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Origine : http://ecehg.inrp.fr/ECEHG/enjeux-de-memoire/histoire-et-memoire/reflexion-generale/brossat.pdf/view
Avant de bondir dans la mêlée, à propos de
la guerre d'Algérie et des enjeux de mémoire collective
qui s'y nouent, j'aimerais faire quelques remarques générales
très lapidaires à propos de l'injonction au souvenir.
A l'évidence, cette injonction apparaîtra d'autant
plus pressante et inconditionnelle dès lors qu'elle s'applique
à certains objets "brûlants" du passé
national, européen ou mondial qu'elle est plus impensée
dans ses fondements moraux, politiques, métaphysiques...
1- Il n'y a aucun sens à instituer le passé, génériquement,
comme une instance face à laquelle nous ayons des devoirs,
et plus particulièrement des devoirs de ressouvenance. Nous
ne devons rien de particulier au passé, en tant que vivants,
en tant que majeurs ou en tant que citoyens. Si tel était
le cas, notre existence serait dévorée par une mémoire
indiscriminée et obèse ce qui, comme Borges l'a montré
dans une allégorie célèbre, serait égal
à être fou.
2- Les morts, entendus essentiellement comme les ancêtres,
ne sont pas non plus pour nous, modernes - à la différence
de ce qui est le cas dans des sociétés traditionnelles
- ceux en souvenir ou en référence auxquels nous accomplissons
notre destin et formons nos projets.
Notre conscience historique est fondée sur la permanence
de cette déliaison. Il y a un moment déjà que
les morts (les ancêtres) ne dictent plus nos conduites politiques
et nos choix de vie.
3- Notre conscience historique en tant que modernes est fondée
sur une tension, dont les deux pôles se résument en
deux énoncés également populaires: "souvenons-nous
(pour que le passé désastreux ne revienne pas)",
mais aussi, on a trop tendance à l'oublier: "du passé,
faisons table rase!". Nietzsche est l'un de ceux qui ont montré
comment l'émancipation des vivants à l'endroit du
passé était aussi l'une des conditions pour que se
forme un sujet capable d'action, délié de la conscience
antiquaire.
4- La notion du passé entendu comme patrimoine (à
entretenir, conserver, rénover, donc) est enracinée
dans une sensibilité culturelle qui apparaît à
la Renaissance, à propos des monuments historiques, notamment,
une sensibilité culturelle durcie en normativité morale
et politique. Mais d'autres époques ont problématisé
différemment leur rapport au passé, celle, par exemple,
où l'on utilisait les débris des temples grecs et
romains pour paver les routes ou construire les maisons.
5- L'injonction d'avoir à se souvenir, telle que nous la
subissons aujourd'hui avec beaucoup d'insistance, s'énonce
sur des modes très différenciés, voire totalement
hétérogènes: lorsque M. Foucault fait revenir
dans le présent le crime de Pierre Rivière, les victimes
des lettres de cachet, les "hommes infâmes", c'est
en vertu d'une prescription qu'il édicte lui-même -
celle d'inscrire une trace des existences infimes, celle de la plèbe
et des vaincus, de cette poussière d'humanité qui
est vouée à une rigoureuse condition d'oubli et de
disparition; lorsque Lavisse codifie le récit scolaire de
l'histoire nationale, avec les grands hommes, ses grands règnes,
ses batailles, ses dates sacrées et ses toponymes glorieux
à savoir par coeur, c'est dans le but de produire un nouage
particulier entre histoire de l'Etat, histoire du peuple et histoire
de la nation. L'injonction morale d'avoir à se souvenir se
lie indissolublement, ici, à la formation d'une conscience
patriotique collective; et, pour aller vers notre sujet, lorsque
l'ancien harki, rescapé des massacres de 62, adjure ses enfants
et petits-enfants de ne jamais oublier "ce qu'ils nous ont
fait"( indifféremment l'Etat français qui les
a abandonnés et les nouveaux maîtres de l'Algérie),
c'est encore d'autre chose qu'il s'agit: de la mémoire en
bataille et en souffrance d'une communauté particulière
qui s'éprouve comme victime absolue à la condition
d'un oubli rigoureux des crimes auxquels elle a participé.^p^p
Comme on le voit donc, l'injonction d'avoir à se souvenir
est, largement, une auberge espagnole, elle peut se dispenser d'autant
plus impérieusement que les motifs auxquels elle fait référence
sont variés. Certains sont ainsi appelés à
se souvenir pour que le passé ne revienne pas, et d'autres,
au contraire, pour qu'il revienne.
