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De la question politique au règlement policier
Alain Brossat

Origine : http://www.combatenligne.fr/article/?id=522


Alain Brossat analyse comment la biopolitique devient peu à peu zoopolitique.

Quand le peuple des hommes glisse vers le troupeau humain...

Dans son principe même, la biopolitique contemporaine tend à rendre indistinctes les frontières entre les différentes formes du vivant - l'humain et l'animal en premier lieu, mais aussi entre le monde vivant et le monde des objets - naturels ou fabriqués. De façon croissante, "la politique" est inscrite dans l'horizon de la préservation ou de la promotion de la santé, de l'élimination des risques, de la prévention des catastrophes ou du "traitement" des effets de celles-ci. Des notions comme celle de la "vie bonne" (Aristote) n'ont plus comme horizon l'en-commun des hommes libres mais la bonne santé et la sécurité de la masse. Des notions forgées par la modernité révolutionnaire ou démocratique comme celle de l'égalité ou de la fraternité ou encore de l'émancipation (le socialisme, l'anarchisme) tendent constamment à s'affaiblir au profit de paradigmes sécuritaires et immunitaires.

Dans une telle actualité, à la fois historique et culturelle, ces phénomènes d'indistinction sont voués à s'étendre toujours davantage : lorsque les vaches dont nous faisons l'ordinaire de notre alimentation deviennent "folles", c'est nous qui mourons avec elles, lorsque la canicule fauche des milliers de personnes fragiles, c'est du trouble durable provoqué par l'extension croissante de ces zones d'indétermination qu'est fait l'ordinaire de ce qui se nomme, par défaut, notre "actualité" politique. En tant qu'elles sont l'une et l'autre des crises sanitaires qui viennent coloniser les espaces politiques, l'affaire de la vache folle et celle de la canicule présentent des parentés structurelles flagrantes : mêmes phénomènes d'incurie bureaucratique, mêmes perceptions par le public d'une faillite de l'Etat pris en flagrant délit d'incapacité à remplir sa part du contrat immunitaire et sécuritaire implicite qui, dans les démocraties modernes, le lie au corps citoyen... Et pourtant, dans un cas, la crise a pour objet premier une variété animale, et dans l'autre, une fraction d'humanité. On tient là, avec l'évidence de cette homomorphie entre les deux crises, un fil qui nous guide vers le cœur du problème - l'état de confusion toujours plus grand qui règne dans nos sociétés entre la part des hommes et celle des animaux, ou bien encore, entre la part de ce que nous sommes en tant que nous sommes une variété animale, et celle de ce que nous sommes en tant que, comme dirait Heidegger, tout sauf des animaux - peuple du logos (Lettre sur l'humanisme).

Comme l'a montré Claude Lefort, la politique, dans sa forme traditionnelle, voire immémoriale, s'active sous le signe de la division - opposant des partis, des factions, des clans, des peuples, des Etats, des ethnies, des cités, des cités-Etats, des religions, etc. A l'évidence, plus l'objet de la politique contemporaine se déplace du côté de la prise en charge du vivant et tend à faire de celle-ci son "problème" ou son souci exclusif, et plus ce mode traditionnel est révoqué. La division est l'affaire des humains, elle oppose des humains à d'autres humains (et non à des animaux ou à une nature ingrate), elle établit un lien irrévocable entre politique et monde humain, à l'exclusion de tout autre. Aujourd'hui, au contraire, la biopolitique se présente comme une politisation tendancielle non seulement de la totalité du vivant (les questions de l'ingénierie génétique devenant des questions éminemment politiques, tout comme celles de la préservation de certaines espèces animales menacées de disparition), mais aussi de l'ensemble du domaine des relations entre le vivant et l'inanimé, ou le monde des objets : c'est l'enjeu - politique par excellence - de l'écologie.

Donc, l'opération fondamentale de la politique n'est plus la division, mais la préservation, l'immunisation, la sécurisation du vivant. Donc, la politique tend de façon croissante à s'installer dans une configuration dans laquelle la distinction entre humanité et animalité n'est plus présupposée. La politique n'est plus tant l'affaire des hommes entre eux, les uns avec les autres ou contre les autres (la cité, la communauté, le bon gouvernement...) que celle de l'optimalisation du vivant et de sa défense - s'effectuant selon un paradigme du rassemblement, du conditionnement - qu'il s'agisse de "rendre la vie meilleure" en développant la médecine prédictive ou bien d'enrayer ce qui la menace, en combattant l'épidémie de SRAS.

