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Origine : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article82
« Le passeport est la partie la plus noble de l'homme »
1 Cela commence avec une histoire de main, dans le dernier film
de Chris Marker : une accro du deuxième monde s'identifie
en présentant la paume de sa main à un écran,
bien décidée à revivre in extenso la bataille
d'Okinawa…1 Mais non, cela avait commencé bien avant
: dès 1983, avec Never Say Never Again, un James Bond, où
c'était l'iris de l'œil du président des États-Unis
qui servait de « clé » à un système
de haute sécurité. Une fois encore, le cinéma
guide nos pas. Ici, il nous entraîne dans les dédales
prometteurs de l'identification biométrique.
2 Qu'est-ce que cela ? C'est l'utilisation d'une partie du corps
humain ou d'une caractéristique physique d'un individu comme
identifiant, afin de lui permettre (ou non) l'accès à
un espace réservé : un bâtiment stratégique,
un réseau informatique, mais aussi bien, déjà,
un territoire national, comme l'indique l'utilisation du système
Inspass dans plusieurs aéroports américains2. Serviront
à cet effet la forme de la main, la pression sanguine d'un
poignet, la « carte » du fond de l'œil, etc. En
somme, il s'agit d'utiliser un trait physique individuel comme l'équivalent
(plus fiable, réputé infalsifiable) d'un document
destiné à attester l'identité d'une personne.
Les technologies les plus récentes s'avèrent très
performantes3.
3 Mais qu'est-ce qu'un document, entendu dans ce sens particulier
? Un objet destiné à attester l'identité d'un
individu face à une autorité. Qui a l'usage de ces
documents ? L'autorité (l'État, une administration,
une entreprise, un système de surveillance légitimé,
etc.) qui l'émet, autant ou davantage que l'individu lui-même.
Le document n'existe, dans ce sens, que comme objet mettant en rapport
un individu et une autorité, et ceci sur un mode particulier
où sont en jeu des procédures de contrôle, de
surveillance, de vérification — bref un rapport asymétrique
— dans lequel l'individu est placé sous la coupe de
l'autorité. Le document n'est pas une « chose »
comme une autre : c'est un élément signalétique,
servant à désigner un autre que lui-même ; il
n'existe que comme truchement ou « signifiant ». Un
objet dont le seul usage est de signifier et signaler un être
humain, dans sa différence d'avec tous les autres. Remarquons
que la fonction du document est, en dépit de son nom, moins
de définir positivement une identité particulière
que de la dissocier d'avec toutes les autres. Les signes particuliers
et les moyens identifiants (photo, âge, sexe…) qui y
figurent servent surtout à attester des différences,
donc à éviter que cet individu puisse être confondu
avec un autre. Le propre du document dit « d'identité
» est, à ce titre, de rendre le domaine de l'identité
indissociable de celui de la différence : être «
quelqu'un », dans l'esprit du document d'identité,
c'est avant tout être distinguable de tous les autres, y compris
les homonymes, les jumeaux et les sosies. L'attribution à
tous de documents individuels adéquats à leur fonction
d'identification est, dans les sociétés modernes,
un aspect du processus de différenciation — homogénéisation,
d'individualisation — globalisation y prévalant : chacun
est identifié dans sa singularité par ses documents
d'identité, mais tous sont astreints au même régime
des papiers, rigoureusement normalisés en tant qu'identifiés
par l'autorité, notamment l'État.
4 Par ailleurs, si la fonction du document d'identité est
évidemment individualisante, l'identité qu'il exhibe
est réduite à sa plus simple expression : une combinaison
de signes censée être suffisante pour permettre la
vérification de l'adéquation entre le document et
la personne qui le détient. C'est au fond, en moins perfectionné,
le même système que celui de la distribution des points
permettant d'établir la singularité absolue d'une
empreinte digitale4). Pour le reste, le document d'identité
ne nous dit vraiment pas grand chose d'intéressant sur l'individu,
en dépit de sa caractéristique d'attester ce trait
quintessentiel de l'individu — son identité définie
du point de vue de l'autorité. Il ne dit ni s'il est beau
ou laid, intelligent ou stupide, instruit ou ignare, bon ou méchant,
doué pour la poésie ou le bricolage, etc. C'est qu'il
est purement fonctionnel et différentiel : un peu comme la
langue est, chez Saussure, système des différences,
le système d'identification reposant sur le document moderne
(passeport, carte d'identité, titre de séjour, carte
de sécurité sociale…) n'a d'intérêt
que comme moyen d'attestation de la non-substituabilité d'une
individualité à une autre. Comme chez Saussure, c'est
le système qui compte, plus que les éléments
— les papiers comme réalité matérielle.
5 Le développement de ce système de la production
de l'identité de tous et chacun pour l'autorité recoupe
étroitement celui du souci qu'a l'État (et, d'une
façon plus générale, toute autorité
moderne) des procédures d'individuation, de contrôle,
de surveillance, de normalisation, d'homogénéisation
individualisante, etc. Le souci de savoir, d'une manière
toujours plus précise qui est qui, où est sa place,
dans, quelle catégorie il se range, du point de vue des critères
de l'État-nation ou de la production moderne. Gérard
Noiriel rappelle que c'est depuis un peu plus d'un siècle
seulement que les États ouest-européens sont concernés
par la condition nationale de la force de travail et opèrent
un partage, plus ou moins rigoureux selon les conditions du moment,
entre travailleurs nationaux et étrangers5. Les papiers d'identité
se situent au point de jonction de l'individuation-individualisation
toujours plus rigoureuse des corps et de la prise en compte de la
population (d'un État-nation) comme corps commun, global.
Les documents servent à assurer cette prise de l'État
(et d'autres figures de l'autorité) sur ces corps, ils sont
un truchement du biopouvoir, la systématisation de leur usage
relève au premier chef de la biopolitique.
6 De ce point de vue, qu'introduit de nouveau l'identification
biométrique ? Tout simplement, la suppression de la distinction
entre le corps individuel vivant (les morts n'ont pas besoin de
papiers) à identifier et le document destiné à
le signifier ou le désigner. La dualité ou l'hétérogénéité
ambiguë du signifiant et du signifié disparaît
: ce n'est plus un objet (de papier, de plastique…) qui devient
l'identifiant, mais un détail, une partie du tout ou de l'organisme
vivant (humain) qu'il est. Une partie ou un détail (la main,
la voix, l'œil) de son être animal. Ce qui s'instaure,
c'est donc une autre prise de l'autorité sur ce corps —
qui est aussi une personne, un être humain, un citoyen, etc.
