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De Pierre Rivière à Richard Durn : folie furieuse et véridiction
par Alain Brossat
Revue Le Passant Ordinaire n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]

Origine : http://www.passant-ordinaire.com/revue/40-41-408.asp

On ne peut qu'être frappé, en lisant ce qu'ont écrit les journaux à propos de la tuerie de Nanterre, par toutes sortes de parentés qui s'établissent tout naturellement entre ce crime extraordinaire et celui de Pierre Rivière. D'une certaine façon, un examen critique de ce qui s'est dit et écrit au cours des semaines qui ont suivi ce massacre nous aide à mieux comprendre tout à la fois « l'affaire » Pierre Rivière, et la façon dont Foucault l'a abordée dans les années 1970, avec toutes les réticences qu'a pu susciter son approche1.

On pourrait imaginer que dans un siècle et demi, un chercheur exhume le dossier de la tuerie de Nanterre et se fixe comme tâche d'étudier la façon dont s'est établi un champ discursif autour de cet événement.

La première chose qui le frapperait sans doute, et qui inscrirait cette affaire à la fois dans la proximité et l'éloignement de celle qu'étudie Foucault, c'est la dominance quasi exclusive du discours psy dans l'ensemble des récits qui se mettent en place « à chaud ». Ce sont, tout naturellement, des psychologues, des psychiatres et des psychanalystes qui sont appelés à commenter et statuer sur l'affaire, à nommer le crime et le criminel du point de vue des disciplines et des savoirs psy, et non pas, par exemple, des politistes, des philosophes – alors même que l'institution politique et des personnages de la vie politique sont le théâtre et les victimes du crime. Les hommes politiques, eux, ne proposent que des commentaires convenus, inscrits dans l'horizon des échéances électorales imminentes.

Avec l'affaire Pierre Rivière, en 1835, on voit émerger un savoir psy, inclus dans le savoir médical, qui entend, à travers l'expertise psychiatrique, faire valoir ses droits sur le crime – son interprétation et, bien sûr, sur le destin du criminel. Mais ce savoir entre alors en concurrence avec d'autres approches médicales et avec les prérogatives de la justice, si bien qu'une situation de complémentarité concurrentielle s'établit. Ce sont des « interprétations » non seulement distinctes mais hétérogènes qui se confrontent, débouchent sur des contradictions, des conclusions opposées, des batailles d'opinion. Sans compter ce bon vieux « discours du monstre » qui continue à saillir de-ci, de-là.

Dans le cas présent, au contraire, on est frappé par l'homogénéisation spontanée des discours (ceux de la presse, des médecins, des hommes politiques…), sous le signe de la langue psy. Celle-ci fonctionne, dans un cas comme celui-ci, comme un véritable espéranto. On mesure là combien a gagné de terrain, en un peu plus d'un siècle et demi, la psychiatrisation (entendons : réduction aux conditions de la psychiatrie et des savoirs psy) non seulement de la folie, mais aussi du crime, de la déviance, de la violence, etc. Il est très évident que, mort ou vivant, le criminel Richard Durn appartient tout entier, désormais, à l'expertise psychiatrique. Ce qui jadis aurait pu se nommer comme fureur, déraison, férocité (etc.) ne pourra plus être désigné que dans les termes de l'expertise psychiatrique, aux conditions d'une nomenclature et d'une nosographie qui, certes, a évolué depuis Rivière, mais qui n'en continue pas moins de présenter les mêmes traits de suspecte flexibilité qu'au temps d'Orfila et Esquirol. Les expertises express qui nous ont été livrées par journaux interposés oscillent en effet entre « délire schizophrénique » et « profil paranoïaque » – ce qui constitue un spectre pratiquement aussi large que celui que les médecins contemporains de Rivière dessinaient avec la notion-à-tout-faire de monomanie.

