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origine :
http://www.combatenligne.fr/article/?id=2631&q=author:157
Sous le signe de Durkheim et Canguilhem
J’aimerais placer l’exposé qui va suivre sous
l’autorité de deux « papes » en matière
de normes : Durkheim et Canguilhem. Le premier, au chapitre 3 des
Règles de la méthode sociologique, chapitre intitulé
« Règles relatives à la distinction du normal
et du pathologique », insiste sur la relativité et
la variabilité des normes, pour autant notamment que celles-ci
trouvent leur implication dans le champ du vivant humain. Il s’attache
à deux objets, la santé (et son envers supposé,
la maladie) et le crime, pour faire la démonstration de la
plasticité des normes : « au point de vue purement
biologique, note-t-il, ce qui est normal pour le sauvage ne l’est
pas toujours pour le civilisé et réciproquement ».
Quant au crime, le déplacement de l’angle de vue sur
la société dont le sociologue se fait l’avocat
permet de mettre en lumière ce paradoxe heuristique : autant
le crime nous apparaît en première approche comme un
phénomène (une action) « dont le caractère
pathologique paraît incontestable », autant il apparaît
à l’examen que « le crime est normal [c’est
moi qui souligne] parce qu’une société qui en
serait exempte est tout à fait impossible ».
Normalité du crime et anormalité du criminel s’établissent
donc dans des systèmes d’interactions pas toujours
faciles à décrypter du point de vue de celui qu’adopte
Durkheim (la science), si bien que la distinction du normal et du
pathologique, si évidente aux yeux de l’opinion, s’avère,
à l’examen, plus labile qu’il n’y paraît
au premier regard. D’autre part, l’évolution
historique des sociétés, ce qui les apparente à
des organismes vivants en développement, tout ceci a pour
effet que les normes évoluent et varient : la notion même
du crime et de sa sanction se modifie, et il s’avèrera
à l’usage que ce qui, hier, fut perçu comme
un crime méritant la mort frayait la voie à l’évolution
de la société vers un degré de civilisation
plus élevé – c’est l’exemple classique
du « crime » de Socrate – « Ce qui confère
un caractère criminel à certaines actions, ce n’est
pas leur importance intrinsèque, mais celle que leur prête
la conscience commune ».
Le programme de la sociologie va donc être de desceller une
approche objectiviste, scientifique de la question des normes de
l’immédiateté d’une perception morale,
moralisante, qui est celle de la conscience commune – celle
qui se scandalise de l’obstination de Socrate à écarter
la jeunesse des normes de conduites fixées par le code social
et civique en vigueur à Athènes. Pour que les normes
deviennent une question ou un enjeu sociologique, il faut commencer
par les arracher à l’emprise de la morale et, en un
sens général, du droit.
Chez Canguilhem, ce qui constitue le soubassement de la variabilité
des normes, c’est la créativité de la vie, du
vivant. La distinction entre le normal et le pathologique ne concerne
que les êtres vivants, il n’y a pas de machine monstre,
le vivant résiste à toute espèce de réduction
à des modèles machiniques – c’est la raison
pour laquelle Descartes et Taylor, avec tout ce qui les sépare,
échouent devant le vivant – « un vivant, écrit
Canguilhem, ce n’est pas une machine qui répond par
des mouvements à des excitations, c’est un machiniste
qui répond à des signaux par des opérations
».
En insistant sur l’originalité du fait vital, l’auteur
de La connaissance de la vie insiste sur l’impossibilité
de fixer des normes rigides à la vie. Dans sa relation à
son milieu, le vivant, quelle qu’en soit la forme, manifeste
des capacités d’accommodement, d’adaptation,
d’appropriation qui établissent le motif de la variabilité
et de la plasticité des normes (vitales) au cœur même
des processus et des dynamiques de la vie. L’instabilité,
l’irrégularité même des phénomènes
vitaux supposent cette possibilité infinie de varier.
Si l’on prend la santé comme indice, on remarquera
que pour un humain, la marque de la bonne santé (de l’être
sain) est tout autant la capacité de s’écarter
des normes, par exemple en supportant un gros effort, des privations
inhabituelles ou des variations climatiques que la conformité
à des moyennes ; ou bien encore, dans les termes mêmes
de Canguilhem, « l’homme n’est vraiment sain que
lorsqu’il est capable de plusieurs normes, lorsqu’il
est plus que normal [c’est moi qui souligne] ». On insistera
donc avec lui sur le fait que ce qui caractérise l’humain
en tant que vivant n’est pas seulement une capacité
d’adaptation à des normes diverses, mais ce qu’il
désigne comme « pouvoir de révision et d’institution
des normes ».
Le modèle de l’inclusion sans reste
La question des normes sera abordée ici en relation avec
une opposition hypothétique entre ce que je nommerai «
première modernité » (ou « modernité
classique ») et « seconde modernité » ou
« modernité tardive ». Dans la première
modernité, la dynamique de l’inclusion sans reste (qui
se manifeste par l’adoption de « programmes »
divers mais corrélés par l’effectivité
de ce principe) entraîne l’établissement de normes,
de modèles de conduite très contraignants, dont le
fond est, disons, disciplinaire : c’est notamment, en France,
le modèle de l’Ecole républicaine, tel qu’il
s’impose à la fin du XIX° siècle : ouvert
à tous, sans condition de sexe, d’origine sociale,
d’appartenance ethnique ou religieuse, constituant donc, à
ce titre, un cadre d’inclusion « totale » et,
dans une certaine mesure, d’ « égalisation »,
à moins que ce ne soit de standardisation des individus ;
la contrepartie de ce caractère « total » ou
de cet idéal de l’absence de reste (de déchet)
étant l’imposition d’un code d’homogénéisation
très rigide, d’un système de « formatage
» très rigoureux et, en son fond, autoritaire : homogénéisation
des conduites, des savoirs, des tenues (la blouse, y compris pour
l’instituteur), des modes d’expression (bannissement
des parlers régionaux et locaux).
Ce que je rappelle succinctement ici à propos de l’Ecole
républicaine, je pourrais le dire aussi, a fortiori, de l’armée
de conscription dite « armée du peuple » et de
plus d’une autre institution ou dispositif dans lequel se
trouvent incluses des catégories spécifiques de corps
à soigner, à réformer, à surveiller,
et, surtout bien sûr, à mettre au travail.