Disparaît le « jeu » (au sens du jeu dans un rouage)
ou la non-coïncidence sans reste entre le signifiant et le
signifié — une non-coïncidence aisément
attestable : perdre ses papiers peut être un drame, ce n'est
pas une mutilation ; même les plus infalsifiables des documents
d'identité sont susceptibles d'être trafiqués,
imités, prêtés, vendus ; l'identité «
officielle » d'un individu peut varier — s'il se marie,
est naturalisé, change de nom…
7 Avec l'identification biométrique, avec le « dépassement
» du caractère toujours conditionnel de la coïncidence
entre l'individu et ses papiers, on entre dans une autre configuration
: celle d'un marquage sans traces. L'individu est identifié
sans médiation par une ou des particularités de son
être zoologique (zoon : un « vivant »), biologico-anthropologique.
Le repérage de sa différence d'avec tous s'effectue
directement sur son corps ou, du moins, son être animal :
la voix (phoné), par exemple, par opposition au langage (logos),
ce qui nous renvoie directement à la distinction entre l'homme
et l'animal selon Aristote6.
8 L'individu est identifié par ce dont il ne saurait, par
définition, se défaire, par ce qu'il ne saurait falsifier
: sa main, son œil, sa pression sanguine, sa voix.
9 Ces nouvelles procédures d'identification font franchir
un nouveau pas à la biopolitique : elles poussent à
un point que l'on n'avait jamais atteint jusqu'ici l'identification
entre l'individu comme personne et sa viande. Un pas est franchi,
dont l'enjeu symbolique est décisif : ce n'est pas pour rien
que nous identifions aux régimes totalitaires ou aux pratiques
barbares du passé toutes les formes de marquage des corps
humains, à des fins d'identification ou de différenciation,
qui s'exercent directement sur leur corps : matricules des détenus
des camps nazis, tatouages sur le visage des évadés
des prisons ou bagnes tsaristes, fleurs de lys et autres signes
d'infamie imprimés au fer rouge sur le corps des esclaves
marrons, des bagnards, des galériens… La modernité
qui définit le devenir-homme comme devenir autre-que-viande
tourne le dos en ce sens à toutes ces sociétés
traditionnelles qui valorisent le marquage des corps (tatouages,
scarification, circoncision, excision…) comme signe cosmétique
de reconnaissance et d'appartenance à une communauté,
comme écriture de l'identité sur les corps7. Ce qui
définit la modernité en tout premier lieu, c'est l'horreur
politicomorale du marquage direct des corps par une autorité.
Cette répulsion s'étend à des formes de marquage
peu violentes : c'est pour nous signe irréfutable de sous-développement
et d'arriération politique que les citoyens appelés
à voter apposent sur le registre leur empreinte digitale
plutôt que leur signature. La signature signifie ici la condition
de majeur politique (qui, entre autres, sait lire et écrire),
par opposition à l'identification passive de la personne
par une partie de son corps. Il conviendra de se rappeler également
qu'une des dispositions (censurée par le Conseil constitutionnel)
qui avait le plus choqué l'opinion, dans la loi Debré,
avait été la constitution d'un fichier d'empreintes
des demandeurs d'asile.
10 Pour nous, les pratiques de marquage des corps humains sont
dégradantes, car elles abolissent la différence entre
l'homme et l'animal, entre les individus vivant en société,
dans un État policé et le troupeau : on marque le
bétail afin de l'identifier à son propriétaire,
on donne des papiers aux personnes humaines, même aux enfants,
même aux étrangers, même aux criminels. Ce sont
les propriétaires d'esclaves des temps obscurs qui marquent
ces derniers comme leur bien — mais précisément,
la notion de l'être humain conçu comme bien privé,
propriété, élément d'un patrimoine public
ou privé révulse la modernité.
11 De ce point de vue, le propre de l'identification biométrique
est précisément de rendre indistincte la frontière
séparant la naturalité animale de la politicité
humaine. Elle n'est pas la seule des nouvelles techniques d'identification
et de surveillance à produire un tel brouillage : dans un
esprit de protection et de préservation d'espèces
animales menacées, on bague des animaux, on les munit de
dispositifs émetteurs, afin d'étudier leurs déplacements,
de les secourir au besoin. Dans un esprit d'humanisation des peines
et d'allégement des dispositifs pénitentiaires, on
a mis en usage dans certains pays l'incarcération à
domicile de délinquants ou criminels condamnés à
des peines légères, pratique rendue possible par le
« bracelet électronique » attaché au poignet
ou à la cheville de la personne et qui permet de s'assurer
à distance du fait qu'elle ne quitte pas son domicile. L'analogie
des deux dispositifs techniques est frappante, et ce d'autant plus
que, dans les deux cas, ils s'inscrivent dans une perspective humanitaire
ou dans un esprit de préservation et de sauvegarde, en rupture
avec des pratiques répressives ou prédatrices de jadis
et naguère : sur le versant éclairé de la biopolitique
(la protection du vivant, une extension du « faire vivre »
au rebours du « laisser mourir »).
12 Mais le problème est évidemment que, sur un plan
symbolique, cette parenté est une manifestation, parmi de
nombreuses autres, de l'indistinction croissante entretenue par
les pratiques étendues du biopouvoir, entre domaine d'humanité
et domaine d'animalité : ainsi, les cigognes noires qui migrent
tous les ans en Éthiopie seront éventuellement mieux
« protégées » que les Éthiopiens
eux-mêmes ; ainsi, les punis à domicile, dans les pays
les plus avancés en matière d'innovation et d'humanitarisation
pénales (Suède…) n'en porteront pas moins une
laisse ou un collier électronique — dociles toutous
post-pénitentiaires surveillés sans fin par l'œil
électronique…
13 L'identification biométrique réactive la figure
révoquée par la modernité du marquage des corps
humains — signe de dégradation dans le monde pré-moderne
et signe du pur et simple redevenir-viande de l'être humain
dans la version nazie. Elle réactive cette figure en identifiant
rigoureusement corps vivant et identité de la personne, en
faisant d'un détail physique un passeport. Mais en même
temps, elle procède à cette réactivation dans
un esprit entièrement nouveau : en rendant neutre ou en objectivant
absolument cette naturalisation de l'identité personnelle,
en supprimant toute destination infamante ou dégradante du
marquage, en le concevant simplement comme un moyen pratique, utile,
efficace, rapide, etc.. Donc en ne le concevant nullement comme
tourné contre les individus, mais au contraire en quêtant
leur consentement et leur collaboration ; grâce à ce
procédé, des habitués des franchissements de
frontières vont gagner du temps et, au reste : qui, travaillant
sur un site où s'élaborent les technologies militaires
du troisième millénaire, pourrait objecter à
la mise en place de dispositifs de protection maximale ? Tend donc
à prévaloir une indistinction croissante entre zoe
et bios entre vie naturelle et vie qualifiée, individualisée8.