Si, comme le dit Foucault, nous avons tendance de façon croissante à faire de notre condition d'êtres vivants l'objet de notre politique (La Volonté de savoir), alors nous avons tout à fait quitté l'orbite aristotélicienne ; en effet, dans une perspective aristotélicienne, la maîtrise du langage par les humains fait ouverture sur la réflexivité qui fonde la capacité à élaborer la vie en commun, à se poser la question du bien vivre, etc., l'accès au logos est donc l'opérateur de ce mouvement de dissociation entre l'humain et, disons, le matériau brut de ce qu'il est par ailleurs, du vivant. La politique ou la condition politique de l'homme est ce qui vient attester l'irréversible de cette dissociation entre l'homme et l'animal, à l'intérieur du corps général du vivant. Lorsque nous nous installons dans cette configuration où l'objet de notre politique n'est pas en premier lieu notre autoproduction en tant que sujets ou entités politiques (des hommes libres, des citoyens) irréductibles à ce titre aux conditions générales d'une zoologie (des vivants simples), mais est au contraire notre condition même de vivants (nos problèmes de santé, de sécurité, nos peurs et nos angoisses face aux risques et aux dangers) - alors l'opération de dissociation aristotélicienne apparaît enrayée dans son principe même. Et donc, nous n'allons plus maîtriser ce geste immémorial par lequel nous nous dissocions de l'animal et affirmons notre singularité humaine ou bien séparons zoe et bios, vie nue et vie qualifiée. Par exemple, innombrables sont les situations dans lesquelles nous ne pourrons plus faire le départ entre notre condition en tant que nous sommes des corps ou, si vous voulez, à la limite, de la viande humaine, et notre condition en tant que nous sommes des citoyens, des sujets politiques et juridiques. Les deux dimensions de notre condition dont l'opération de séparation est, traditionnellement, fondatrice de la politique, sont toujours plus enchevêtrées, au point même que nous ne nous questionnons plus guère sur le sens de cet enchevêtrement. Or, si cet enchevêtrement tend à devenir "naturel", une seconde nature pour nous, alors le cynisme du Sloterdijk de Règles pour le parc humain triomphe sur toute la ligne, c'est-à-dire l'unique enjeu non seulement de la politique, mais du procès même de la civilisation est la formation du troupeau humain, la domestication de l'homme, comme le suggère cet auteur et l'apprentissage de la lecture et l'écriture n'a, au fond, qu'un seul but : l'acquisition de la position acquise, en tant que position de non surrection, posture conforme à la condition de partie individuelle du cheptel humain.

L'identité biométrique

Par exemple, un document d'identité a une double dimension : d'une part, il a valeur d'attestation de ce que vous existez, dans une société moderne, en tant que personne humaine, membre d'un corps politique institué, titulaire d'une condition citoyenne, d'une nationalité, etc. Le fait d'avoir des papiers signale que vous avez des droits, il est synonyme du fait d'avoir un statut, ce qui a toutes sortes de conséquences : vous ne pouvez pas disparaître comme le premier corps animal venu, si vous commettez des fautes ou des crimes, vous ferez face à des procédures réglées, etc. Habeas corpus, c'est cela : la notion du corps convoqué devant une instance, qui manifeste d'emblée son inscription dans la dimension du droit. Le document d'identité signale l'unicité d'une existence humaine, son caractère insubstituable. La preuve négative de ce statut ou de cette fonction du document d'identité est patente : rien de pire, dans nos sociétés, qu'être "sans papiers", cela vous dégrade presque automatiquement en vie nue. Et du coup, rien ne ressemble plus à un lieu de stockage du bétail, du bétail humain, qu'une zone d'attente, un centre de rétention.

Mais, d'un autre côté, un document d'identité comporte des données anthropométriques, à commencer par une photo, et il est donc destiné à permettre à l'autorité de nous identifier en tant que corps distinct, de nous classer, nous repérer, suivre nos déplacements, etc. La double nature du document d'identité qui, tout à la fois désigne notre condition citoyenne et nationale et permet de nous épingler en tant que corps, de nous astreindre aux règles de la société de surveillance ou de contrôle, est une bonne illustration de cette indétermination qui affecte aujourd'hui notre condition en tant que nous sommes du vivant, d'une part, et des composantes de l'institution politique de l'autre.