Une mutation décisive est ici à l’œuvre
dans le cours de la civilisation : c’est bien la première
fois, en Occident, que les limites de ce qui se nomme « société
» vont tendre à coïncider avec celles de la population
; traditionnellement, notamment sous l’Ancien Régime,
la « société », c’est l’ensemble
des gens que rassemble une certaine forme de distinction, avec tous
les mécanismes de reconnaissance mutuelle qui vont avec –
à l’exclusion de tous les autres ; la « société
», c’est une sphère d’inclusion dont l’existence
même suppose un vaste « extérieur ». On
ne comprend rien à un livre comme Les Confessions de Rousseau,
si l’on ne prend pas en considération que ce texte
émane du bord extérieur de la société,
entendue en ce sens.
Avec l’avènement de la première modernité,
devient actuelle la notion d’une structure d’intégration
qui se « rêve » elle-même comme sans bord
extérieur, tout être humain établi dans un certain
espace ayant vocation à être membre de « la société
» entendue comme structure d’intégration ou espace
d’inclusion. Ce n’est pas par hasard que, dans ce topos,
le sens sociologique du mot société va refouler son
sens, disons, « moral » (la société comme
bonne société, celle des gens qui vivent vraiment
ensemble sous des conditions d’estime et de reconnaissance
mutuelles).
Ce nouveau modèle « humaniste » d’une
inclusion sans reste impose ses conditions : les individus sont
sommés de réduire coûte que coûte tout
ce qui est susceptible de constituer, au plan de ce qui fait la
texture de leur identité propre - leurs croyances, leurs
conduites, leur apparence, leur mode de vie… -, un écart
criant aux normes générales qui « encadrent
» les dynamiques de l’inclusion : il va leur falloir
renoncer à leurs médecines traditionnelles, mettre
sous le boisseau leurs « superstitions », leurs patois,
leurs provincialismes, leurs particularismes normatifs, et ceci
au profit de normes relatées à un champ d’inclusion
élargi. A l’évidence, ces dynamiques font violence
au corps social, leur imposition ne se fait pas insensiblement et
sans heurt, elle suppose au contraire des affrontements, des batailles,
des déchirements ; l’Etat et l’administration
vont, ici, jouer pleinement leur rôle de machine à
homogénéiser, à mettre à niveau.
Que l’on pense par exemple, toujours en relation avec le
dispositif scolaire, à l’établissement d’une
norme unique destinée à valider l’accession
de chacun à un niveau d’instruction élémentaire
(le Certificat d’études primaires) ou bien encore à
la généralisation de la procédure de l’examen
ou du concours à l’échelle « nationale
» - on voit bien ici les enjeux de la normation (« mise
aux normes » d’une population) et de la normalisation
qui en est indissociable.
Ce qui se produit ici est distinct : un changement d’échelle
des espaces d’homogénéisation normative, une
extension des champs d’unification normative : l’Etat-nation
devient l’espace par excellence de l’intégration
normative. Mais cela porte parfois d’emblée au-delà
de cette configuration – de ce point de vue, la mise en route
de la « globalisation » ne date pas d’hier ; pensons
par exemple à l’invention, au début du XX°
siècle, des règles qui président à la
navigation aérienne : calquées sur celles de la navigation
maritime, mais d’emblée, pour des raisons bien évidentes,
« globalisées », par delà les systèmes
de normes établis par les Etats ( alors même que la
capacité à fixer des normes est une manifestation
éminente de la souveraineté dans les sociétés
modernes – par exemple : rouler à droite ou à
gauche, adopter ou non le système métrique, etc.).
Il faut évaluer toute l’importance de ce qui est en
jeu ici : désormais, sous ce régime de la «
première modernité », ce ne sont plus la tradition,
la communauté qui sont les fabriques de normes, c’est
l’Etat, les pouvoirs, les autorités. C’est la
raison pour laquelle la référence à l’invention
de l’Ecole républicaine est ici, pour nous, en France,
exemplaire.
D’autre part, il faudra insister sur les effets de recouvrement
de toutes les dimensions de la vie par le processus de normation
et de normalisation dans les sociétés modernes: ce
ne sont pas seulement les conduites, mais plus généralement
les mœurs, les modes de vie qui sont concernés par ce
processus ; mais, aussi bien, les savoirs, la connaissance : l’expansion
du pouvoir scolaire et universitaire, la croissance de son autorité,
le plus souvent intolérante aux autres fabriques de savoirs
et de connaissance, suppose une normation toujours plus rigoureuse
et inclusive des savoirs et connaissances, de leur énoncés
et de leurs modes de circulation : les « disciplines »
(universitaires) imposent leurs procédures, le ministère
de l’Instruction publique impose ses programmes, la pédagogie
scolaire impose ses méthodes, etc.
Il faut avoir en tête cette archéologie des systèmes
normatifs modernes pour comprendre pleinement ce qui se joue lorsque,
comme ce fut le cas il y a quelques années, une astrologue
bien connue du grand public se vit décerner en Sorbonne un
titre de docteur en sociologie, et ce sous la houlette d’un
mandarin post-libertaire, Michel Maffesoli – la façon
dont, à l’occasion, les bourdieusiens s’étranglèrent
d’indignation et opposèrent le nom de la Science à
cette pantalonnade constitue comme le dépôt visible
de cette généalogie.
La grande ambition du programme humaniste classique, celui de la
première modernité, c’est de faire de tout un
chacun un « inclus » de droit sinon de fait, quoi qu’il
doive en coûter, un membre de la « communauté
» humaine, quel que doive être le prix d’une telle
inclusion. Un volontarisme qui ouvre le champ à toutes les
équivoques : on le constate aisément si l’on
en revient au cas de Victor de l’Aveyron, le fameux enfant
sauvage, et à sa prise en charge par le Dr Itard, qui est
l’une des « scènes primitives » de ce programme:
le « prix » de son humanisation, telle que la met en
œuvre l’apôtre du « traitement moral »,
est, à proprement parler, exorbitant : dressage, apprivoisement,
mise en condition, punition – une impressionnante prolifération
disciplinaire, là où le « traitement moral »
confine à la torture morale, voire à la torture tout
court.
