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Brèves réflexions sur l’injonction au souvenir.
Alain Brossat , Professeur de Philosophie à l’université de Paris VIII
INRP Philosophie de l.éducation. Mémoire et histoire. Réflexion, débats. 2003

Origine : http://ecehg.inrp.fr/ECEHG/enjeux-de-memoire/histoire-et-memoire/reflexion-generale/brossat.pdf/view

Avant de bondir dans la mêlée, à propos de la guerre d'Algérie et des enjeux de mémoire collective qui s'y nouent, j'aimerais faire quelques remarques générales très lapidaires à propos de l'injonction au souvenir. A l'évidence, cette injonction apparaîtra d'autant plus pressante et inconditionnelle dès lors qu'elle s'applique à certains objets "brûlants" du passé national, européen ou mondial qu'elle est plus impensée dans ses fondements moraux, politiques, métaphysiques...

1- Il n'y a aucun sens à instituer le passé, génériquement, comme une instance face à laquelle nous ayons des devoirs, et plus particulièrement des devoirs de ressouvenance. Nous ne devons rien de particulier au passé, en tant que vivants, en tant que majeurs ou en tant que citoyens. Si tel était le cas, notre existence serait dévorée par une mémoire indiscriminée et obèse ce qui, comme Borges l'a montré dans une allégorie célèbre, serait égal à être fou.

2- Les morts, entendus essentiellement comme les ancêtres, ne sont pas non plus pour nous, modernes - à la différence de ce qui est le cas dans des sociétés traditionnelles - ceux en souvenir ou en référence auxquels nous accomplissons notre destin et formons nos projets.

Notre conscience historique est fondée sur la permanence de cette déliaison. Il y a un moment déjà que les morts (les ancêtres) ne dictent plus nos conduites politiques et nos choix de vie.

3- Notre conscience historique en tant que modernes est fondée sur une tension, dont les deux pôles se résument en deux énoncés également populaires: "souvenons-nous (pour que le passé désastreux ne revienne pas)", mais aussi, on a trop tendance à l'oublier: "du passé, faisons table rase!". Nietzsche est l'un de ceux qui ont montré comment l'émancipation des vivants à l'endroit du passé était aussi l'une des conditions pour que se forme un sujet capable d'action, délié de la conscience antiquaire.

4- La notion du passé entendu comme patrimoine (à entretenir, conserver, rénover, donc) est enracinée dans une sensibilité culturelle qui apparaît à la Renaissance, à propos des monuments historiques, notamment, une sensibilité culturelle durcie en normativité morale et politique. Mais d'autres époques ont problématisé différemment leur rapport au passé, celle, par exemple, où l'on utilisait les débris des temples grecs et romains pour paver les routes ou construire les maisons.

5- L'injonction d'avoir à se souvenir, telle que nous la subissons aujourd'hui avec beaucoup d'insistance, s'énonce sur des modes très différenciés, voire totalement hétérogènes: lorsque M. Foucault fait revenir dans le présent le crime de Pierre Rivière, les victimes des lettres de cachet, les "hommes infâmes", c'est en vertu d'une prescription qu'il édicte lui-même - celle d'inscrire une trace des existences infimes, celle de la plèbe et des vaincus, de cette poussière d'humanité qui est vouée à une rigoureuse condition d'oubli et de disparition; lorsque Lavisse codifie le récit scolaire de l'histoire nationale, avec les grands hommes, ses grands règnes, ses batailles, ses dates sacrées et ses toponymes glorieux à savoir par coeur, c'est dans le but de produire un nouage particulier entre histoire de l'Etat, histoire du peuple et histoire de la nation. L'injonction morale d'avoir à se souvenir se lie indissolublement, ici, à la formation d'une conscience patriotique collective; et, pour aller vers notre sujet, lorsque l'ancien harki, rescapé des massacres de 62, adjure ses enfants et petits-enfants de ne jamais oublier "ce qu'ils nous ont fait"( indifféremment l'Etat français qui les a abandonnés et les nouveaux maîtres de l'Algérie), c'est encore d'autre chose qu'il s'agit: de la mémoire en bataille et en souffrance d'une communauté particulière qui s'éprouve comme victime absolue à la condition d'un oubli rigoureux des crimes auxquels elle a participé.^p^p

Comme on le voit donc, l'injonction d'avoir à se souvenir est, largement, une auberge espagnole, elle peut se dispenser d'autant plus impérieusement que les motifs auxquels elle fait référence sont variés. Certains sont ainsi appelés à se souvenir pour que le passé ne revienne pas, et d'autres, au contraire, pour qu'il revienne.