Est intéressante ici la façon dont la dominance écrasante des discours psy et des perceptions d'un tel acte qui en découlent va autoriser une pratique du déni de toute dimension politique à une action de violence extraordinaire qui, dans son explicite, affiche et revendique une dimension politique. Dire que ce geste est celui d'un fou au sens où l'entend la psychiatrie (un schizophrène, un paranoïaque), c'est, du même coup, le délier de toute intention et portée politiques. Ainsi, quand M. Jospin statue « c'est un acte de folie meurtrière », ou bien M. Mamère, « un acte isolé de forcené », ils veulent bien souligner par là d'un trait épais que c'est la folie seule, comme caractéristique propre et exceptionnelle d'un individu (« isolé ») qui doit être retenue – et nullement l'inscription délibérée de cet acte dans un espace et un horizon politiques. Il n'est pas question que, d'une manière ou d'une autre, le geste « fou » du tueur les concerne ou les implique en tant qu'acteurs et responsables politiques, qu'il énonce à sa manière (folle, furieuse) un problème ou des questions à propos de la politique en son état présent.

Les titres redondants des journaux du genre « la folle tragédie de Nanterre », « Les enquêteurs privilégient l'hypothèse d'un acte de démence » (etc.) entretiennent ce déni du fait qu'une folie furieuse peut être enracinée dans la dimension du politique non moins que dans celle du familial (enfant sans père, fils d'étrangers déracinés, célibataire esseulé…) ou du social (rmiste, étudiant raté). Personne n'ira donc s'interroger sur la conjonction entre ce passage à l'acte et une campagne électorale tout entière centrée sur le thème de l'insécurité, des violences, de la peur, sur la conjonction entre cette action symbolique d'extermination de la politique et les caractéristiques paradoxales de ce moment d'intensification de la politique où, moins que jamais, ne sont abordées des questions proprement politiques par les concurrents en présence.

Dans la grande tradition du régicide, du tyrannicide ou, plus banalement, de l'assassinat de l'ennemi politique, cette action est immédiatement identifiée comme éminemment politique, que cette action soit de nature à susciter l'horreur la plus entière (le régicide) ou, au contraire, l'admiration (le tyrannicide). Personne ne se soucie de savoir si Brutus, Ravaillac, Damiens ou Vaillant sont des névrosés ou des psychotiques délirants : leur condition d'exterminateurs d'un ennemi, d'un tyran ou d'un prince suffit amplement à les qualifier aux yeux du monde et à les traiter en conséquence.

Dans le cas de la tuerie de Nanterre, l'élément de nouveauté radicale que met en scène l'action du criminel – le fait de viser non pas un ennemi politique, le représentant d'un parti ou d'un pouvoir, mais de se donner pour cible la politique entendue comme l'institution politique ou la modalité présente du politique, via des figures d'incarnation aléatoires – est perçu comme l'indice d'une totale extériorité du geste en question au champ politique, la pure et simple manifestation d'un pathologie individuelle, soit une manifestation psychotique extrême. La détestation de la politique dans sa forme actuelle portée au point d'incandescence où elle conduit à prendre pour cibles (l'homme est inscrit dans une école de tir) des petits notables politiques suscite un effet de sidération tel (ou produit des effets de vérité tels…) qu'elle doit être immédiatement repoussée au plus loin des espaces publics, vers l'espace clos de l'hôpital, de l'asile psychiatrique…

La question incommode ne sera pas posée : de combien de dégoûts, de ressentiments et de mépris silencieux (à l'endroit de l'institution politique et de ses acteurs) cette fureur est-elle la transposition furieuse et massacrante ?

Tout comme Pierre Rivière, Richard Durn a ses rêves de gloire ; ses monologues agitent le thème de la mort glorieuse – comme Rivière, il entrelace son « problème » aux figures historiques et événements contemporains. Rivière mobilisait Bonaparte, Marat et Charlotte Corday, etc. Dans une lettre écrite la veille de la tuerie, Durn écrit : « Je vais devenir un serial killer, un forcené qui tue parce que le frustré que je suis ne veut pas mourir seul [et aussi] pour laisser une trace et par vanité ». Il « espère et à [son] niveau, être à la hauteur d'un Ben Laden, d'un Milosevic, d'un Pol Pot, d'un Hitler ou d'un Staline ».

