soit de nature à susciter l'horreur
la plus entière (le régicide) ou, au contraire, l'admiration
(le tyrannicide). Personne ne se soucie de savoir si Brutus, Ravaillac,
Damiens ou Vaillant sont des névrosés ou des psychotiques
délirants : leur condition d'exterminateurs d'un ennemi,
d'un tyran ou d'un prince suffit amplement à les qualifier
aux yeux du monde et à les traiter en conséquence.
Dans le cas de la tuerie de Nanterre, l'élément de
nouveauté radicale que met en scène l'action du criminel
– le fait de viser non pas un ennemi politique, le représentant
d'un parti ou d'un pouvoir, mais de se donner pour cible la politique
entendue comme l'institution politique ou la modalité présente
du politique, via des figures d'incarnation aléatoires –
est perçu comme l'indice d'une totale extériorité
du geste en question au champ politique, la pure et simple manifestation
d'un pathologie individuelle, soit une manifestation psychotique
extrême. La détestation de la politique dans sa forme
actuelle portée au point d'incandescence où elle conduit
à prendre pour cibles (l'homme est inscrit dans une école
de tir) des petits notables politiques suscite un effet de sidération
tel (ou produit des effets de vérité tels…)
qu'elle doit être immédiatement repoussée au
plus loin des espaces publics, vers l'espace clos de l'hôpital,
de l'asile psychiatrique…
La question incommode ne sera pas posée : de combien de
dégoûts, de ressentiments et de mépris silencieux
(à l'endroit de l'institution politique et de ses acteurs)
cette fureur est-elle la transposition furieuse et massacrante ?
Tout comme Pierre Rivière, Richard Durn a ses rêves
de gloire ; ses monologues agitent le thème de la mort glorieuse
– comme Rivière, il entrelace son « problème
» aux figures historiques et événements contemporains.
Rivière mobilisait Bonaparte, Marat et Charlotte Corday,
etc. Dans une lettre écrite la veille de la tuerie, Durn
écrit : « Je vais devenir un serial killer, un forcené
qui tue parce que le frustré que je suis ne veut pas mourir
seul [et aussi] pour laisser une trace et par vanité ».
Il « espère et à [son] niveau, être à
la hauteur d'un Ben Laden, d'un Milosevic, d'un Pol Pot, d'un Hitler
ou d'un Staline ».
A la différence de Rivière, qui se voit en victime
et vengeur, Durn a intégré les paramètres de
la culture et du pouvoir psy au point de se définir lui-même
comme un fou qui, ne voulant pas finir à l'hôpital
psychiatrique, est voué à mourir. Mais, pour le reste,
son discours de vengeance coïncide parfois presque mot pour
mot avec celui de son prédécesseur. Il écrit
: « Je veux me sentir une fois puissant et libre et je vais
[en] trouver [le moyen] en donnant la mort et en détruisant
psychologiquement ma mère, ma sœur ». Continuité
: « ma mère, ma sœur » résonnent
comme l'écho direct des premiers mots du mémoire de
Rivière : « Moi… ». Discontinuité
: Durn mobilise un mot que Rivière ignorait, comme ses contemporains,
un mot de passe de notre époque : « psychologiquement
»…
Surtout, il y a en commun, chez nos deux personnages, cette idée
d'une petite apocalypse, d'un désastre qui, en produisant
de l'irréparable, force le destin : un geste de souveraineté
qui émancipe, l'espace d'un instant hyper violent, des pesanteurs
du destin et permet d'inscrire une trace. Pierre Rivière,
dans son mémoire, dit tuer sa mère parce qu'elle humilie
son père et fait de son existence un calvaire, sa sœur
parce qu'elle est dans le « camp » de la mère,
et son petit frère parce que son père voue à
cet enfant une affection passionnée ; ainsi, en le tuant
lui aussi, Rivière pense inspirer une si profonde horreur
à son père qu'il l'émancipe aussi bien de tout
attachement pour lui que de toute cette malédiction familiale.
Cette notion d'une émancipation par l'irréparable,
le sans retour, d'une « politique » familiale de la
terre brûlée comme unique moyen d'en finir avec le
désordre des choses, on la retrouve dans le motif barbare
délibérément mis en avant par Durn : détruire
(psychologiquement) sa mère et sa sœur.
A ce motif se lie une parodie : celle de la mort glorieuse du héros
– rejouée en tragédie sanglante par le réprouvé,
l'abandonné. Plutôt la mort notoire, tonitruante du
monstre que celle de l'anonyme qui crève en « clochard
» à l'hôpital psychiatrique, dit Durn.
Une fois accomplie la « mission » mortifère
qu'il s'est assignée, Durn est calme, comme Rivière,
coopératif avec les autorités, lucide, analytique.
Il décrit aux policiers non seulement ses gestes, lors de
la perpétration du crime, mais ses dispositions, ses pensées,
telles que, déjà, il les consignait dans son journal
intime. Tout comme Rivière écrit son mémoire,
s'efforçant de reconstituer méticuleusement ses faits
et gestes, mais aussi tout le scénario du drame familial.
Ils sont calmes l'un et l'autre car ils se voient comme déjà
morts. Seule différence : il faudra à Rivière
quatre années pour passer à l'acte, à Durn
quelques heures seulement. On vit, on meurt plus vite aujourd'hui.