Un modèle d’équivoque, si l’on peut dire,
s’établit ici : Une indistinction tenace entre prise
en charge, assistance et normation forcenée, apparaît
là où il va s’agir de conduire jusqu’au
Certificat d’études, envers et contre tout, l’enfant
rétif au système scolaire, de faire entendre, en dépit
de tout, en l’appareillant, l’enfant mal-entendant,
de faire écrire le gaucher de la « bonne » main
- la droite -, de faire du petit colonisé bien doué
un normalien convenable – en lui greffant une culture grecque
et latine (Césaire, Senghor), etc. Ici se rencontre quelque
chose comme de l’indéchiffrable, de l’indécidable
à propos de quoi le différend s’est récemment
réenvenimé (J. Rancière versus J.C. Milner,
La Haine de la démocratie) : accession de tous à la
« communauté humaine », actualisation sous une
forme inédite d’une notion pan-inclusive de la communauté
humaine – ou bien saccage des singularités irréductibles
qui constituent le seul écrin qui vaille de l’Universel
?
Changement de régime normatif
La question qui nous est posée est dès lors la suivante
: que va-t-il se passer lorsque le régime de la norme que
l’on vient de décrire sommairement va s’affaiblir,
se dérégler, entrer en crise ? La réponse la
plus courante est connue : on entrerait, de ce fait même,
dans un espace anomique où tout serait disjoint, déréglé,
guetté par le chaos du fait même que la norme ou plutôt
les normes deviennent indiscernables et sont désormais hors
d’état de régler les conduites, de gouverner
le mode de vie, d’agencer les savoirs…C’est le
fameux « tout fout le camp » tous usages, très
insistant en particulier dans les espaces scolaire et médiatique.
La position que je soutiendrai s’oriente tout différemment
: il s’agit d’essayer d’analyser le passage de
la première à la seconde modernité non pas
en termes de décadence, de décomposition, de dégénérescence,
de crise sans fin, mais plutôt de changement de régime
normatif. Je dis bien régime normatif et pas simplement norme(s)
– au singulier ou au pluriel.
Quelle est la différence ? Changer de norme, c’est,
par exemple, lorsqu’on passe (comme en Europe de l’Est
au début des années 1990) d’un système
politique de type « démocratie populaire » à
un autre de type « démocratie libérale »,
société de marché agrémentée
d’un appendice démocratique, renverser la règle
selon laquelle doit prévaloir en toutes choses l’entreprise
collective placée sous la tutelle de l’Etat par une
autre selon laquelle le moteur de la prospérité est
l’entreprise privée, le marché et le libre jeu
de la concurrence. Dans un tel contexte, le sujet social subit une
sommation : il lui faut se plier à l’évidence
(et le plus tôt sera le mieux) que la norme a changé,
que la « règle du jeu » a changé, qu’une
norme en a renversé une autre et qu’il est de son intérêt
à rendre ses pensées, ses actes, ses conduites conformes
à la nouvelle norme. Le passage d’une norme à
une autre en appelle avant tout à la faculté d’adaptation
des individus, à leurs capacités mimétiques,
quand bien même les brusques discontinuités qu’implique
un tel changement auraient nécessairement quelque chose de
violent.
D’une manière sensiblement différente, un changement
de régime normatif suppose que ce n’est pas seulement
une norme qui change, ni même un ensemble de normes, mais
bien quelque chose comme la méta-norme, la norme des normes
ou bien encore, si l’on veut - et c’est là que
les choses deviennent compliquées – la tournure, voire
le principe moteur des normes, l’opération normative
même.
La configuration post-humaniste
Et c’est précisément l’enjeu qui se présente,
avec le passage de la première à la seconde modernité
ou bien, si vous préférez, de la configuration humaniste
à la configuration post-humaniste. En effet, désormais,
un nouvel ordre des discours, ou, du moins, une nouvelle rumeur
insistante, un nouveau bruit du monde obsédant vont se faire
entendre, et qui disent : désormais, la norme sera qu’il
faut déréguler la norme, faire éclater la norme,
la pulvériser ; dans les séquences les plus exaltées,
on ira jusqu’à dire (Mai 68), on ira jusqu’à
proclamer cette bonne nouvelle qui, au demeurant, ne peut aujourd’hui
que nous plonger dans des abîmes de perplexité : la
norme, c’est qu’il ne doit plus y avoir de normes !
Et donc, à l’Université de Nanterre, dans les
AG de juin 68, on entendra ceci : « Qu’il soit bien
entendu que, dans cette université, plus jamais ne sera prononcé
le mot - abject, inique - d’examen ! »
Une fois les effets de manche de telles annonces sensationnelles
retombés, qu’est-ce qui se laisse discerner des effets
d’un changement de régime normatif ? D’abord,
ce qu’il faut entendre, c’est que désormais la
normation (mise aux normes des pensées et conduites individuelles)
ne s’effectuera plus dans le sens en vigueur jusqu’alors,
c’est-à-dire en tant qu’homogénéisation,
alignement sur une « forme », un modèle, une
moyenne uniques. En effet, ce qui va tendre à s’établir
au contraire comme la norme des normes, c’est la validation,
la valorisation, la légitimation des différences et
donc non pas de la conformité au modèle unique, mais
de la « diversité ». Un nouvel « idéal
» normatif va faire son apparition puis tendre à s’imposer,
celui qui porte à dissocier la notion même de norme
de celle de « moyenne » pour l’associer à
la légitimation des différences.
Par conséquent, la normation des individus va s’aligner
sur d’autres procédures, va muter de façon radicale,
puisqu’elle va consister à orienter les individus vers
un régime hétérogène au précédent,
non plus fondé sur l’adoption et l’introjection
d’un modèle unique, mais bien sur la valorisation du
motif du différent considéré comme un état
(on note au passage combien cette assomption de la différence
diffère de l’approche qu’en propose Deleuze,
par exemple, toute entière indexée sur le devenir)
et, par conséquent sur la validation d’une sorte de
règlement de tolérance généralisée,
face à la démultiplication des hétérogénéités.
La règle imposant la mise en conformité avec le modèle
présenté par l’Etat ou les autorités
va s’effacer devant celle qui incite à se plier au
régime des bigarrures, tel qu’il émerge de la
vie sociale elle-même. On va donc, pour dire les choses sommairement,
passer d’un modèle analogique « Ecole républicaine
», dans le topos de la première modernité à
un référent mode ou consommation dans celui de la
seconde.