6- L'injonction d'avoir à se souvenir telle que nous la subissons ne peut devenir toute puissante que dans un contexte où la notion de la mémoire comme réparation s'est substituée au paradigme de l'histoire comme production ou fabrication émancipatrice; c'est-à-dire dans une époque où l'événement est assigné au passé et non à l'avenir et où il apparaît que c'est le désastreux et non le radieux qui en constitue l'indice. En ce sens, il ne faut jamais oublier que l'intensification des prescriptions liées à la mémoire a partie liée, dans nos sociétés, avec la désintensification du présent dans sa dimension proprement politique - comme forge de l'événement à venir. Il existe selon moi un rapport très étroit entre l'affaiblissement du politique (son déclin, voire sa disparition, disent certains) et l'intensification des enjeux de mémoire: le présent se gouverne sans cesse davantage à la mémoire, c'est-à-dire au passé, et c'est là, entre autres choses, le signe d'une crise intense de nos capacités politiques, de notre aptitude à décider ensemble des formes de la vie commune et, pour employer une formule convenue, inventer l'avenir.

7- La seule instance qui soit fondée à nous adresser des injonctions en termes de mémoire, concernant tel ou tel objet de mémoire, injonctions donc toujours sélectives, c'est l'humanité présente, les vivants ou du moins une fraction d'entre eux. C'est face à eux, certains d'entre eux ou tous, que nous avons à répondre de telle séquence passée. Répondre de: tout autre chose que faire des exercices remémoratifs ou mnémotechniques. Et ceci pour autant que ces enjeux de mémoire sont souvent étroitement entrelacés avec ceux de la vie en commun - ses difficultés et ses conditions.

Maintenant, j'aimerais dire en peu de mots dans quelles dispositions ceux qui ont animé l'action de l'Association 17 octobre 1961 contre l'oubli ont entrepris le combat qui a débouché sur quelques résultats tangibles - un colloque en octobre 2000 à l'Assemblée nationale, rassemblant plusieurs centaines de personnes pour écouter des historiens, des hommes politiques, des témoins, des victimes, des juristes, à propos des événements d'octobre 61 au cours desquels plusieurs centaines d'Algériens ont trouvé la mort, de nombreuses réunions publiques à l'occasion du quarantième anniversaire de ce massacre, à Paris et en province, la grande manifestation du 17 octobre 2001 qui rassembla à Paris, plusieurs milliers de personnes et, finalement, le dépôt de la plaque au pont St Michel, par le nouveau maire de Paris, saluant la mémoire des victimes algériennes de la violence policière.

Ce combat, je ne prétends pas que nous l'ayons conduit seuls, mais, sans fausse modestie, notre petite association en a vraiment été le pivot. Le motif commun qui nous a rassemblés, dans cette affaire, n'a pas du tout été le devoir de mémoire, mais bien le désir de faire rendre gorge à l'Etat. Bien que nous ayons été, pour la plupart, des enseignants ou des chercheurs, notre préoccupation première n'était pas l'établissement d'un récit impartial de l'événement, mais la reddition des comptes: l'horizon dans lequel nous inscrivions notre activité en faveur de la reconnaissance de ce crime commis au nom de l'Etat par des agents de l'Etat était en premier lieu la justice, non la science. Nous agissions comme des militants ou, si l'on veut, comme des témoins d'après-coup, et non comme des scribes consciencieux. Ce combat, nous l'avons mené en ayant comme point de référence non pas tant les livres scolaires à reprendre sur ce chapitre, mais les descendants des victimes et, plus généralement, les Algériens d'aujourd'hui et les Français d'origine algérienne, voire plus généralement, les enfants issus de l'immigration. Avec eux et surtout, en leur nom, pour autant que, précisément, c'est en notre nom à nous (Français bardés de leurs certificats d'autochtonie) que des Algériens ont été massacrés le 17 octobre 1961 et traités comme des sous-hommes tout au long de la guerre d'Algérie. Pour forcer le trait jusqu'au bout, je dirai que l'horizon dans lequel nous avons inscrit notre campagne était celui de la vengeance, vengeance contre l'Etat: venger ces disparus en faisant revenir leur nombre, leurs noms et le fait polémique que demeurent ces morts, pour le pouvoir d'aujourd'hui, un pouvoir qui ne s'est jamais séparé de ce qui fut commis au nom de l'Etat durant ces années-là comme il a fini par le faire, laborieusement, d'avec ce qui fut perpétré par les autorités françaises durant la Seconde guerre mondiale.