Au temps de Rivière, la médecine psychiatrique tente
d'assurer ses prises sur un individu qui arrive à sa portée
parce qu'il a commis un crime, et qui, sinon, serait demeuré
tout à fait en-dehors de ses réseaux, y compris de
ceux de la médecine tout court. Dans son mémoire,
Rivière évoque la mort d'un de ses frères en
bas âge et, à aucun moment, il n'est question de l'intervention
ou de la présence d'un médecin dans ce hameau du Calvados.
Dans le cas de Durn, il en va tout autrement : le discours et le
pouvoir psy ne sont pas tout à fait à l'aise lorsqu'ils
ont à énoncer leurs diagnostics et verdicts post-factum,
parce qu'il y a longtemps que cet individu leur appartient et que,
manifestement, ils ont échoué à le détourner
de sa carrière criminelle. Il y a longtemps que des psychologues,
des psychiatres, des institutions psy sont gérantes de cette
« folie ». Durn est « suivi », comme on
dit, encadré, accompagné par le pouvoir psy. Il n'en
est pas, avec la fusillade de la mairie, à son coup d'essai.
Une brève remarque tombée de la bouche de sa mère
dit à peu près le tout sur le tout de cette situation
où ce savoir psy, qui est appelé à dire le
vrai sur le crime et le criminel post-factum, est le simple envers
de ce pouvoir psy, préposé à la garde du troupeau
des déjantés et mal assuré de ses résultats
: « Lundi [le crime a été commis dans la nuit
du mardi au mercredi], il a pris une plaquette de Prozac. Il était
tellement bouffi que je lui ai fait une remarque. Il n'a pas répondu.
Le docteur avait prescrit le Prozac en février ».
Etrange envahissement de nos espaces publics par un savoir à
tout dire et à tout faire dont l'exercice pratique persiste
à être si problématique.
Ce qui se détecte ici est d'une évidence durable
: il est toujours plus commode de procéder à la séparation
d'un excès individuel d'avec le corps commun, de nommer et
classer et déclasser cet excès comme maladie selon
des catégories reçues dans un espace pourvu du label
de la science, que d'affronter la question qu'expose, dans sa constitution
folle même, cette action transgressive et destructrice. Ce
que relevait Foucault, à propos de Rivière, comme
dans d'autres textes, est ceci : le crime produit un éclat,
lequel se lie à l'effroi et l'horreur qu'il suscite, à
son pouvoir de sidération. Et dans cet éclat, quelque
chose se donne à voir, qui a trait à l'époque
et, à ce titre, instruit le retour du sens au cœur de
l'acte le plus in-sensé.
C'est en ce sens que le crime, parfois, « fait événement
». On peut supposer que le chercheur des années 2150
qui exhumerait le dossier de la tuerie de Nanterre pourrait renouer
avec le geste de Foucault, à propos de Pierre Rivière,
et noter combien la folie furieuse de ce tueur était éloquente
quant à l'état de l'institution politique, ou alors
à la relation des vivants au politique en l'an 2002. On ne
manquerait pas de lui reprocher ses partis pris et ses raccourcis
néo-nietzschéens… Et toute l'histoire recommencerait.
Le chercheur provocateur s'obstinerait et développerait sa
thèse : cet homme qui avait tenté de combattre sa
folie en s'activant politiquement, en participant à la vie
politique et associative locale, en accompagnant des missions humanitaires
au Kosovo et ailleurs, serait tombé dans le grand dégoût
dont il est question dans Zarathoustra, puis aurait conçu
le scénario d'une violence meurtrière libératrice
lorsqu'il aurait découvert que la politique était
morte, qu'elle n'était plus qu'un théâtre d'ombres
aux mains de médiocres marionnettistes. Il aurait voulu,
en tuant les marionnettistes, tirer sur le cadavre de la politique.
Même fureur, même acharnement que Pierre Rivière
frappant sauvagement les membres de sa famille. Il aurait voulu
tuer ces petits notables qu'il considérait déraisonnablement
comme les responsables de la maladie mortelle de la politique. Il
confondait tout, c'était assurément un furieux. Comme
Ben Laden, la dimension « psy » assumée par le
tueur lui-même en plus… La tuerie de Nanterre serait
un 11 septembre en miniature. Mais la folie manifeste de son auteur
ne nous délierait pas, insisterait le chercheur de l'avenir,
de la tâche de comprendre comment une micro histoire de démence,
un « drame individuel » se noue – dans le cas
de Rivière à l'Histoire, dans celui de Durn au destin
de la politique ; de comprendre comment une folie, si folie il y
a, est conduite à s'armer et à massacrer pour accompagner
dans la mort ce qui rend la vie invivable. De comprendre comment
chez Pierre Rivière la famille constitue l’espace du
malheur et de la persécution, tandis que chez Richard Durn
s’opère une reterritorialisation du malheur et de la
fureur du côté de l’institution politique, sans
que la famille cesse pour autant d’être incriminée…
Mais ce sont là, disions-nous, des questions de l’année
2150. Patience. Les experts psychiatres n’ont pas encore rendu
leur verdict définitif. La disparition du tueur, qui nous
prive de la cérémonie du procès au cours de
laquelle ils jargonnent leur expertise et où le tueur est
incité de toutes parts à « s’expliquer»,
les chagrine, comme elle frustre le public. Attendons.
Philosphe, auteur de nombreux ouvrages dont Pour en finir avec
les prisons aux éditions la Fabrique (2001, 12 E)
(1) Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère,
ma sœur et mon frère… Un cas de parricide au XIXe
siècle présenté par Michel Foucault. Archives
Gallimard, 1973. Voir également : « Le cas Pierre Rivière
: pour une relecture » in Le Débat n° 66, Septembre-octobre
1991.
Alain Brossat
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