Ce que j’appelle donc changement de régime de la norme,
n’est donc pas tant égal au fait que désormais
les normes seraient désormais « souples », «
flexibles » voire « fluides », au même titre
qu’elle étaient « rigides » ou «
compactes » auparavant ; c’est, plus radicalement, que
la norme sera désormais que les normes seront souples. C’est
cette sorte d’effet de redoublement qui attire l’attention.
En arrière-plan de ces « passages » ou mutations,
on identifie aisément une autre figure : celle de la relève
de la « société des disciplines » par
la société de contrôle (où dominent les
appareils de régulation et les mécanismes de sécurité).
Ce qui a naturellement pour effet que les modalités de la
reproduction elle-même vont changer : le sauvegarde des régularités
et des continuités passe désormais par la validation
des variations et la mise en œuvre de procédures de
déréglementation (davantage de jeu dans les rouages,
davantage de flottements, moins de gouvernement direct de la vie
des hommes et de ce qui en constitue le substrat, ce qui fait, soit
en dit en passant, que ce nouveau régime normatif, y compris
dans ses versions les plus vertueuses, peut aller comme un gant
au nouvel esprit du capitalisme).
Parmi de nombreux exemples possibles, celui de la récente
suppression de la carte scolaire pourrait servir de repère
: la suppression d’une norme » rigide » indexée
sur un souci de correction par l’Ecole des inégalités
sociales (l’Ecole comme machine d’inclusion) ne débouche
pas sur l’anomie mais bien sur l’apparition d’une
nouvelle norme : celle qui tend à établir de manière
explicite, cette fois-ci, l’Ecole dans sa pleine fonction
de reconduction des régularités (id est : inégalités)
sociales.
Je décris volontairement ces processus à l’œuvre
sur un mode simplifié ; ma description est fragilisée
par le fait même que le passage au régime de la norme
souple ou de la pluralisation des normes programme certaines formes
de coexistence entre différents régimes normatifs
- comme chacun peut le constater, les fantasmes disciplinaires n’en
finissent pas de proliférer au cœur même des agencements
post-disciplinaires (Il suffit d’écouter Aldo Naouri,
prophète en vogue d’un retour des disciplines) –
la seconde modernité ne « dépasse » pas
tant la première qu’elle l’inclut en en redéployant
les dispositifs à ses propres conditions ; d’où
ces formes d’imbrication paradoxales entre les deux régimes
normatifs – valorisation de la « diversité »
dans le cadre scolaire et campagne contre le foulard dit islamique,
par exemple…
Illustration filmique
Je vais maintenant tenter de donner un peu de chair à ces
considérations trop générales en montrant comment
fonctionne le nouveau régime « différentialiste
» des normes – et ce en m’appuyant sur quelques
exemples qui me semblent probants et que je relève dans des
films récents (l’une des fonctions du cinéma
est de présenter les « mises au point » normatives,
de diffuser les « dernières nouvelles » concernant
l’évolution des normes).
Premier cas, donc, Les chiens dans la neige, film allemand de Ann-Kirstin
Reyels, 2007.
Un père et son fils, des urbains, se sont récemment
retirés dans une vieille ferme du nord-est de l’Allemagne,
en ex-RDA j’imagine. Ils tentent, en vain, d’établir
des contacts avec la population locale, hostile, revêche,
fermée. Par ailleurs, il y a comme un malaise entre Lars,
16 ans, et son père, vu que celui-ci délaisse son
épouse (et mère de Lars) au profit de la sœur
de cette dernière – la tante de Lars et ce, sans jamais
s’en être expliqué auprès du jeune homme.
La seule personne avec laquelle Lars va parvenir à se lier
et à échanger est une adolescente sourde-muette du
village que les jeunes mal dégrossis du coin maltraitent
et discriminent. C’est cette jeune fille qui, tout au long
du film, va incarner dans sa différence même, constamment
valorisée, l’humanité vraie. Elle seule est
dotée d’une capacité à aller vers l’autre,
à s’adonner à lui, et ce dans un contraste saisissant
avec les autochtones bornés et glacés, ainsi qu’avec
les parents de Lars, totalement inhibés et accaparés
par leurs imbroglios affectifs.
Ce qui va attirer Lars, c’est donc la différence même
de la jeune fille, différence qui cesse absolument d’être
un handicap, un déficit, pour devenir une qualité
unique et une richesse. D’ailleurs, le film suggère
que cette différence n’est pas seulement assumée
par la jeune fille qui invente sa propre langue et ses propres gestes
(éloquents, touchants) de communication, mais en quelque
sorte choisie : il semblerait bien qu’elle ait totalement
cessé de parler le jour où son père (qui tient
l’unique bistrot du village et entretient avec elle une relation
vaguement incestueuse) et sa mère se sont séparés.
Les qualités humaines de la jeune fille sont constamment
associées à sa différence ou à son «
décalage », constamment magnifiés puisque tout
le film est construit autour de ce paradoxe : tous les autres, qui
peuvent parler et entendre, sont emmurés dans une sorte de
silence et de solitude (d’in-communication) insurmontables
et la seule qui, dans ce monde passablement désolé,
manifeste le désir et la capacité de sortir d’elle-même,
c’est elle, la sourde-muette.
L’attraction que subit Lars à l’endroit de cette
jeune fille n’est pas fondée sur la « pitié
dangereuse » (S. Zweig) à l’endroit de la handicapée,
mais sur une sorte de vénération pour ses qualités,
son énergie, sa disponibilité, cette sorte de joie
ou de gaieté qui contraste avec la dépression et l’amertume
ambiante. Ce dont il tombe amoureux, ce n’est pas de sa faiblesse,
mais au contraire de la force et de la beauté (poétique)
de sa différence. Elle est au fond le seul être humain
« vivant » qui se puisse identifier dans ce désert
humain.