L'entrée dans l'ère de l'identification par la "signature" ADN ou les moyens de contrôle biométriques (forme de la main, œil...) parachève ce processus de compactage biopolitique entre vie qualifiée et vie nue, personne humaine et corps vivant : en effet, le propre de ces nouvelles techniques d'identification de l'individu est de ne laisser aucune marge à l'erreur ou à la falsification. Donc de permettre de répondre de manière infaillible à la question de savoir qui est qui, qui s'est trouvé en tel lieu à telle heure, etc. Nous, habitants des villes des pays riches, ressemblons de plus en plus à des animaux des bois en ce sens que l'on peut toujours davantage identifier nos faits et gestes, nos déplacements à des traces ou des empreintes que nous laissons à notre corps défendant : ici nous avons tiré de l'argent dans un distributeur de billets, un peu plus loin, nous avons téléphoné avec un mobile, un peu plus tard, nous avons été filmés par une caméra de surveillance automatique, ailleurs encore, nous avons laissé notre signature ADN sur un mégot de cigarette abandonné dans un cendrier, une empreinte de doigt sur un digicode, etc. S'il y a lieu, si un crime a été commis, les "chasseurs" (la police) vont pouvoir se pencher sur ces traces multiples...

Les systèmes d'identification biométriques sont déjà à l'œuvre dans les aéroports, les prisons, dans certains secteurs d'activité économique sensibles, etc. Leur expansion et banalisation annoncées signalent la tendance croissante à définir les identités individuelles dans des termes et par des moyens qui font référence à l'humain comme un pur et simple vivant parmi d'autres. L'individu soumis à un contrôle biométrique n'a pas à répondre de son identité, à dire qui il est, pas même à affronter le regard d'un agent de l'Etat, dans cette procédure, l'instance du langage est entièrement éludée. Il est soumis à un test d'identification en tant que viande humaine, comme peut l'être un animal. L'infalsifiable signale ici la disparition de toute dimension politique dans les opérations de présentation d'identité. Or, l'expérience des régimes autoritaires et totalitaires atteste qu'il est des situations où la résistance à la destruction de la politique passe par l'usage de faux papiers et la capacité de se faire passer pour qui l'on n'est pas. D'une façon plus générale, la politique a beaucoup à voir avec la mobilité, la plasticité des identités. Le problème, entre autres, serait donc d'essayer de comprendre quel type de rapport s'établit entre la montée du paradigme de l'infalsifiable, l'essentialisation forcenée des identités et l'éclipse de la politique...

Posons cet énoncé : pour qu'il y ait politique, il importe que persistent ces procédures par lesquelles un individu, voire un groupe, conserve la capacité d'une défection par rapport à une identification en termes purement biopolitiques. La politique commence là où se maintient cette capacité de répondre à la question « qui es-tu ? » dans des termes qui excèdent radicalement ce qu'en dit un examen génétique, une consultation du fichier de l'Insee, un dossier d'état-civil, une fiche de police, etc. Là où surgissent des modes de subjectivation et d'action qui demeurent rigoureusement réfractaires à toute forme de réduction de l'identité aux conditions d'un pastorat général ou de ce que Rancière nomme "la police". Par exemple, là où vous répondrez à la question « qui es-tu ? » par des énoncés du type : « un philosophe syndiqué », « un militant associatif bretonnant », « une féministe en colère », etc. Le problème est que, dans nos sociétés, toujours plus envahissantes sont les définitions de l'identité qui ne creusent pas l'écart avec notre part animale ou ce que nous sommes en tant que membres d'une sorte de cheptel, c'est-à-dire, pour paraphraser à nouveau Sloterdijk, espèce domestiquée parmi d'autres.