A la différence de Rivière, qui se voit en victime et vengeur, Durn a intégré les paramètres de la culture et du pouvoir psy au point de se définir lui-même comme un fou qui, ne voulant pas finir à l'hôpital psychiatrique, est voué à mourir. Mais, pour le reste, son discours de vengeance coïncide parfois presque mot pour mot avec celui de son prédécesseur. Il écrit : « Je veux me sentir une fois puissant et libre et je vais [en] trouver [le moyen] en donnant la mort et en détruisant psychologiquement ma mère, ma sœur ». Continuité : « ma mère, ma sœur » résonnent comme l'écho direct des premiers mots du mémoire de Rivière : « Moi… ». Discontinuité : Durn mobilise un mot que Rivière ignorait, comme ses contemporains, un mot de passe de notre époque : « psychologiquement »…

Surtout, il y a en commun, chez nos deux personnages, cette idée d'une petite apocalypse, d'un désastre qui, en produisant de l'irréparable, force le destin : un geste de souveraineté qui émancipe, l'espace d'un instant hyper violent, des pesanteurs du destin et permet d'inscrire une trace. Pierre Rivière, dans son mémoire, dit tuer sa mère parce qu'elle humilie son père et fait de son existence un calvaire, sa sœur parce qu'elle est dans le « camp » de la mère, et son petit frère parce que son père voue à cet enfant une affection passionnée ; ainsi, en le tuant lui aussi, Rivière pense inspirer une si profonde horreur à son père qu'il l'émancipe aussi bien de tout attachement pour lui que de toute cette malédiction familiale. Cette notion d'une émancipation par l'irréparable, le sans retour, d'une « politique » familiale de la terre brûlée comme unique moyen d'en finir avec le désordre des choses, on la retrouve dans le motif barbare délibérément mis en avant par Durn : détruire (psychologiquement) sa mère et sa sœur.

A ce motif se lie une parodie : celle de la mort glorieuse du héros – rejouée en tragédie sanglante par le réprouvé, l'abandonné. Plutôt la mort notoire, tonitruante du monstre que celle de l'anonyme qui crève en « clochard » à l'hôpital psychiatrique, dit Durn.

Une fois accomplie la « mission » mortifère qu'il s'est assignée, Durn est calme, comme Rivière, coopératif avec les autorités, lucide, analytique. Il décrit aux policiers non seulement ses gestes, lors de la perpétration du crime, mais ses dispositions, ses pensées, telles que, déjà, il les consignait dans son journal intime. Tout comme Rivière écrit son mémoire, s'efforçant de reconstituer méticuleusement ses faits et gestes, mais aussi tout le scénario du drame familial. Ils sont calmes l'un et l'autre car ils se voient comme déjà morts. Seule différence : il faudra à Rivière quatre années pour passer à l'acte, à Durn quelques heures seulement. On vit, on meurt plus vite aujourd'hui.

Au temps de Rivière, la médecine psychiatrique tente d'assurer ses prises sur un individu qui arrive à sa portée parce qu'il a commis un crime, et qui, sinon, serait demeuré tout à fait en-dehors de ses réseaux, y compris de ceux de la médecine tout court. Dans son mémoire, Rivière évoque la mort d'un de ses frères en bas âge et, à aucun moment, il n'est question de l'intervention ou de la présence d'un médecin dans ce hameau du Calvados. Dans le cas de Durn, il en va tout autrement : le discours et le pouvoir psy ne sont pas tout à fait à l'aise lorsqu'ils ont à énoncer leurs diagnostics et verdicts post-factum, parce qu'il y a longtemps que cet individu leur appartient et que, manifestement, ils ont échoué à le détourner de sa carrière criminelle. Il y a longtemps que des psychologues, des psychiatres, des institutions psy sont gérantes de cette « folie ». Durn est « suivi », comme on dit, encadré, accompagné par le pouvoir psy. Il n'en est pas, avec la fusillade de la mairie, à son coup d'essai. Une brève remarque tombée de la bouche de sa mère dit à peu près le tout sur le tout de cette situation où ce savoir psy, qui est appelé à dire le vrai sur le crime et le criminel post-factum, est le simple envers de ce pouvoir psy, préposé à la garde du troupeau des déjantés et mal assuré de ses résultats : « Lundi [le crime a été commis dans la nuit du mardi au mercredi], il a pris une plaquette de Prozac. Il était tellement bouffi que je lui ai fait une remarque. Il n'a pas répondu. Le docteur avait prescrit le Prozac en février ».