La fleur de lys sur l'épaule, le tatouage sur les joues,
le matricule sur l'avant-bras, du moins, signalaient un extraordinaire,
un statut de criminel particulièrement dangereux —
ou bien, dans la version anti-moderne des nazis, de sous-homme.
Ils signalaient le seuil séparant l'humanité ordinaire
de ces catégories excentrées ou dégradées.
Ici, au contraire, le devenir-viande de la personne humaine se produit
sans franchissement de limite visible ni transgression — puisqu'il
ne relève que de l'utilité pratique, de la volonté,
nécessairement louable de gagner en efficacité, en
sûreté. Du coup, Le Monde peut consacrer, dans une
rubrique d'actualité, une page entière à l'authentification
biométrique, présentant ces dispositifs comme intéressante
innovation, dans le registre habituel de la béatitude journalistique
face à la permanence du progrès scientifique et technique.
Une nouvelle occasion de vérifier la façon dont l'idéologie
technicoscientifique, comme discours rituel du « toujours
mieux, toujours plus fort, toujours plus loin », rend constamment
indétectables les enjeux symboliques et politiques des pratiques
qu'elle célèbre. Le rôle du journaliste scientifique
apparaît ici clairement : il parachève la dépolitisation
de l'enjeu des savoirs pratiques et usages de la science à
des fins biopolitiques en entretenant le frisson de la découverte
et de la novation. Cet enjeu pourtant se discerne aisément
dans sa dimension politique : il est celui d'une inquiétante
« naturalisation » du rapport entre personne humaine
(citoyen) et autorité.
14 Dès les années 1880, Alphonse Bertillon et Francis
Galton ont mis au point les techniques de l'anthropométrie.
Celles-ci consistent, pour l'essentiel, à identifier un corps
humain particulier par un système de mensurations et de repérages
: en somme, une mathématisation du corps humain. On est déjà
en plein dans la « -métrie » appliquée
au corps vivant des êtres humains. Ces techniques vont s'organiser
autour de l'usage de la photographie du visage (de face, de profil,
avec et sans couvre-chef…), et des empreintes digitales (points
et lignes). Mais aussi, elles mettront à profit un certain
nombre de signes comme la forme du lobe de l'oreille, l'implantation
des cheveux, etc. Comme le note Carlo Ginzburg, l'invention de ces
moyens d'identification signale la rencontre, sous l'égide
de l'enquête policière, entre le paradigme ancestral
du chasseur et celui, moderne, du savant9.
15 Relevons ici quatre « détails », en passant.
Premièrement, la rencontre avec le nom de Francis Galton
: tout à la fois le neveu de Darwin et le fondateur de l'eugénisme.
Deuxièmement, la destination de la mise au point de ces techniques
nouvelles : l'identification des criminels, l'identification judiciaire.
Leur horizon, leur utilité, c'est le crime, sa répression
et, sur fond des théories alors en vogue, la recherche, éventuellement
des hérédités ou, du moins, des régularités
criminelles attestées par des traits physiques ou biologiques.
Troisièmement : les techniques et la passion anthropométriques
trouvent un emploi tout naturel avec la colonisation la mensuration,
sous toutes ses coutures, du corps du colonisé comme corps
racialement inférieur est l'un des aspects de la prise que
s'assure sur lui l'homme blanc comme conquérant, civilisateur
et maître de la science. Le pied à coulisse de l'explorateur-missionnaire
assigne sa place à l'indigène aussi sûrement
que le missel et le travail forcé. Quatrièmement,
enfin : ces techniques ont connu leurs débouchés les
plus massifs dans les régimes despotiques et totalitaires
du xxe siècle : la Gestapo, le nkvd (etc.), dans le rôle
de collectionneurs de millions de fiches anthropométriques
de « suspects » et coupables. On détecte ici
un rapport insistant entre anthropométrisation, biométrisation
des corps humains et devenir-coupable explicite ou implicite de
la masse, des personnes humaines, omnes et singulatim, qui coïncident
avec ces corps.
16 Ceci étant, se décèle une différence
majeure entre anthropométrie et biométrie. L'anthropométrie
travaille sur des signes visibles ou du moins détectables
comme caractéristiques physiques : dessin des lignes papillaires
des doigts, forme du visage, proportions des parties du corps, etc.
Elle conserve des attaches, en ce sens, avec ces fausses sciences
tant en vogue au xixe siècle, la craniologie, la phrénologie,
qui prétendaient discerner les caractéristiques morales
et intellectuelles des individus en examinant la forme de leur crâne.
Mais elle s'en détache dans la mesure où elle s'amarre,
elle, profondément, dans le domaine des sciences exactes
: elle ne se contente pas de palper les crânes (Renan), elle
mathématise, elle scrute au moyen du microscope, elle classe
scrupuleusement, elle accompagne la naissance de la police scientifique.
Elle s'installe au carrefour des sciences exactes et des sciences
humaines ou sociales : elle organise la rencontre entre la race,
le crime, les mathématiques et la médecine.
17 Cette soumission du vivant humain à l'emprise de nouvelles
procédures scientifico-techniques se retrouve dans la biométrie
; c'est l'informatique, cette fois, qui est au cœur de l'investigation
: ce sont des ingénieurs en informatique qui travaillent
sur l'identification biométrique de la voix, par exemple,
mais aussi bien, ces techniques mobilisent les recherches de bio-physiciens,
de bio-chimistes, de docteurs en médecine… La différence
entre anthropométrie et biométrie est que cette dernière
plonge plus profond dans l'investigation du vivant : au-delà
des signes visibles, dans la profondeur des corps, dans la texture
même du vivant : pression sanguine, fond de l'œil et,
pourquoi pas, un jour, « carte génétique »
utilisable comme passeport ou sésame… On passe de la
surface ou de l'enveloppe extérieure des corps, toujours
susceptible de modifications (le grand criminel se fait «
refaire le portrait » par un chirurgien esthétique)
à l'infalsifiable même, l'empreinte biologique. À
noter au passage : ce sont les mêmes procédures techniques
qui permettent d'établir irrévocablement l'identité
du père et celle du criminel, lorsqu'il est fait recours
à l'identification génétique… Le trouble
généralisé qui affecte aujourd'hui le rapport
de filiation (Pierre Legendre) rencontre le devenir-coupable diffus
et multiple de la masse10.
