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origine :
http://www.combatenligne.fr/article/?id=2491&q=author:157
Nouvelles éditions lignes, en coédition avec le magazine
Politis.
Sans doute le plus acéré des regards sur les 100
premiers jours du bouffon présidentiel et de « son
» gouvernement. À rebours d’une actualité
toujours davantage soumise au rythme des déclarations officielles
ou officieuses, des faux scoops et des provocations millimétrées,
le philosophe Alain Brossat a pris le temps de disséquer,
chaque jour, pendant 100 jours, les faits et les paroles de «
Bouffon imperator » et de son entourage. Faits et paroles
symptomatiques d’une « décomplexion » proche
de l’arrogance, dont on souhaiterait qu’elle demeure
cantonnée au registre de la simple fiction.
Quatre-vingt seize pages consacrées à « Bouffon
imperator »… Quelque part c’est faire trop d’honneur
au personnage… Mais c’est décapant, très
bien écrit, et c’est Alain Brossat, alors on lui fait
de la pub avec plaisir ! En pensant bien sûr aux Cent-Jours,
les derniers, les seuls qui valent, qu’ils viennent le plus
tôt possible… Mais si on laisse faire, on n’est
pas près de les vivre… Alors mettons-y du nôtre
! JLG
Vers la cent-vingtième journée de son règne,
Bouffon eut cette formule mémorable : le premier des droits
de l’homme, c’est celui des victimes. Jamais sans doute
– en ce pays, du moins – un homme politique n’avait
jusqu’alors donné à voir aussi distinctement
la relation qui s’établit entre le nom réenchanté
de « la victime » et le désir d’État
fort, de gouvernement autoritaire. Désir obscur assurément
partagé entre une partie du corps social et autorité
politique, mais auquel donne bel et bien voix ici le plus autorisé
des dirigeants. En donnant à cette aspiration désastreuse
statut de maxime de gouvernement, Bouffon ouvre en effet aux corps
répressifs de l’État un crédit de violence
et d’arbitraire illimité. Il instaure une modalité
de gouvernement qui, jusqu’à présent, n’existait
qu’en pointillés : le gouvernement au fait divers,
le temps des lois sur mesure alignées sur les affects réactifs
du public et destinés à enchaîner clause d’exception
sur clause d’exception.
Que ce soit à l’occasion du viol d’un enfant
par un pédophile récemment libéré de
prison ou bien lors du prononcé d’un non-lieu dans
l’affaire d’un meurtrier déclaré pénalement
irresponsable en raison du trouble psychiatrique ayant « aboli
son discernement » lors des faits, Bouffon statue, à
chaud : c’est, en de telles occasions, le point de vue de
la victime sur le crime qui doit l’emporter et fixer la norme,
c’est sur ce point de vue que doit se régler la loi.
On ne saurait mieux dire : il faut, sur ces sujets hautement mobilisateurs,
sur ces sujets à valeur ajoutée, au temps de la démocratie
du public, il faut en revenir au régime ancestral de la vindicte
: donner, sans médiation, satisfaction, aux victimes, à
leur désir de vengeance et de réparation ; il faut
abolir la notion moderne d’une normativité générale
(le code pénal) à laquelle soient rapportés
les crimes et délits, petits et grands, courants et exceptionnels
(surtout exceptionnels, insiste Benjamin Constant, afin de «
refroidir » le terrible face à face entre l’infracteur
ou le perpétrateur et la victime) pour restaurer le régime
immémorial du cas par cas et de l’exception judiciaire
permanente : à crime exceptionnel, particulièrement
« odieux » (perçu par le public comme tel), sanction
exceptionnelle, démonstrativement exceptionnelle ; en vertu
de quoi, Bouffon, en privé, mange le morceau : en son âme
et conscience, il est favorable à la peine de mort pour les
pédophiles.
En vertu de quoi l’on ne prend pas grand risque à
le prédire : à ce train-là, il ne passera pas
plus de quelques mois avant que le tabou établi depuis 1981
de la reprise du « débat » sur la peine de mort
soit levé. À quoi, du moins, l’on mesurerait
les dimensions du gouffre dans lequel la vie publique et les arts
du gouvernement sont tombés dans ce pays. Une chute annoncée
de longue date, mais vertigineusement accélérée
depuis que les souris se sont donné un roi.
Finalement, ce qui se joue ici est assez simple – tragiquement
simple : tout se passe comme si pour une sorte de majorité
informe de « gens » de ce pays, les aspirations positives
les plus constantes et les plus légitimes (à davantage
d’autonomie et de temps libre, aux moyens pour chacun de donner
libre cours à sa part de fantaisie, à une amélioration
des bases matérielles de l’existence…) ayant
été massivement, obstinément, systématiquement
découragées, avait pris corps un désir secondaire
et violemment réactif, constamment attisé par les
politiques autoritaires et sécuritaires : désir de
punir, d’exclure, de stigmatiser, de faire rentrer dans le
rang, d’en faire baver, d’aligner, de tirer vers le
bas, etc. Il faut avoir le courage et la lucidité de l’admettre
: avec Bouffon, ce n’est pas seulement à un virus particulièrement
résistant de la politique néo-conservatrice que nous
avons affaire, à un incube particulièrement coriace
du gouvernement autoritaire, mais à un symptôme : ce
qui est destiné à nous inspirer le plus vif sentiment
de désolation, c’est davantage du côté
du public que de celui du pouvoir que nous le rencontrons.
96 pages ; 12 euros / Distribution : Les Belles Lettres
Isbn : 978-2-35526-009-4 / Ean : 9782355260094
La rhétorique de l’émotion vengeresse, les
diatribes punitives et disciplinaires de Bouffon ne feraient que
nous divertir, comme c’était le cas lorsque de Gaulle
y allait de ses coups de menton à la fin des années
1960, si elles n’étaient pas instantanément
relayées, de manière plus ou moins explicite, par
notre entourage. C’est lorsque la prose empoisonnée
de Bouffon à propos de l’indispensable rétablissement
des lettres de cachet pour les pédophiles m’est revenue
dans la bouche d’un ami très cher et à l’occasion
d’un repas fraternel que j’ai mesuré l’ampleur
du désastre – « tout cela est bien joli au plan
des principes, mais si c’était ton gosse ??? »
L’enjeu, tout philosophique, de la chose est exposé
là sous nos yeux : le « concret », dans toute
son abjection, opposé au réel devenu inarticulable.
Reste donc à prendre date : la seule chose que promettent
les "tournées de victimes" entreprises par Bouffon,
ce sont d’autres victimes, des morts, du sang et des vies
détruites par la violence de l’État. Je divague
? Rendez-vous dans cent autres jours, dans deux cents, dans trois
cents autres…
Alain Brossat, 17 décembre 2007
Alain Brossat est professeur de philosophie à l’université
de Paris-8. Il contribue très régulièrement
à la revue Lignes. Il a récemment publié Le
Sacre de la démocratie, aux Éditions Anabet.
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