Dans le même sens, la façon dont le dernier en date des ministres de la Santé entend travailler au règlement de la "crise" de l'assurance maladie en introduisant des données biométriques sur la carte Vitale relève de la détermination à traiter sur un mode policier un problème politique dans son fond. Il s'agit d'accréditer la fable selon laquelle le fameux "trou" de la Sécu serait en premier lieu "creusé" par des pratiques indues de substitution d'identité à l'occasion de soins coûteux, impostures auxquelles la panacée biométrique serait appelée à mettre fin. On voit bien quelle est la maxime inavouée qui préside à un tel "règlement" : si la Sécu est déficitaire, c'est la faute aux fraudeurs pauvres et souvent étrangers qui recourent à cet expédient pour se faire soigner en dépit du fait qu'ils ne bénéficient pas de couverture sociale. Ce n'est pas la faute à ceux qui encouragent le travail précaire et non déclaré, pas la faute aux médecins spécialistes et chirurgiens qui trafiquent les feuilles de soins pour obtenir la prise en charge de soins de confort ou de chirurgie esthétique, pas la faute des directeurs de caisses qui ferment les yeux, etc., pas la faute en bref d'un système politique qui traite la caste des médecins en vaches sacrées et voit les enjeux de la santé en termes électoraux en premier lieu... Ici apparaît en pleine lumière l'effet de réduction de questions politiques complexes à un règlement policier, tel que le stimule l'expansion de nouvelles techniques d'identification du vivant. On est dans le même cas de figure que lorsque le gouvernement des Etats-Unis prétend se prémunir contre les attentats terroristes en exigeant que des données biométriques soient enregistrées dans les documents d'identité présentées par les étrangers entrant sur le territoire de cet Etat, et se donnent le droit au nom de la sécurité de constituer d'immenses stocks de données personnelles concernant ces personnes. Exception sécuritaire et expansion des techniques d'identification de l'humain en tant que vivant marchent ici du même pas.

La politique réduite aux conditions d'une zoocratie

Ce qu'il faut essayer de comprendre, c'est cette sorte de transposition du modèle hobbien dans un espace post-politique à laquelle procède la biopolitique contemporaine. A la leçon hobbienne, on empruntera ses deux notions clés : la peur et la sécurité. Comment passer d'un état dit de nature dans lequel la peur est omniprésente, chacun s'éprouvant comme exposé en permanence à la capacité (la pulsion...) homicide de l'autre (de tous les autres), à un état de vie civile dans lequel la sécurité est garantie aux conditions d'un dépôt par chacun, entre les mains du souverain (l'Etat) de sa réserve de violence propre ? Chez Hobbes, l'opération par laquelle on se soustrait à la peur en s'établissant dans un monde sécurisé par la constitution du souverain est une opération proprement politique, une opération de déliaison et d'institution (le souverain est un artéfact), au sens même où elle se transcrit, en images, comme opération de déliaison entre monde animal (ou plutôt : dans lequel l'humain et l'animal ne sont pas démêlés, le monde où, selon Plaute, « l'homme est un loup pour l'homme ») et monde humain - la société civile instituée par la formation du souverain comme monde proprement humain, institué politiquement. Dans l'espace de la biopolitique contemporaine, au contraire, c'est avec une opération de dissolution de la spécificité du domaine politique que prend forme le lien entre peur et sécurité : ce n'est pas le souverain armé du glaive de guerre et du glaive de justice (deux figures éminemment politiques) qui est appelé à nous délier de nos peurs, à nous protéger, nous immuniser, à assurer notre sécurité, mais une instance pastorale dont le propre est de veiller à la vie dans toutes ses dimensions, à la vie humaine parmi d'autres, comme elle a le devoir de protéger les récifs coralliens sur les atolls de Polynésie et la survie de l'espèce poissons-clowns menacée par le succès du film Nemo. Une figure du pouvoir qui tend à être à ce point extensive, à investir activement tous les domaines de la vie, qu'elle ne sera à la limite plus perçue en tant que telle - comme Léviathan ou appareil de monopolisation de la violence, Hobbes ou Marx - mais plutôt comme simple instance d'organisation, de promotion et de protection générale de la vie.

L'effroi produit par les régimes totalitaires est indissociable de la notion de troupeaux humains conduits par le berger égocrate (Lefort) soit vers les rives d'un esclavage étendu aux frontières d'une société entière, soit vers celle d'une extermination en masse. Dans tous les cas, l'effroi renvoie à ces images d'un peuple-bétail, vivant ou mort, peuple zoologisé par la propagande ou la terreur. A nouveau, il apparaît distinctement que la politique disparaît là où les hommes sont reconduits en masse à la condition de vie nue ou, du moins, à une situation où l'opération de déliaison du gouvernement humain d'avec celle consistant à diriger un troupeau de bovins devient incertaine. Du moins, dans cette configuration, l'effroi suscité par les pratiques totalitaires, celles du rassemblement de la masse comme celles de l'extermination, est-il fondé sur la perception d'une ligne de partage entre un monde humain {en tant que politique} et un monde déshumanisé dont la marque est que la politique y est réduite aux conditions d'une zoologie ou d'une zoocratie. Là où des corps humains sont réduits en cendre, en masse, comme des carcasses de bétail, où des parties du corps humain (cheveux, peau...) sont utilisés comme matériau trivial par les agents de l'Etat criminel, l'effroi qui saisit le public contemporain a constamment comme horizon la notion d'une abolition sacrilège, monstrueuse de la ligne de partage entre humanité et animalité ; l'idée d'un "tout est possible", d'une absence de bornes à la criminalité totalitaire se lie distinctement à la notion d'une telle réabsorption de l'humain dans l'animal.