18 Il vaut la peine de s'arrêter sur cette notion de l'infalsifiable.
Ce sera pour soutenir que la falsifiabilité est, dans les
sociétés modernes, la marque signalétique de
la politique. La non-coïncidence absolue, sans reste, entre
un individu et ses « papiers » (qu'atteste notamment
la possibilité toujours maintenue que lesdits documents soient
« faux ») manifeste l'irréductibilité
d'une personne humaine (dotée d'une constitution juridico-politique)
à son être biologique. La falsifiabilité est
l'indice de modernité par excellence : elle balise le désajustement
permanent de l'individu non seulement d'avec sa constitution animale,
mais aussi bien d'avec toutes les identités adjugées.
Pas d'être moderne sans ce déplacement permanent de
l'identité à l'intérieur d'elle-même,
sans ce jeu du même et de l'autre à l'intérieur
même du même, sans cet être-soi-même dans
son autre-même qui dément infiniment toutes les passions
taxinomistes des distributeurs d'identités absolues, insécables
et non-partageables11.
19 Ce qui définit un individu comme moderne, c'est non seulement
qu'il est une personne, un sujet, un citoyen ainsi qu'on le répète
jusqu'à l'écœurement, mais surtout cette aptitude
à se déplacer vers l'autre à l'intérieur
du même, à produire de l'identité dans l'activation
de la différence et la diversité et, surtout, la production
d'une « auto-altération » (auto-falsification)
aléatoire : n'est-il pas évident que, pour un intellectuel
français (« de souche », comme dit l'autre…bûche,
précisément) d'aujourd'hui qui ne vit pas la tête
dans le sable, la Shoah, mais aussi bien les massacres d'hier et
aujourd'hui en Algérie ne sont pas simplement « le
problème de l'autre », ni même une part entre
autres de son « souci » du monde d'aujourd'hui, mais,
davantage, du rapport de soi à soi, c'est-à-dire à
l'autre-dans-soi ?
20 En ce sens, donc, la falsifiabilité peut s'énoncer
comme la pure et simple capacité de ne jamais coïncider
avec ce que l'on est au regard de l'autorité, bien sûr,
mais, davantage encore, de brouiller la logique implacable des distributions
d'identité en vigueur dans nos sociétés : identité
nationale, professionnelle, politique, sexuelle, etc. Le paradigme
du « traître », chez Sartre est un bon exemple
de falsification salutaire de l'identité léguée
ou adjugée12. Falsification ou falsifiabilité ne signifient
pas non-appartenance ou non-adhésion, mais irréductibilité
et non-coïncidence : avec l'être-viande ou gène,
avec l'être-national, avec l'être-mâle ou femelle,
avec l'être bourgeois ou prolétaire, etc. Or, ce qui
est en jeu dans l'identification biométrique, ce ne sont
pas seulement des dispositifs pratiques destinés à
rendre infalsifiable une identité individuelle présentée
à l'autorité dans des conditions données, c'est
un paradigme général de l'infalsifiabilité.
Ou bien encore, un idéal de transparence de l'individualité
humaine qui s'articule sur les nouvelles figures du panoptisme universel
: non plus moyen de surveillance économique et efficient
de populations ou lieux particuliers (la prison), mais phare balayant
toute la surface du social. Passage du fermé à l'ouvert,
de la cellule du prisonnier à la rue : caméras urbaines,
dispositifs électroniques (téléphones cellulaires
ou non, points-argent, paiements par cartes bancaires, séjours
sur réseaux informatiques, passages dans les centres commerciaux,
les hôtels… tout ce qui multiplie des empreintes ou
des traces, attestant des passages individuels vérifiables).
Se forme un idéal post-répressif de la transparence
: ce n'est pas qu'on vous surveille constamment pour vous punir,
mais bien plutôt pour vous protéger (discours sécuritaire)
et rendre plus lisse la surface sociale. Et aussi bien : auriez-vous
quelque chose à cacher, c'est-à-dire à vous
reprocher ? Le perfectionnement incessant et la généralisation
du panoptique permet de passer de l'idéal de la surveillance
infaillible à celui de la transparence maximale : la visibilité
potentielle de toutes les conduites urbaines se substitue au contrôle
sélectif des agissements de certaines catégories supposées
dangereuses. Comme le pressentait déjà Baudelaire,
relayé par W. Benjamin, tout passant (recyclé par
l'idéologie libérale en usager et client) est susceptible
de devenir, sous le regard du panoptique, un coupable. On rejoint
là les nouveaux usages disciplinaires qui, de plus en plus,
spéculent sur les potentialités criminelles (certaines
banlieues comme milieu naturellement criminogène) autant
qu'ils traitent les illégalismes constatés13.
21 La presse annonçait, en août 1997, qu'un village
allait être soumis à des tests génétiques
systématiques afin de tenter de confondre le violeur et meurtrier
d'une jeune touriste, un an auparavant : tous les hommes de quinze
à trente cinq ans seront « invités » (mais
se dérober serait déjà un quasi-aveu) à
se prêter à cette procédure sans précédent.
Le Monde, une nouvelle fois, ne trouve rien à redire à
cette transformation de la totalité des membres d'un groupe
en coupables virtuels. Constatant que « les empreintes génétiques
ne sont que la version moderne de la technique médico-légale
des empreintes digitales, mise au point par Alphonse Bertillon en
1901 » et qu'elles ne font « que (sic) permettre la
visualisation, sous forme de codes à barres, des caractéristiques
génétiques des êtres humains, caractéristiques
qui sont toujours uniques », l'auteur anonyme de son éditorial
du 16 août 1997 pose la question toute rhétorique :
« Faut-il craindre la mise en œuvre systématique
(de ces techniques) dans les affaires criminelles, comme c'est le
cas dans l'affaire de Pleine-Fougères ? A priori la réponse
est non ».