On peut donc dire que le film véhicule bien davantage qu’un
message de « tolérance » - ne discrimine pas
le handicapé, ne te moque pas de lui, considère le
comme un être humain à l’égal des autres,
etc. En poétisant, en magnifiant, en transfigurant la «
petite différence » (pas si petite en fait) de la jeune
fille, il fait bien davantage : il expose en pleine lumière
la norme « différentialiste » : le beau, le créatif,
l’intéressant, ce qui suscite « l’espérance
malgré tout » est à chercher du côté
de la différence. Dans le contexte allemand, on dira : une
nouvelle normativité est présentée ici, qui
fait pièce aux passions normatives férocement homogénéisantes
et donc, éradicatrices des nazis bien sûr – mais
aussi, toutes choses égales par ailleurs, des staliniens
est-allemands.
A la « communauté terrible » fondée sur
la figure du même chauffée à blanc (la communauté
du sang, la communauté du Verbe, de l’idéologie),
ce film oppose la communauté invisible et si fragile des
amoureux blessés par la vie, rejetés sur les bords
– mais seuls disponibles de ce fait même (et parce qu’ils
sont jeunes encore, pas encore cassés par la vie) pour, disons,
l’utopie ou assez vivants pour inventer des hétérotopies
(le lac, la forêt…). La norme a vraiment « viré
de bord », elle a fait un tour complet sur elle-même.
Second exemple, un autre film de femme, XXY, film argentin de Lucia
Puenzo, 2006. Plus « scabreux » encore, dans un registre
très proche du précédent. On y voit les «
jeunes normes » y affronter les « veilles normes »
dans un combat à mort, tout comme, dans la mythologie grecque,
les jeunes dieux doivent liquider les vieux pour pouvoir imposer
leur règne et leur loi.
Bref, il s’agit à nouveau d’une histoire d’adolescents.
Alex, 15 ans, est hermaphrodite, ce qui constitue un lourd secret
familial qu’elle partage avec ses parents. Un secret si lourd,
une différence si encombrante que cette famille éduquée
(le père est un chercheur spécialisé dans les
questions environnementales) a quitté Buenos Aires pour s’installer
sur la côte uruguayenne, dans une maison isolée, à
l’écart d’un village de pêcheurs. Le père
y exerce le beau métier de sauveurs de tortues échouées
sur les plages ou empêtrées dans les filets des pêcheurs
et la mère veille sur sa fille. La référence
à l’écologie, aux problèmes environnementaux,
à la protection de la biodiversité et des espèces
en voie de disparition va constituer ici comme la toile de fond
de l’approche « différentialiste », elle
en livre le code, le chiffre.
Le drame - puisque drame il va y avoir - se noue lorsque Alex et
ses parents sont rejoints par un couple d’amis venus de Buenos
Aires, accompagnés de leur fils, Alvaro, âgé
de 16 ans. L’homme est médecin, ami de la mère
d’Alex et, on l’imagine, venu à la demande des
parents de celle-ci pour les aider à s’orienter face
à la particularité de leur fille qui les plonge dans
le désarroi. Et donc, tandis qu’une prévisible
attirance mutuelle naît entre les deux adolescents, les adultes
délibèrent : faut-il tenter de « normaliser
» Alex, d’en faire une jeune fille comme les autres,
en lui imposant une opération chirurgicale ou bien laisser
faire le cours des choses – son changement de genre annoncé,
c’est-à-dire le développement, au cours de son
adolescence, d’organes sexuels masculins ?
Grave question qui divise le monde adulte : le médecin,
représentant typé ici de l’humanisme classique,
vecteur du régime normatif de la modernité classique,
est partisan sans état d’âme de l’ablation
de ce qu’Alex a en trop, destinée à assigner
définitivement Alex à son genre – le féminin
et à lui ouvrir un destin « normal » de jeune
fille (corriger les aberrations de la nature, la débarrasser
des attributs du « monstre », bref la dépathologiser).
Cette position va susciter l’hostilité croissante du
père d’Alex, l’écolo, incarnation dynamique,
ici, de la nouvelle normativité, porte-parole des valeurs
post-humanistes et, dans l’esprit du film, héraut (héros)
de la vraie « humanité », de la position «
correcte » en termes de moralité civile, de civilisation
des mœurs.
On va donc s’acheminer vers une double crise : du côté
des adolescents, d’une part, dont la première tentative
de rapprochement sexuel et d’initiation aux plaisirs de la
chair ne va pas tout à fait se dérouler selon le protocole
habituel (je passe sur les détails, c’est un peu scabreux),
du côté des parents de l’autre, puisque le conflit
va éclater entre le médecin tenant de la position
classique (la science, la médecine et leurs assurances, les
Lumières indexées sur les savoirs et les techniques
« savantes »), une position normalisatrice et donc,
en l’occurrence, castratrice, et la position « écolo
» qui est celle d’une pleine acceptation de la différence
incommode, celle d’une révocation des puissances d’une
normativité rigide qui prétend trancher (c’est
le cas de le dire) entre le normal et le pathologique, le normal
et le monstrueux… et qui donc, après mûr examen
de la question et non sans tourments va adopter la position : prenons
Alex telle qu’elle est (et assumons toutes les conséquences
de son devenir annoncé) , non seulement dans sa différence
mais, plus compliqué, dans sa pleine dualité ou équivoque
sexuelle, sa « double nature », en termes de genre.
On assiste donc ici en direct à un événement
de première grandeur dans l’histoire des normes : le
devenir indifférencié du normal et du pathologique,
du régulier et du monstrueux. On ne saurait mieux dire que
la forme classique de la normativité (et avec elle de la
modernité) se trouve pulvérisée. A force de
manifester sa capacité d’invention permanente, le vivant
finit par nous placer, nous modernes pris à témoin
par le film, devant une situation qui nous laisse désorientés
: nous voyons bien qu’il nous faut ici réaménager
de fond en comble notre règlement normatif, sans savoir pour
autant où cela va nous conduire…
L’enjeu de la différence est ici infiniment plus explosif
que dans le film précédent, puisque est en question,
précisément, cette affaire du genre, de l’appartenance
à un genre. C’est une des prémisses de la position
humaniste classique qu’il faut bien, pour être doté
d’une identité, être une personne humaine, se
définir par un certain nombre de conditions d’appartenance
: à un sexe ou un genre, une nation, un espace linguistique,
une race ou une ethnie, un groupe social, etc. Le flou en matière
d’appartenance à ce type de catégorie ne peut
donc être codé que comme irrégularité
prometteuse de trouble ou bien, ici, mauvaise conformation, malformation
- et la chirurgie est là précisément pour veiller
au grain et rétablir le bon ordre des genres et la bonne
distribution des identités.