Etrange envahissement de nos espaces publics par un savoir à tout dire et à tout faire dont l'exercice pratique persiste à être si problématique.

Ce qui se détecte ici est d'une évidence durable : il est toujours plus commode de procéder à la séparation d'un excès individuel d'avec le corps commun, de nommer et classer et déclasser cet excès comme maladie selon des catégories reçues dans un espace pourvu du label de la science, que d'affronter la question qu'expose, dans sa constitution folle même, cette action transgressive et destructrice. Ce que relevait Foucault, à propos de Rivière, comme dans d'autres textes, est ceci : le crime produit un éclat, lequel se lie à l'effroi et l'horreur qu'il suscite, à son pouvoir de sidération. Et dans cet éclat, quelque chose se donne à voir, qui a trait à l'époque et, à ce titre, instruit le retour du sens au cœur de l'acte le plus in-sensé.

C'est en ce sens que le crime, parfois, « fait événement ». On peut supposer que le chercheur des années 2150 qui exhumerait le dossier de la tuerie de Nanterre pourrait renouer avec le geste de Foucault, à propos de Pierre Rivière, et noter combien la folie furieuse de ce tueur était éloquente quant à l'état de l'institution politique, ou alors à la relation des vivants au politique en l'an 2002. On ne manquerait pas de lui reprocher ses partis pris et ses raccourcis néo-nietzschéens… Et toute l'histoire recommencerait. Le chercheur provocateur s'obstinerait et développerait sa thèse : cet homme qui avait tenté de combattre sa folie en s'activant politiquement, en participant à la vie politique et associative locale, en accompagnant des missions humanitaires au Kosovo et ailleurs, serait tombé dans le grand dégoût dont il est question dans Zarathoustra, puis aurait conçu le scénario d'une violence meurtrière libératrice lorsqu'il aurait découvert que la politique était morte, qu'elle n'était plus qu'un théâtre d'ombres aux mains de médiocres marionnettistes. Il aurait voulu, en tuant les marionnettistes, tirer sur le cadavre de la politique. Même fureur, même acharnement que Pierre Rivière frappant sauvagement les membres de sa famille. Il aurait voulu tuer ces petits notables qu'il considérait déraisonnablement comme les responsables de la maladie mortelle de la politique. Il confondait tout, c'était assurément un furieux. Comme Ben Laden, la dimension « psy » assumée par le tueur lui-même en plus… La tuerie de Nanterre serait un 11 septembre en miniature. Mais la folie manifeste de son auteur ne nous délierait pas, insisterait le chercheur de l'avenir, de la tâche de comprendre comment une micro histoire de démence, un « drame individuel » se noue – dans le cas de Rivière à l'Histoire, dans celui de Durn au destin de la politique ; de comprendre comment une folie, si folie il y a, est conduite à s'armer et à massacrer pour accompagner dans la mort ce qui rend la vie invivable. De comprendre comment chez Pierre Rivière la famille constitue l’espace du malheur et de la persécution, tandis que chez Richard Durn s’opère une reterritorialisation du malheur et de la fureur du côté de l’institution politique, sans que la famille cesse pour autant d’être incriminée…

Mais ce sont là, disions-nous, des questions de l’année 2150. Patience. Les experts psychiatres n’ont pas encore rendu leur verdict définitif. La disparition du tueur, qui nous prive de la cérémonie du procès au cours de laquelle ils jargonnent leur expertise et où le tueur est incité de toutes parts à « s’expliquer», les chagrine, comme elle frustre le public. Attendons.

Philosphe, auteur de nombreux ouvrages dont Pour en finir avec les prisons aux éditions la Fabrique (2001, 12 E)

(1) Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère… Un cas de parricide au XIXe siècle présenté par Michel Foucault. Archives Gallimard, 1973. Voir également : « Le cas Pierre Rivière : pour une relecture » in Le Débat n° 66, Septembre-octobre 1991.

Alain Brossat