22 Prend corps ici, avec la bénédiction de la presse,
une alliance de la science et de la Justice mal distinguée
de la police, dont le propre est de supprimer le temps de la délibération
contradictoire autour des motifs, des indices et des preuves au
profit de la simple présentation du verdict du test. Maniant
l'euphémisme, le journaliste poursuit en effet : «
La découverte d'une "preuve" génétique
ne constitue jamais la panacée : cette "preuve"
est un élément essentiel sur lequel se fondera l'intime
conviction du tribunal ».
23 Lorsqu'on sait comment et sur quels indices nébuleux
se fonde souvent l'« intime conviction » des tribunaux
d'assises en France, on peut en effet imaginer de quel poids essentiel
pèsera la « preuve » génétique.
Or, il faut une nouvelle fois révoquer en doute toute notion
d'une preuve infalsifiable — fût-elle scientifique,
ne serait-ce que parce que l'administration de la preuve est toujours
l'affaire d'êtres humains, éventuellement faillibles,
intéressés, manipulés, corrompus, etc. On ne
voit pas très bien pourquoi l'élément d'incertitude
attaché à toute « expertise » scientifique
se trouverait ici à coup sûr suspendu. Le propre de
l'administration d'une « preuve » scientifique, dans
une telle configuration est non pas de mettre le public en présence
de l'irréfutable vérité des faits mais de représentants
d'une autorité s'en portant garante. L'oubli du politique
est également tramé là où l'autorité
se rend invisible comme telle, se présentant comme le pur
et simple porte-voix des verdicts de la Science14. Et cette dernière
n'est pas moins entraînée loin de ses bases lorsque
la généralisation des recherches d'empreintes génétiques
dans le cadre d'enquêtes judiciaires donne lieu à la
mise en place de fichiers divers (plusieurs pays européens
ont d'ores et déjà mis en place ce type de banque
de données concernant les crimes et délits à
caractère sexuel, et sa constitution à l'échelle
de l'Union européenne est envisagée). Grâce
à ces fichiers, le délinquant sexuel trouve sa place
au jardin des espèces criminelles, une place que lui assigne
jusqu'à sa mort son enregistrement comme code barres dans
cette catégorie de nuisibles et dangereux. La notion du crime
purgé par la peine s'efface au profit d'une autre : celle
du zoo électronique où se conserve « pour l'éternité
» la marque des différentes espèces criminelles.
24 Le propre de l'infalsifiabilité, c'est de supprimer l'instance
du langage, le logos, c'est-à-dire la politique. Même
dans un banal contrôle d'identité par la police, quelque
chose passera par le langage, fût-il le plus abrupt, qui met
en scène le rapport entre l'individu et l'État ; demeurera
ouverte la porte à une explication, une discussion, à
la mise en action d'une réciprocité, même si
elle n'est pas celle à laquelle nous aspirons le plus. Avec
le contrôle biométrique, on passe à un autre
modèle du rapport entre l'individu et l'autorité,
dont le propre est d'éliminer l'instance du langage : non
plus un modèle autoritaire ou répressif (la «
force publique »), mais un modèle machinique. Le policier
qui vous contrôle représente effectivement et symboliquement
une autorité, une instance ; il incarne la sanction potentielle
si vous n'êtes pas en règle, il est puissance de violence
ou de compréhension — il représente la puissance
étatique dans toute son ambivalence.
25 Le contrôle biométrique, c'est autre chose : c'est
une machine, un dispositif automatique qui donne ou ne donne pas
accès, ne pose pas de questions, ne dit ni « oui »
ni « non », mais laisse passer, ou pas, comme des feux
de circulation. Comme agent de l'État, le policier représente
une position dans la communauté, il y est inclus. La machine
qui contrôle occupe une situation différente. Elle
neutralise la relation à l'autorité, la rend indétectable
comme telle, supprime tout élément d'indétermination
dans le rapport de l'individu à celle-ci. Pendant l'Occupation,
il arrivait (trop rarement) que des policiers n'arrêtent pas
des Juifs ou des résistants porteurs de faux-papiers et que,
pourtant, ils avaient éventés. Ce faisant, ils s'inscrivaient
dans un espace juridico-politique. Ils faisaient prévaloir
la loi « humaine », morale, sur des dispositifs répressifs
et terroristes d'État en vigueur. La machine, elle, est rigoureusement
apolitique, hors-politique — pire qu'un animal philosophique,
dirait-on. L'autorité représentée par une machine
renvoie à une figure de la « nature » inhumaine
reformée sur les ruines de la communauté. Le rapport
à cette autorité devient purement behaviouriste :
il ne s'agit que de se conformer à des procédures
réglées. La question de la légitimité,
de la violence cachée, de la justice et l'injustice qui,
souvent, est pourtant inscrite au cœur de ces procédures
de vérification (sans papiers, irréguliers) devient
indétectable.
26 La bureaucratie moderne est, dit-on couramment, une machine
— mais une machine formée de matériau humain,
dont les rouages, du moins, sont des êtres humains. Cette
caractéristique créé les conditions d'une certaine
indétermination, les conditions de l'exception possible à
la règle bureaucratique : il y a la majorité des gendarmes
qui dira « Je n'y peux rien, je fais mon boulot (mon devoir),
j'obéis aux ordres, ce n'est pas moi qui décide »
— et qui remplira son quota de Juifs à déporter15.
Mais il y aura, parfois, celui qui renoncera à faire ouvrir
par le serrurier une porte qui demeure fermée, qui oubliera
sur sa liste un enfant ou un adolescent, qui fera prévenir
de la rafle imminente… Là où demeure cet écart
possible entre le flic borné qui obéit comme un automate
aux ordres iniques et celui qui traîne des pieds ou sabote,
subsiste quelque chose de la communauté humaine et de la
Cité. Mais la machine, elle, est installée par delà
le juste et l'injuste, le cruel et le bienveillant, l'exception
et la règle : elle établit le vrai ou le faux de ce
que vous prétendez être en auscultant votre viande.
Elle supprime toute politique à ce titre, dans l'instant
même où elle réalise le paroxysme de la politisation
de la vie nue ou de la renaturalisation de la politique.