Selon la position post-humaniste, celle que met distinctement en
avant le film, cette étiquette ne peut désormais qu’être
considérée comme barbare, c’est-à-dire
fondée sur des prétentions abusives à régenter
les corps, c’est un « discours » qui s’arroge
des pouvoirs exorbitants en s’autorisant abusivement de la
science de la connaissance. Face à cette prétention
à régenter les identités et à normaliser
les corps par les moyens les plus violents, la position post-humaniste
propose ou plutôt impose un nouveau code : celui qui fait
du respect de l’immunité et de l’intégrité
des corps le premier des commandements – et ce quelles que
soient les bizarreries qui s’enregistrent dans les singularités
individuelles de ces corps, et quoi qu’il doive en coûter
de préserver les différences petites et grandes.
Selon ce point de vue, qui est aussi celui qui guide la narration
du film, il apparaît que le médecin normalisateur,
quoi qu’il appartienne à l’élite sociale,
quoique sa position dans cette affaire soit adossée à
son important capital culturel et scientifique, est à ranger
dans le même camp que les « barbares ordinaires »
qui incarnent en quelque sorte le préjugé immémorial
: ces jeunes pêcheurs mal dégrossis qui, ayant eu vent
de la « petite différence » d’Alex, s’emparent
d’elle pour se persuader de visu de sa « petite »
différence – une action qui reconduit l’attitude
immémoriale face au « monstre » - un être
vivant dont la différence exorbitante avec les autres est
exhibée, montrée – sur une estrade («
Elephant Man) ou dans un cabinet de curiosités, par exemple.
Ainsi, dans ce film, comme dans le précédent, surgit
en force l’injonction normative : « Aime le différent
! », recode le monstrueux et le pathologique en différent
à aimer, à protéger, à valoriser dans
sa différence même ! Les deux personnages qui incarnent
non pas tant « le progrès » que les dispositions
correctes dans le film, le père d’Alex et Alvaro vont
donc pouvoir, en somme, lui adresser les messages d’amour
suivants, sans craindre nullement leur tournure paradoxale : «
Quel beau monstre, quel monstre intéressant tu feras, ma
fille, en grandissant ! » ; et, du côté du jeune
homme : « J’aime tout ce que me fait subir ta double
nature ! », ce qui n’est pas rien, puisqu’en réalité,
à l’épreuve de la relation sexuelle, la «
double nature » d’Alex va agir comme le révélateur
de l’ambiguïté d’Alvaro en terme de genre…
Bref : les vrais « normaux », à l’épreuve
du film, s’avèreront être ceux qui font davantage
qu’accepter la « monstruosité » d’Alex,
vont l’aimer tout en la recodant comme simple et légitime
différence. Allez vous y retrouver dans votre codex consignant
les formules correctes à propos du normal et du pathologique,
après çà !
La promotion de la position consistant à ériger,
davantage que la tolérance, la pleine acceptation de la différence
la plus incongrue en norme générale et sans alternative,
va se traduire dans l’économie narrative du film par
le traitement particulièrement sévère dont
fait l’objet le personnage du médecin - figure clé
de la modernité classique, assurément, d’un
« positivisme » tous usages comme philosophie spontanée
de celle-ci : « progressiste » obscurantiste, arrogant,
glacé, indifférent à son propre fils déprécié
comme insuffisamment viril, donc pédé, etc. On ne
saurait décréter plus péremptoirement la fin
de la première modernité.
Si l’on voulait identifier ce film à un mot d’ordre,
celui-ci serait assurément : « Anormalisons-nous !
» , organisons nos lignes de fuite hors du champ des normes
abusives et castratrices, inventons d’autres normes fondées
sur une notion entièrement nouvelle et globalisante de l’immunisation
du vivant : et donc, proclamons, défendons le droit à
la vie d’Alex en tant qu’hermaphrodite, comme nous proclamons
et protégeons celui des tortues et baleines traquées
par les braconniers des mers !
A une conception étriquée de la médicalisation
(le chirurgien qui retranche « tout ce qui dépasse
», image saisissante de la normation normalisatrice et «
violente »), opposons cette autre, celle du soin général
et constant pour la vie dans toute sa diversité, toutes ses
occurrences, même les plus « baroques », les plus
incommodantes pour les polices de la société. Prenons
le parti de « la vie », dans ses modes de proliférations
les plus imprévisibles et les plus difficilement «
gouvernables » contre la « société »,
avec ses obsessions d’ordre et de régularité…
D’où l’extrême importance du passage d’un
régime (biologique) du sexe à un régime (existentiel)
du genre : ce déplacement dans l’ordre des discours
est la condition pour que le motif de la liberté puisse être
associé à celui de la différence (celle d’Alex,
en l’occurrence).
Comme il apparaît distinctement dans ce film, le passage
d’un régime normatif à un autre ne se produit
pas aussi simplement que la relève de la garde devant Buckingham
Palace. Pendant une durée indéterminée et indéterminable,
les deux régimes sont en lutte, ils sont enchevêtrés
en une mêlée souvent confuse, une ligne de front mouvante
se dessine, avec toutes sortes d’avancées et de reculs.
En tout cas, d’une certaine manière, ce qui est en
jeu, c’est bien une sorte de lutte à mort opposant
les deux régimes. Lutte à mort à entendre parfois
littéralement, dans certains cas.
C’est ce que montre le dernier film dont je ne dirai que
quelques mots : Boys don’t cry (1999), film états-uniens
de Kimberly Peirce, pour lequel, et c’est aussi un indice
intéressant, la jeune Hilary Swank a obtenu l’Oscar
(marque déposée) de la meilleure actrice. En substance,
ce film raconte la brève existence de Teena Brandon. A l’âge
de 20 ans, celle-ci décide d’« être »
un garçon. Elle quitte sa petite ville natale, au cœur
de l’Amérique profonde, débarque à Falls
City, un autre trou du même genre, mais où personne
ne la connaît, et ce sous l’apparence d’une jeune
homme au cheveux courts, « Brandon ». Elle est adoptée
par un groupe de jeunes du coin un peu déjantés et
vivant d’expédients, puis tombe amoureux de Lana avec
laquelle elle noue une relation fondée sur l’équivoque
la plus complète – puisque Lana la prend pour un garçon…
L’affaire finira mal, par le meurtre de Teena, assassinée
par les garçons de sa bande, révulsés et «
barbarisés » par son imposture. Le film est fondé
sur un fait divers qui a défrayé la chronique états-unienne
dans les années 1980, je crois.