Je dis que je force le trait, et c'est à dessein. Car il n'en demeure pas moins bien évident qu'en menant notre agitation dans la perspective du quarantième anniversaire du 17 octobre 61, nous n'étions pas étrangers à la dimension de l'écriture de l'histoire, de la consignation d'un récit qui tranche avec les versions officielles falsificatrices ou les silences concertés. C'est évidemment dans cet esprit que nous avons publié le livre collectif intitulé 17 octobre 1961 - un crime d'Etat à Paris, qui se tient à mi-chemin entre l'essai politique engagé et de la monographie historique. Mais ce que je veux souligner, en mettant en avant la logique proprement politique de ce que nous avons entrepris là, c'est le flou du motif si courant aujourd'hui du devoir de mémoire, tel qu'il tend le plus souvent à amalgamer et homogénéiser des logiques hétérogènes, conflictuelles, voire incompatibles. La logique du combat politique contre le refoulement de l'histoire coloniale, le dévoilement des enjeux politiques de ce refoulement dans le présent et le programme d'une recherche universitaire, savante sur tel épisode cette histoire se rencontrent, s'entrecroisent certes, mais sans jamais se confondre. En la matière, les "devoirs" des uns et des autres sont très disparates. Ils se déploient dans des horizons normatifs très différents, le militant et l'historien ont à répondre de ce qu'ils disent, font et écrivent devant des instances bien distinctes.

Pour ma part, je ne pense pas du tout que la question du 17 octobre 1961 sera réglée lorsque aura été établi par les historiens compétents un récit qui, dans ses grandes lignes, apparaîtra incontestable. C'est que, d'une part, demeurera la question du crime en déshérence, crime d'Etat impuni, couvert par les amnisties taillées sur mesure; et que, de l'autre, ce qui caractérise les crimes d'Etat au coeur desquels est inscrit l'enjeu de la disparition, comme l'est par excellence celui du 17 octobre, c'est l'inhibition générale des récits particuliers, le blocage des mémoires des groupes directement concernés. Pour que la thrombose mémorielle autour du 17 octobre 61 s'atténue, il ne suffit donc pas que les historiens travaillent, contrairement à ce que prétendait Jospin - encore faudrait-il que se produise une différenciation des récits organisés autour des différents pôles mémoriels impliqués: récit des survivants et de leurs descendants, récit de l'Etat algérien, récit de la police parisienne, récit des anticolonialistes engagés dans la lutte pour l'indépendance de l'Algérie, récit des gaullistes alors aux affaires, récit des harkis engagés dans la répression, etc. Or, le propre de ce type de crime est d'enrayer interminablement un tel processus de différenciation. Il suffit de se rappeler les glapissements hystériques poussés par les députés de droite à la Chambre lorsqu'un de leurs collègues apparenté communiste s'avisa, en octobre dernier, de faire mention de cet anniversaire devant ses collègues: des cris de fauves à la place d'un récit inarticulable du point de vue des successeurs de ceux qui, cette nuit-là, donnèrent carte blanche à la police parisienne... Tant qu'un tel empêchement de parler (du crime) continuera à coexister avec l'empêchement de juger (les criminels), demeurera cet espace ouvert aux formes de mobilisation réparatrices, accusatrices, tournées contre l'Etat, à propos du 17 octobre, et donc irréductibles au travail des historiens - si nécessaire par ailleurs.

Contrairement à ce que l'on imagine souvent, les processus évolutifs de la mémoire historique ne s'apparentent pas à ces processus vaguement digestifs que met en scène un certain espéranto emprunté à la psychanalyse - refoulement, rétention, déni, retour du refoulé, etc. Sur les questions qui fâchent (Deuxième guerre mondiale, guerres coloniales, Algérie spécialement), la mémoire collective est en prise directe sur la raison d'Etat. Bien loin de se contenter de mettre en forme les évolutions naturelles de la mémoire collective, l'Etat contribue de façon décisive à orienter et façonner celle-ci - par le biais de l'enseignement scolaire mais, bien davantage encore, aujourd'hui, des médias et de l'action publique. Un seul exemple: sur les murs de nombreuses écoles de Paris ont été apposées à bon escient des plaques rappelant les rafles et déportations dont ont été victimes les enfants juifs durant la Seconde guerre mondiale.

Le texte inscrit sur ces plaques désigne avec précision la responsabilité directe des autorités françaises de l'époque dans ces crimes, désignant explicitement "le nom et l'adresse" du crime.

La plaque inaugurée par M. Delanoë au pont Saint-Michel à la mémoire des Algériens massacrés le 17 octobre omet, elle, soigneusement de mentionner les auteurs et les commanditaires de ce crime. Cette timidité est-elle le reflet de celle de l'opinion? Nullement.

Plusieurs sondages réalisés à l'automne 2001 ont révélé qu'une majorité de Français souhaitait que toute la lumière soit faite que ces crimes (le 17 octobre, mais aussi la torture en Algérie) et que les perpétrateurs, en service commandé ou non, aient à rendre des comptes. Les demivérités qui s'inscrivent donc sur les plaques, en l'occurrence, sont celles de l'Etat. Le public et sa supposée lenteur à digérer le passé incommode a, en l'occurrence, bon dos. Comme l'écrivit un jour Michel Foucault d'un ton sans réplique: "Le discours de la lutte ne s'oppose pas à l'inconscient: il s'oppose au secret" (Dits et Ecrits, t 2, p. 313).