27 Souvenons-nous : dans I984, il y avait tous ces dispositifs
de surveillance machiniques, télécrans dans les appartements
privés et autres éléments perfectionnés
du panoptique totalitaire. Mais, néanmoins, l'inhumanité
du pouvoir conservait figure humaine : lorsque Winston Smith est
démasqué comme individu non-conforme, non plié
aux règles de la novlangue, c'est-à-dire encore pensant,
c'est à un humain, le redoutable O'Brien, qu'il a à
faire : la terreur même passe par le langage ; la mise en
condition discursive précède le supplice qui va faire
craquer Winston, celui de la cage aux rats. La mort de la politique
demeure encore inscrite dans le langage — via le chantage
ignoble d'O'Brien. Le leurre, le mensonge, l'artifice, la dissimulation
— la falsification et la falsifiabilité — persistent
comme des enjeux de la relation entre l'individu « à
l'ancienne » et l'autorité totalitaire et non simplement
tyrannique. La machinisation et l'automatisation biométriques
de cette épreuve véridictionnelle par excellence qu'est
la vérification d'une identité individuelle présentent
l' » idéal » d'une vitrification sans retour
de la politique. « Qui je suis ? » — Ce qu'en
dit la machine, qui ne connaît que deux réponses :
une personne autorisée ou une personne non-autorisée.
La machine ne menace pas, ne réprimande pas, ne sanctionne
pas, elle est pure positivité et déclenche simplement
un signal d'accès ou de non-accès à tel lieu.
Elle est le truchement d'une règle de compatibilité
ou d'incompatibilité qui se situe clairement au-delà
(ou en deçà) de la figure de la loi. Elle ne nomme
pas l'interdit, le délictueux, le criminel, elle dit le compatible
et l'incompatible : si oui ou non un corps donné est compatible
(« branchable ») avec une institution ou un territoire
donné. Non seulement, elle réduit le social et le
politique au vivant comme nature renaturée, mais de plus,
elle machinise le vivant. Dans les systèmes totalitaires,
le modèle qui se substitue à celui de la Cité
et de la communauté aristotélicienne, c'est celui
de l'organisme vivant héroïsé. Ici, c'est un
nouveau modèle qui vient prendre le relais de la politique
traditionnelle : celui des machines informatiques : les actions
licites ou illicites, morales ou immorales s'estompent au profit
des opérations possibles ou impossibles ; le partage du bien
commun (ou au contraire le non-partage — le différend)
s'efface au profit des branchements possibles ou impossibles.
28 Dans le terrible apologue de la Colonie pénitentiaire,
le corps du criminel se transformait en surface d'inscription de
la loi à la faveur d'un interminable supplice machinique.
Mais du moins, dans cette figure, la loi demeure-t-elle l'horizon
de la terreur, si « inhumaine » celle-ci paraisse-t-elle.
Ce qui frappe, avec l'identification biométrique, c'est la
disparition d'un tel horizon. Le rapport de l'individu comme corps
simple à l'autorité ne passe plus par la loi mais
par la conformité au dispositif machinique. On peut voir
cette machinisation de la norme comme le stade terminal de la normalisation-normativisation
générale qui, pour Foucault, est inséparable
de la biopolitique et se situe distinctement hors de l'institution
du droit.
29 Dans les sociétés modernes, nous l'avons vu, l'identification
de l'individu grâce à des documents officiels, établis
par l'autorité (il est stipulé, sur le passeport français,
que celui-ci est propriété de l'État) est rendue
nécessaire par le développement de l'État-nation
et du système différencié de production. Elle
renvoie, notamment à l'intensification des contraintes d'appartenance
et d'emplacement : nationalité, résidence, emploi…
Elle renvoie à l'intensification du maillage du territoire,
de la densification de la surveillance, de la normalisation, l'homogénéisation,
la disciplinarisation. Mais elle présente un autre aspect
aussi : le rattachement à une identité propre d'un
statut juridico-politique, d'un système de droits, d'une
condition de citoyenneté. Avoir des papiers et s'identifier
à ses papiers, les percevoir comme son bien propre, en faire
un lieu d'investissement symbolique (d'où l'angoisse liée
à la perte des papiers — les égarer, c'est un
peu se perdre soi-même, ce n'est pas s'identifier soi-même
comme bien de l'État). Avoir des papiers, c'est surtout,
dans les démocraties modernes, s'éprouver comme une
personne à part entière. Hannah Arendt l'a montré
: dans nos sociétés, l'individu, même défini
comme sujet du droit de par sa simple nativité, n'est proprement
constitué qu'à la condition de son appartenance à
une communauté juridico-politique, de son inscription (comme
citoyen et ressortissant) dans un espace commun. Inversement, celui
qui se trouve dépossédé de cette condition
est voué à une irréparable déperdition
de sa personnalité humaine. C'est le chemin qui conduit les
Juifs allemands de la déchéance de la citoyenneté
à la chambre à gaz — inexorable enchaînement
des « pertes ». D'où l'enjeu décisif,
enjeu politique avant d'être humanitaire, noué autour
des papiers, tel que, par exemple, Brecht l'expose sarcastiquement
dans ses Dialogues d'exilés16.
30 Mais c'est, aussi bien, le « problème » des
« Sans papiers » d'aujourd'hui. À travers eux,
l'on redécouvre la condition spécifique de celui qui
est dépourvu de papiers ou n'a pas les papiers qu'il faut
: il n'est pas quelqu'un à qui manque « quelque chose
» mais bien une non-personne, un humain en voie de désolation.
Revendiquer des papiers, dans cette situation, c'est tout simplement
revendiquer d'exister comme une personne humaine. D'où le
renversement paradoxal dont procède la présentation
du scandale de leur situation par les occupants de l'église
St Bernard et les différents collectifs qui se sont rattachés
à leur lutte : nous allons vous montrer notre aptitude politique,
c'est-à-dire notre inclusion dans la Cité et notre
capacité citoyenne (polis, politeia, politis…) en dépit
de notre condition a-documentaire. Une citoyenneté sans papiers
présente le différend autour de la citoyenneté
et de la démocratie létales d'aujourd'hui, par la
médiation de ce « quand même » : nous n'avons
pas de papiers et nous sommes ici comme des personnes quand même,
et pas seulement comme des corps en trop.