Dans le passage qui nous intéresse, Teena, rattrapée
par son passé (petite délinquance, vol de voitures…)
se retrouve en prison, son changement d’identité ayant
été percé à jour par la police. Une
prison de femmes, donc, évidemment, où Lana, qui n’a
pas encore tout à fait pris la mesure de ce qui arrive, vient
lui rendre visite. Et le moment clé de cette scène,
pour mon propos qui a ici pour enjeu le motif de la tolérance,
est celui où, en substance, Lana va, spontanément,
se faire le héraut, le messager de la nouvelle normativité
en disant à peu près : Ah bon, tu n’es pas un
garçon, tu es une fille ? Rien de grave, puisqu’on
s’aime et comme chacun sait, l’important c’est
d’aimer ! ». Cette scène peut être vue,
si l’on veut, comme une paraphrase sérieuse, trop sérieuse,
de la fin du célébrissime Certains l’aiment
chaud, de Billy Wilder : la fameuse réplique de Marilyn,
lorsqu’elle découvre que sa meilleure copine est un
homme – « Nobody is perfect ! » . Mais ce qui
est décisif, c’est que ce qui dans le film de Billy
Wilder (1959) ne pouvait être qu’un gag, une loufoquerie,
va apparaître ici comme un apologue, le point d’énonciation
de la nouvelle règle, de la nouvelle table de la loi.
Cet apologue va, si on y réfléchit, assez loin :
il s’agit bien de révoquer toute notion d’identités
structurantes au profit de l’authenticité et de l’intensité
des flux affectifs. Lana ne dit pas : mais après tout, des
filles (ou des garçons) peuvent bien s’aimer entre
eux, ça s’est déjà vu et ça se
verra encore), elle suggèrerait plutôt ceci : qu’importe
ce que nous sommes, puisque l’affect circule entre nous !
Et ici, dans cet éloge de la pure liquidité des relations
humaines, s’énonce une position qui, philosophiquement,
pose problème – jusqu’où peut aller la
« liquéfaction », la pluralisation, la relativisation
des identités sans que survienne le risque de basculer dans
l’anomie (le fameux monde « sans repères »
des nouveaux réacs) ?
Conclusion
Comme j’ai essayé de le montrer, le « nouveau
» régime normatif inclut l’éloge de la
diversité, opposée à la standardisation, à
la compacité, à la violence du même qui auraient
prévalu sous le régime antérieur. Il se présente
donc comme un régime « libéral », dans
le sens politique, anglo-saxon, du terme, par opposition à
un régime autoritaire ; il se voit lui-même comme un
régime « éclairé », incarnation
de nouvelles Lumières, par opposition à des Lumières
classiques devenues obscures. Pour autant, la question de savoir
jusqu’à quel point ce nouveau régime peut être
porteur de dynamiques émancipatrices demeure pendante. La
liquidation annoncée de la normation rigide revêt-elle
une dimension tangible d’émancipation ?
Sur ce point, on peut rester assez sceptique. Ce qui frappe, c’est
que les « démonstrations » que fait le cinéma
(laboratoire en matière de « sensibilités »,
encore une fois) en faveur du nouveau régime normatif, demeurent
cantonnées dans les mêmes registres ou, plutôt,
en excluent obstinément certains : l’éloge de
la diversité prend pour support les questions de genre et
de couleur, de mœurs et de pratiques culturelles, les questions
sociétales, bien plus que les questions sociales ou politiques
« lourdes » – richesse et pauvreté, question
du travail, de la répartition. La normativité relookée
en faveur de laquelle plaident les films évoqués ci-dessus
ne porte pas le fer de la critique au cœur des formes de l’ordre
et de la domination, au point que le motif de la diversité
apparaisse parfois comme un piètre ersatz de celui de l’égalité.
Dans ses effets pratiques, ce motif de la diversité porte
à des réaménagements dont certains sont salutaires
mais dont aucun n’est susceptible d’agréger,
disons, un peuple dont l’énergie subversive dessinerait
ces brèches dans lesquelles se laissent entrevoir d’autres
possibles (ce que Badiou persiste à nommer « communisme
», par exemple, ou Schérer, sous d’autres conditions
et références, « anarchisme »).
Et donc, pour aller à l’essentiel, vous pourrez parfaitement
faire une politique néo-conservatrice et ultra-libérale,
insupportable à la majorité des gens ordinaires, avec
un gouvernement composé en majorité de femmes, de
Noirs et d’homos, un gouvernement dont la plupart des membres
ressembleront éventuellement (comme le nouveau maire tory
de Londres) à des personnages de films de Pedro Almodovar.
Et donc, vous pouvez avoir en Irak un corps expéditionnaire
US qui, dans sa composition, est un parangon de diversité,
comme le montre avec brio un film comme le récent Redacted
de Brian de Palma – une condition de diversité qui,
comme le relate le film, ne constitue aucune garantie de moralité
ou même d’humanité. Et vous pouvez avoir, dans
la foulée, un gouvernement français qui, sous ce rapport,
ressemble comme une goutte d’eau au corps expéditionnaire
US en Irak – et présente au reste les mêmes qualités
morales et humaines.