6- L'injonction d'avoir à se souvenir telle que nous la
subissons ne peut devenir toute puissante que dans un contexte où
la notion de la mémoire comme réparation s'est substituée
au paradigme de l'histoire comme production ou fabrication émancipatrice;
c'est-à-dire dans une époque où l'événement
est assigné au passé et non à l'avenir et où
il apparaît que c'est le désastreux et non le radieux
qui en constitue l'indice. En ce sens, il ne faut jamais oublier
que l'intensification des prescriptions liées à la
mémoire a partie liée, dans nos sociétés,
avec la désintensification du présent dans sa dimension
proprement politique - comme forge de l'événement
à venir. Il existe selon moi un rapport très étroit
entre l'affaiblissement du politique (son déclin, voire sa
disparition, disent certains) et l'intensification des enjeux de
mémoire: le présent se gouverne sans cesse davantage
à la mémoire, c'est-à-dire au passé,
et c'est là, entre autres choses, le signe d'une crise intense
de nos capacités politiques, de notre aptitude à décider
ensemble des formes de la vie commune et, pour employer une formule
convenue, inventer l'avenir.
7- La seule instance qui soit fondée à nous adresser
des injonctions en termes de mémoire, concernant tel ou tel
objet de mémoire, injonctions donc toujours sélectives,
c'est l'humanité présente, les vivants ou du moins
une fraction d'entre eux. C'est face à eux, certains d'entre
eux ou tous, que nous avons à répondre de telle séquence
passée. Répondre de: tout autre chose que faire des
exercices remémoratifs ou mnémotechniques. Et ceci
pour autant que ces enjeux de mémoire sont souvent étroitement
entrelacés avec ceux de la vie en commun - ses difficultés
et ses conditions.
Maintenant, j'aimerais dire en peu de mots dans quelles dispositions
ceux qui ont animé l'action de l'Association 17 octobre 1961
contre l'oubli ont entrepris le combat qui a débouché
sur quelques résultats tangibles - un colloque en octobre
2000 à l'Assemblée nationale, rassemblant plusieurs
centaines de personnes pour écouter des historiens, des hommes
politiques, des témoins, des victimes, des juristes, à
propos des événements d'octobre 61 au cours desquels
plusieurs centaines d'Algériens ont trouvé la mort,
de nombreuses réunions publiques à l'occasion du quarantième
anniversaire de ce massacre, à Paris et en province, la grande
manifestation du 17 octobre 2001 qui rassembla à Paris, plusieurs
milliers de personnes et, finalement, le dépôt de la
plaque au pont St Michel, par le nouveau maire de Paris, saluant
la mémoire des victimes algériennes de la violence
policière.
Ce combat, je ne prétends pas que nous l'ayons conduit seuls,
mais, sans fausse modestie, notre petite association en a vraiment
été le pivot. Le motif commun qui nous a rassemblés,
dans cette affaire, n'a pas du tout été le devoir
de mémoire, mais bien le désir de faire rendre gorge
à l'Etat. Bien que nous ayons été, pour la
plupart, des enseignants ou des chercheurs, notre préoccupation
première n'était pas l'établissement d'un récit
impartial de l'événement, mais la reddition des comptes:
l'horizon dans lequel nous inscrivions notre activité en
faveur de la reconnaissance de ce crime commis au nom de l'Etat
par des agents de l'Etat était en premier lieu la justice,
non la science. Nous agissions comme des militants ou, si l'on veut,
comme des témoins d'après-coup, et non comme des scribes
consciencieux. Ce combat, nous l'avons mené en ayant comme
point de référence non pas tant les livres scolaires
à reprendre sur ce chapitre, mais les descendants des victimes
et, plus généralement, les Algériens d'aujourd'hui
et les Français d'origine algérienne, voire plus généralement,
les enfants issus de l'immigration. Avec eux et surtout, en leur
nom, pour autant que, précisément, c'est en notre
nom à nous (Français bardés de leurs certificats
d'autochtonie) que des Algériens ont été massacrés
le 17 octobre 1961 et traités comme des sous-hommes tout
au long de la guerre d'Algérie. Pour forcer le trait jusqu'au
bout, je dirai que l'horizon dans lequel nous avons inscrit notre
campagne était celui de la vengeance, vengeance contre l'Etat:
venger ces disparus en faisant revenir leur nombre, leurs noms et
le fait polémique que demeurent ces morts, pour le pouvoir
d'aujourd'hui, un pouvoir qui ne s'est jamais séparé
de ce qui fut commis au nom de l'Etat durant ces années-là
comme il a fini par le faire, laborieusement, d'avec ce qui fut
perpétré par les autorités françaises
durant la Seconde guerre mondiale.
Je dis que je force le trait, et c'est à dessein. Car il
n'en demeure pas moins bien évident qu'en menant notre agitation
dans la perspective du quarantième anniversaire du 17 octobre
61, nous n'étions pas étrangers à la dimension
de l'écriture de l'histoire, de la consignation d'un récit
qui tranche avec les versions officielles falsificatrices ou les
silences concertés. C'est évidemment dans cet esprit
que nous avons publié le livre collectif intitulé
17 octobre 1961 - un crime d'Etat à Paris, qui se tient à
mi-chemin entre l'essai politique engagé et de la monographie
historique. Mais ce que je veux souligner, en mettant en avant la
logique proprement politique de ce que nous avons entrepris là,
c'est le flou du motif si courant aujourd'hui du devoir de mémoire,
tel qu'il tend le plus souvent à amalgamer et homogénéiser
des logiques hétérogènes, conflictuelles, voire
incompatibles. La logique du combat politique contre le refoulement
de l'histoire coloniale, le dévoilement des enjeux politiques
de ce refoulement dans le présent et le programme d'une recherche
universitaire, savante sur tel épisode cette histoire se
rencontrent, s'entrecroisent certes, mais sans jamais se confondre.