31 « Donner » des papiers aux sans papiers ne sera
dès lors pas un acte de bienveillance libérale mais
le simple établissement légal de ce qui s'est affiché
dans la lutte : que ces personnes ne sont pas seulement ici, mais
« d'ici » (A. Badiou). Il en va de même, toutes
choses égales par ailleurs, pour les SDF : celui qui a perdu
ou s'est fait voler ses papiers et est incapable de faire les démarches
nécessaires pour en obtenir de nouveaux franchit un seuil
dans la désolation, devient un peu plus invisible et absent
au monde des vivants. D'où l'importance, soulignée
par les associations, de l'accompagner dans ces démarches
de ré-identification faisant pièce au processus automatique
de désamarrage des naufragés de « la crise ».
Celui qui a tout perdu doit avoir des papiers quand même,
attestant son rattachement quand même à la communauté
et à la sphère du droit, dans l'abandon le plus complet.
32 Les papiers, du coup, révèlent leur double face
: ils manifestent la prise biopolitique que l'État (l'autorité)
s'assure sur l'individu, mais, d'un autre côté, ils
sont perçus par les individus, dans les sociétés
démocratiques comme attestation de leur condition de sujets
du droit et de la politique ; ils sont conçus à ce
titre comme leur bien propre et non comme celui de l'autorité
ou de l'appareil bureaucratique. Ils ont une valeur de certification
de la condition non purement biologique (ou subalterne) des individus
modernes. Une carte d'identité, un passeport, une carte d'électeur,
de sécurité sociale, un permis de conduire, une autorisation
de séjour, ce n'est pas la même chose qu'une bague
autour de la patte d'un pigeon ou une balise Argos greffée
sur le crâne d'un phoque…
33 Dans l'espace ouvert entre le désassujettissement constant
des personnes aux identités adjugées et l'appropriation
de l'identité attestée par le document comme le propre
de chacun, se déploie la politique. Les individus peuvent
contester ce que l'autorité déclare qu'ils sont, refuser
de devenir ce qu'elle entend qu'ils soient ; ou bien ils peuvent
exiger, avec une identité attestée, des droits et
du respect : dans les deux cas persistent les chances du langage,
de la parole, de la présentation du conflit — de la
protestation, du coup de gueule, de la revendication, de l'argumentation,
de la pétition, du cahier de doléances, etc. La double
nature des documents d'identité ouvre sur un jeu de réciprocité
conflictuelle : à travers eux, l'État dit à
l'individu : « tu m'appartiens ! » et, par leur truchement,
l'individu rétorque : « Je suis qui je suis, je suis
moi-même, tel que je me sais, me dis et me fais ! ».
Qu'est une carte de Sécurité sociale, une carte d'étudiant
d'autre qu'un matricule (un numéro apposé par l'État
sur tin individu) — plus des droits ? On ne saurait mieux
dire la double nature des documents personnels dans les sociétés
modernes.
34 C'est tout ce jeu qui disparaît lorsque être-pour-l'autorité
et être-pour-soi en viennent à coïncider absolument
sous la forme de l'identification sans reste de la personne humaine
à son être animal. À Winston demeurait, dans
le roman d'Orwell, une certaine capacité de dissimuler et
de mentir à l'autorité — au Moloch totalitaire.
Il conservait ainsi, jusqu'à une certaine limite (le supplice
des rats) cette capacité ulysséenne qui allie ruse
et mensonge face aux monstres chauds ou froids (Polyphème)
— et qui est l'un des fondements de la politique. L'identification
biométrique élimine tout espace du mensonge : on n'abuse
pas la machine. H. Arendt opposait le mensonge traditionnel qu'elle
voyait comme une condition de la politique au mensonge totalitaire
déréalisant qui arrache toute politique au terreau
de la vie. Le biopouvoir à la manière biométrique
propose une nouvelle figure de l'oubli de la politique : celle du
mensonge exposé au musée des mondes perdus.
35 Il n'y aurait aucun sens, bien entendu, à entonner une
énième fois, à propos de ces nouvelles techniques,
le couplet du Meilleur des mondes. Le défi que nous lance
l'identification biométrique, comme bon nombre d'innovations
techno-scientifiques qui trouvent sans tarder leur emploi dans les
dispositifs de la domination et du pouvoir, est le suivant : comment
articuler une critique de cette dimension du présent qui
soit radicale (qui aille à la racine), sans rien céder
pourtant à la rhétorique du déclin ou de l'apocalypse
? Comment penser la part effectivement menaçante et dangereuse
de ces innovations sans succomber aux automatismes d'un mode de
problématisation de l'avenir où celui-ci se présenterait
nécessairement comme le pire du présent et s'opposerait
de fait comme une figure malade, décadente ou pervertie à
un passé-refuge, enluminé par cette atavique et indistincte
nostalgie qui colle à la peau des gens de culture (Adorno,
Horkheimer…) ?
36 Notre difficulté est, semble-il, de nous rendre lucides
face aux menaces et dangers qui pèsent sur le présent
en formation, tout en rejetant radicalement toute notion (et, plus
difficile, toute sensation) d'une santé, d'une normalité
ou d'une beauté particulières du passé. Nous
sommes aussi naturellement enclins à problématiser
la nouveauté, l'inédit, l'à-venir — notamment
tout ce qui touche à la politique — sur le mode de
l'aggravation que Condorcet était porté à penser
le changement, l'Histoire, l'avenir sous le signe ensoleillé
du Progrès. Le pire tend à devenir la catégorie
centrale de notre représentation du rapport du présent
au passé et du présent à l'avenir. La rhétorique
apocalyptique d'un Virilio ou d'un Baudrillard trouve là
son support — à vrai dire impensé, tout comme
un certain discours post-heideggérien du déclin, voire
telle insistante annonciation de la mort de toute politique.
37 Que la petite musique du pire puisse porter aussi bien des imprécations
contre l'art contemporain, que des philippiques contre la démocratie
consensuelle, des mises en garde alarmées contre «
le fascisme qui vient » ou encore contre les perversions du
« virtuel » (etc.) — voilà qui suffit à
en manifester la fragilité : la sensation du pire rassemble
(attroupe, plutôt) là, précisément, où
la capacité conceptuelle est à bout de souffle. Le
risque, pour ceux qui se perçoivent (et se légitiment)
comme des irréconciliés avec le monde de la globalisation
libérale, serait celui-ci : qu'ils se satisfassent du plat
du jour de cette idéologie du pire, celle-ci se maintenant
au même niveau que la philosophie décomposée
du progrès réduite à la condition d'idéologie
de la techno-science, à moins que ce ne soit celle de l'exaltante
« liberté » du marché.