Ce qui complique les choses, dans les configurations post-totalitaires, notamment dans les sociétés ouest-européennes, c'est le développement d'une normativité générale dont le propre est de multiplier les zones "grises" entre le démocratique et le biopolitique, entre la gestion des corps et l'activation de la citoyenneté, entre la population et le peuple politique, entre le peuple des droits et la masse vivante. Ce qui frappe, c'est l'envahissement toujours plus constant des espaces politiques par les questions biopolitiques dont le propre est, en premier lieu, d'invalider les procédures de la politique traditionnelle, avec la constitution de formes de l' "actualité" indexées sur ces paradigmes nouveaux que sont l'urgence, la prise en charge, le rassemblement, la protection et la réhabilitation des victimes et qui s'opposent distinctement aux notions structurantes de la lutte politique, du conflit, du tort, du litige, du différend... : vache folle, SRAS, canicule, explosion de l'usine A.Z.F. à Toulouse, épidémie de légionellose, catastrophes aériennes, tremblements de terre...

Il serait temps d'amorcer une réflexion sur le rapport qui s'établit entre le déclin de la politique astreinte aux conditions du dispositif parlementaire et la montée d'une toute autre figure de l'actualité dans laquelle ce qui nourrit le grand récit de l'information continue, c'est la somme des régularités et irrégularités ayant trait à cette nouvelle figure pan-inclusive de "la vie" aux conditions de laquelle nous ne sommes pas du tout hommes libres, au sens grec ou des citoyens, au sens de la Révolution française, mais plutôt des usagers, des consommateurs, des malades ou des bien portants, c'est-à-dire toujours d'une manière ou d'une autre, des fonctions du vivant.

De meilleurs gardiens !

Sans que l'on puisse exclure que la conflictualité politique fasse retour, à l'occasion, au cœur même de la biopolitique, il apparaît que nombreuses sont les manifestations d'une impossibilité croissante, dans nos sociétés, de réactualiser le geste par lequel nous refondons la politique en redessinant la ligne de partage entre humanité et animalité. La politique, du moins dans son sens moderne, référé à cette double origine qu'est l'événement révolutionnaire et l'invention démocratique, s'affaiblit au fur et à mesure que la colère du public face à l'autorité prise en défaut de vigilance immunitaire ou d'impéritie face à un danger sanitaire, une catastrophe naturelle, écologique ou industrielle ne prend pas la forme d'une revendication d'autonomie ou d'un désir d'émancipation, mais d'une demande de prise en charge, de protection, de garantie, c'est-à-dire de tutelle mieux assurée, plus performante. Figure inédite, semble-t-il, que celle de ce troupeau humain, si profondément immergé dans son bain de culture "démocratique" qu'il revendique dans cesse davantage de bergers, de dispositifs de surveillance, de contrôle et de protection contre toutes les irrégularités susceptibles de l'affecter, à commencer par celles qu'il est susceptible de produire lui-même... On n'en a pas fini de s'étonner face à cet hybride de culture démocratique et de biopolitique disciplinaire : ce sont les brebis elles-mêmes qui montent au créneau, prennent la parole, revendiquent, pour clamer : Il nous faut de meilleurs gardiens ! Plus nombreux ! Plus vigilants ! Plus prévoyants ! Plus compétents ! Et, au besoin, bien sûr, plus sévères.

(Nietzsche, du fond de sa loge, au paradis des philosophes fous, se marre...)

Alain Brossat, 6 juin 2004

Alain Brossat enseigne la philosophie à l'Université Paris VIII Saint-Denis.

Ses derniers ouvrages parus sont : Le Corps de l'ennemi. Hyperviolence et démocratie, La Fabrique, 1998 ; L'Animal démocratique. Notes sur la post-politique, Farrago, 2000 ; Pour en finir avec la prison, La Fabrique, 2001 ; La démocratie immunitaire, La Dispute, 2003.