En la matière, les "devoirs" des uns et des autres
sont très disparates. Ils se déploient dans des horizons
normatifs très différents, le militant et l'historien
ont à répondre de ce qu'ils disent, font et écrivent
devant des instances bien distinctes.
Pour ma part, je ne pense pas du tout que la question du 17 octobre
1961 sera réglée lorsque aura été établi
par les historiens compétents un récit qui, dans ses
grandes lignes, apparaîtra incontestable. C'est que, d'une
part, demeurera la question du crime en déshérence,
crime d'Etat impuni, couvert par les amnisties taillées sur
mesure; et que, de l'autre, ce qui caractérise les crimes
d'Etat au coeur desquels est inscrit l'enjeu de la disparition,
comme l'est par excellence celui du 17 octobre, c'est l'inhibition
générale des récits particuliers, le blocage
des mémoires des groupes directement concernés. Pour
que la thrombose mémorielle autour du 17 octobre 61 s'atténue,
il ne suffit donc pas que les historiens travaillent, contrairement
à ce que prétendait Jospin - encore faudrait-il que
se produise une différenciation des récits organisés
autour des différents pôles mémoriels impliqués:
récit des survivants et de leurs descendants, récit
de l'Etat algérien, récit de la police parisienne,
récit des anticolonialistes engagés dans la lutte
pour l'indépendance de l'Algérie, récit des
gaullistes alors aux affaires, récit des harkis engagés
dans la répression, etc. Or, le propre de ce type de crime
est d'enrayer interminablement un tel processus de différenciation.
Il suffit de se rappeler les glapissements hystériques poussés
par les députés de droite à la Chambre lorsqu'un
de leurs collègues apparenté communiste s'avisa, en
octobre dernier, de faire mention de cet anniversaire devant ses
collègues: des cris de fauves à la place d'un récit
inarticulable du point de vue des successeurs de ceux qui, cette
nuit-là, donnèrent carte blanche à la police
parisienne... Tant qu'un tel empêchement de parler (du crime)
continuera à coexister avec l'empêchement de juger
(les criminels), demeurera cet espace ouvert aux formes de mobilisation
réparatrices, accusatrices, tournées contre l'Etat,
à propos du 17 octobre, et donc irréductibles au travail
des historiens - si nécessaire par ailleurs.
Contrairement à ce que l'on imagine souvent, les processus
évolutifs de la mémoire historique ne s'apparentent
pas à ces processus vaguement digestifs que met en scène
un certain espéranto emprunté à la psychanalyse
- refoulement, rétention, déni, retour du refoulé,
etc. Sur les questions qui fâchent (Deuxième guerre
mondiale, guerres coloniales, Algérie spécialement),
la mémoire collective est en prise directe sur la raison
d'Etat. Bien loin de se contenter de mettre en forme les évolutions
naturelles de la mémoire collective, l'Etat contribue de
façon décisive à orienter et façonner
celle-ci - par le biais de l'enseignement scolaire mais, bien davantage
encore, aujourd'hui, des médias et de l'action publique.
Un seul exemple: sur les murs de nombreuses écoles de Paris
ont été apposées à bon escient des plaques
rappelant les rafles et déportations dont ont été
victimes les enfants juifs durant la Seconde guerre mondiale.
Le texte inscrit sur ces plaques désigne avec précision
la responsabilité directe des autorités françaises
de l'époque dans ces crimes, désignant explicitement
"le nom et l'adresse" du crime.
La plaque inaugurée par M. Delanoë au pont Saint-Michel
à la mémoire des Algériens massacrés
le 17 octobre omet, elle, soigneusement de mentionner les auteurs
et les commanditaires de ce crime. Cette timidité est-elle
le reflet de celle de l'opinion? Nullement.
Plusieurs sondages réalisés à l'automne 2001
ont révélé qu'une majorité de Français
souhaitait que toute la lumière soit faite que ces crimes
(le 17 octobre, mais aussi la torture en Algérie) et que
les perpétrateurs, en service commandé ou non, aient
à rendre des comptes. Les demivérités qui s'inscrivent
donc sur les plaques, en l'occurrence, sont celles de l'Etat. Le
public et sa supposée lenteur à digérer le
passé incommode a, en l'occurrence, bon dos. Comme l'écrivit
un jour Michel Foucault d'un ton sans réplique: "Le
discours de la lutte ne s'oppose pas à l'inconscient: il
s'oppose au secret" (Dits et Ecrits, t 2, p. 313).
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