38 La rhétorique du pire réintroduit subrepticement
l'élément du prophétisme — le virus du
sacré — dans le travail philosophique sur le présent.
Elle réenchante la politique, l'histoire (l'art, le sexe,
le crime…) sur un mode paradoxal, celui de la catastrophe
annoncée — tant redoutée ou tant désirée
? Mais, une fois encore, comment penser jusqu'au bout l'inédit,
lorsqu'il nous paraît énoncer si catégoriquement
la liquidation de la politique, le brouillage de la loi, le trouble
sur la filiation, l'exténuation de la création artistique…
— sans succomber aux sirènes du discours (intrinsèquement
réactionnaire) de la décadence ou de la prédiction
dérisoire de cette fin horrifique qui ne vient jamais ? Comment
problématiser sobrement et philosophiquement menaces et dangers
— sans vaticiner ??
Notes
1 – Level five, film de Chris Marker (1997).
2 – Depuis 1993 est mis en place à l'aéroport
John-Fitzgerald Kennedy et à celui de Newark (New Jersey)
le système Inspass : destiné à faciliter l'accès
au sol américain des étrangers effectuant de fréquents
séjours, celui-ci consiste à enregistrer la forme
de la main des voyageurs qui le désirent. Ces paramètres
sont enregistrés sur une carte remise à la personne
concernée. Celle-ci peut ainsi éviter les files d'attente
en entrant directement dans une cabine où elle présente
sa carte à un terminal avant de placer sa main dans un scanner.
L'appareil procède à la vérification de la
conformité de l'une à l'autre en vingt secondes et
déclenche un signal d'ouverture de la porte.
3 – « De nombreux dispositifs de ce type ont d'abord
été mis au point pour les besoins de la police avant
que le principe n'en soit repris pour des systèmes d'autorisation
d'accès. Les erreurs sont rarissimes. Ainsi, la firme américaine
Identix, dont un des produits, le Touchprint 600, a été,
le premier, accrédité par le FBI, autorise une fois
sur dix mille l'accès à une personne non autorisée,
mais bloque une sur cent de celles qui le sont », «
Le corps humain, clé d'accès aux systèmes de
haute sécurité », in journal Le Monde du 7/05/1997.
39 4 – Différents systèmes automatiques d'identification
des empreintes digitales existent aujourd'hui. Un spécialiste
les définit ainsi :
« Ces appareils détectent les points spécifiques
à chaque empreinte que sont les bifurcations ou les arrêts
des lignes papillaires appelées aussi minuties. Ils attribuent
ensuite à chacune de ces minuties des coordonnées
spatiales, une orientation et un angle. Une centaine de ces points
peuvent être enregistrés pour chaque doigt »,
in journal Le Monde, ibid.
5 – Voir à ce propos les remarques de Gérard
Noiriel : « Auparavant, pour les classes populaires, en tout
cas, appartenance nationale et activité professionnelle étaient
deux questions totalement séparées. Désormais
(à partir des années 1880, A. B.), un étranger
ne peut plus travailler, en France que si les représentants
de l'État l'ont autorisé à le faire. Pour mettre
en œuvre cette "conquête sociale", la République
a dû faire passer au sein du "peuple" une ligne
de démarcation largement ignorée jusque là
: la nationalité française. Si cette ligne invisible,
fondée sur un concept juridique terriblement abstrait —
l'appartenance à l'État — est rapidement devenue
une frontière sociale, c'est parce que, dans le même
temps, l'administration républicaine invente les techniques
d'identification individuelle auxquelles nous sommes tous soumis
aujourd'hui, fondées sur les papiers d'identité »,
« La République, l'extrême droite et nous »
in journal Le Monde du 12/03/1997).
6 – « La nature, en effet, selon nous, ne fait rien
en vain ; et l'homme, seul de tous les animaux, possède la
parole. Or, tandis que la voix ne sert qu'à indiquer la joie
et la peine et appartient pour ce motif aux autres animaux également
(car leur nature va jusqu'à éprouver les sensations
de plaisir et de douleur, et à se les signifier les uns aux
autres), le discours sert à exprimer l'utile et le nuisible,
et, par suite aussi le juste et l'injuste : car c'est le caractère
propre de l'homme par rapport aux autres animaux, d'être le
seul à avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et
de l'injuste, et des autres notions morales, et c'est la communauté
de ces sentiments qui engendre famille et cité », in
La Politique, 1, 2, 1253a, trad. Tricot.
7 – Voir à ce propos l'essai de Martine Leveuvre-Déotte,
L'excision en procès : un différend culturel, L'Harmattan,
1997.
8 – Je reprends ici la distinction sur laquelle Giorgio Agamben
met l'accent dans les premières pages de Homo sacer, le pouvoir
souverain et la vie nue, Seuil, 1997.
9 – Voir à ce propos : Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes,
traces. Morphologie et histoire, Flammarion, 1989.
10 – Voir à ce propos les réflexions de Pierre
Legendre, La fabrique de l'homme occidental, Mille et une nuits,
1996.
11 – Jacques Rancière, « La cause de l'autre
», in revue Lignes no 30.
12 – Voir par exemple la préface de Jean-Paul Sartre,
« Des rats et des hommes », à l'essai autobiographique
d'André Gorz, Le Traître, Seuil, 1958.
13 – Voir à ce propos Robert Castel, Les métamorphoses
du social, Fayard, 1995.
14 – « Bien souvent, les empreintes digitales récoltées
sur le fameux lieu du crime s'avèrent trop partielles ou
de mauvaise qualité pour servir de preuve au prétoire.
En revanche, les empreintes génétiques sont sans pitié
puisque la probabilité d'erreur s'élève à
une chance sur… trois milliards » (Pierre Barthélémy,
« L'empreinte génétique est le dernier outil
en date des Sherlock Holmes modernes », in journal Le Monde
du 04/09/97. L'éditorial du même journal consacré
à l'affaire de Pleine-Fougères était intitulé
« L'adn, auxiliaire de la justice ».
15 – Je pense ici aux souvenirs de Maurice Rajsfus, Quand
j'étais juif, Mégrelis, 1982, et Jeudi noir, 16 juillet
1942, l'honneur perdu de la France profonde, L'Harmattan, 1988.
16 – Bertolt Brecht, Dialogues d'exilés, L'Arche,
1972.
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