Et donc, vous pouvez avoir une organisation comme le CRAN, Conseil
représentatif des associations noires , un lobby qui, à
ses origines, affiche des positions racialistes très «
radicales » au service de la promotion des intérêts
et de la défense de la dignité des populations d’origine
africaine ou antillaise - et qui, à l’usage, se dégonfle
comme une baudruche : s’étant assuré au printemps
2007 que le gouvernement Sarkozy-Fillon comprenait son quota réglementaire
de Blacks et de Beurs, il se déclare « satisfait »
, sans s’intéresser davantage aux orientations générales,
aux orientations programmatiques de ce gouvernement…
A l’examen, il apparaît donc que le motif de la diversité,
dans ses rapports avec la nouvelle normativité, est plutôt
bien assorti aux nouvelles formes de la domination, avec celles
du « nouveau capitalisme » et du néo-libéralisme
: une même orientation dans le sens de la dérégulation,
de l’informalisation, de la fluidification. Comme cela arrive
souvent, il s’avère à l’usage que les
habits neufs de la nouvelle normativité « morale »,
de la « subversion » des normes et des valeurs sont
aussi ceux du Capital…
Dernier point, l’enjeu de la tolérance. Comme on l’a
vu, la guerre des régimes normatifs, le moderne classique
et l’hypermoderne ou le moderne tardif, met souvent en jeu
la notion de tolérance. Le nouveau régime réclame
une tolérance accrue aux écarts et aux différences.
Une telle approche suppose donc une prise en charge spontanée
de la notion de tolérance en tant que vecteur des nouvelles
Lumières. Or, tout récemment, mon attention a été
attirée par un passage du cours de Foucault au Collège
de France, récemment publié sous le titre Le Gouvernement
de soi et des autres, cours de 1983. Dans la première séance,
Foucault travaille sur le fameux texte de Kant « Réponse
à la question : ‘Qu’est-ce que les Lumières
?’ », un commentaire qui le conduit à la réflexion
suivante : « L’Aufklärung, c’est exactement,
Kant le dit, le contraire de la « tolérance ».
Qu’est-ce en effet que la tolérance ? La tolérance,
eh bien, c’est précisément ce qui exclut le
raisonnement, la discussion, la liberté de penser sous sa
forme publique et ne l’accepte – et ne la tolère
– que dans ce qui est l’usage personnel, privé
et caché. L’Aufklärung, au contraire, ce sera
ce qui va donner à la liberté la dimension de la plus
grande publicité dans la forme de l’universel, et qui
ne maintiendra plus l’obéissance que dans ce rôle
privé, disons ce rôle particulier qui est défini
à l’intérieur du corps social ».
Je ne reprendrai pas du tout ici le fil de l’argumentation
kantienne autour de ce motif, sur la question notamment de l’usage
privé et de l’usage public de la raison. Ce sur quoi
je veux m’arrêter, c’est simplement sur l’opposition
que Kant pose entre tolérance et mise en œuvre du discours
dans un horizon qui est nécessairement celui de la vérité.
Ici, Foucault, au fond, avec Kant, attire notre attention sur le
fait qu’établir une condition, générale
ou particulière, de tolérance, cela revient nécessairement
à suspendre les enjeux qui se présentent, dans la
confrontation ou le conflit de positions différentes ou adverses,
dans l’horizon du Vrai – mais aussi bien du Bien, du
Juste.
Sous un régime de tolérance (qui établit la
tolérance comme la norme régulatrice des discours
et des conduites), ces objets, considérés dans leur
diversité et dans leur éventuelle conflictualité,
doivent être « débranchés » de ces
grands universaux, leur prise en compte doit être disjointe
de ceux-ci ; au contraire, la notion qui va devoir prévaloir
absolument, c’est celle de leur coexistence sans heurt ni
guerre. Donc, le régime de tolérance dont va se faire
l’apôtre, par exemple, un Michel de l’Hospital,
au temps des guerres de religion, va consister à dire : peu
importe qui a raison, des catholiques ou des protestants, à
propos du dogme de l’Immaculée conception, peu importe
qui dit le vrai à ce propos, importe en tout premier lieu
et, en quelque sorte absolument, que catholiques et protestants
ne s’entretuent pas à ce propos ou cessent de le faire.
La tolérance, tout régime de tolérance, à
ce titre, a un prix : un certain relativisme ou, du moins, la décision
de faire parler les enjeux de vérité (à propos
de discours, de conduites, de croyances…) après les
enjeux de coexistence et donc placer au premier plan du «
programme » de la civilisation non pas la promotion de la
vérité quoi qu’il doive en coûter, mais
celle de la paix entre les hommes, les groupes, les factions, les
peuples, les religions…
On comprend donc aisément, pour aller très vite,
que l’âge d’or (philosophique) de la tolérance
soit cet âge classique, disons entre Montaigne et Voltaire,
qui est celui de la remise en question des grands absolus : les
grands édifices dogmatiques d’un côté,
les formes politiques absolutistes de l’autre. Il suffit de
se plonger dans le Traité du gouvernement civil de Locke
ou dans un certain nombre d’articles du Dictionnaire philosophique
de Voltaire pour constater l’étroitesse de la relation
qui s’établit entre émergence du motif de la
tolérance et effondrement des édifices dogmatiques
et absolutistes.
Chez Voltaire, la tolérance est ce qui, en premier lieu,
s’oppose au « fanatisme », c’est-à-dire
l’abus de pouvoir religieux et ecclésiastique. La tolérance
fait donc référence à l’usage personnel
de la raison, mais surtout à une condition morale et civile
: la retenue quant au désir de faire prévaloir ses
opinions et convictions.
Dès lors, la tolérance pose la question de savoir
ce que vaut, en vérité, la vérité. Jusqu’à
quel point vaut-il que je m’engage pour la vérité,
que je « risque » pour elle ? Si l’on est en position
de promouvoir une vérité si irrécusable, si
forte, si puissante que rien ne doive pouvoir s’opposer à
sa promotion, qu’elle mérite qu’on y sacrifie
tout y compris sa vie (comme l’est la vérité
de la Vraie Foi chrétienne que transporte dans l’Empire
chinois les missionnaires jésuites et autres au fil des siècles),
alors la tolérance ne vaut rien, au contraire, elle est le
symptôme par excellence de l’égarement et de
la faiblesse.
Comme l’écrivait l’un des premiers de ces missionnaires,
André de Pérouse, « On admet ici cette opinion
ou plutôt cette erreur [je souligne] que chacun peut faire
son salut dans sa religion ». Formule très remarquable,
puisqu’elle consiste, pour ce religieux, à condamner
dans son principe un usage dont il est le premier en pratique à
tirer parti (de la même façon que les communistes staliniens,
s’activant dans les démocraties « bourgeoises
», tiraient parti de tout un système de libertés
publiques qu’ils n’auraient rien eu de plus pressé
que d’abolir s’ils avaient conquis le pouvoir).
Quoi qu’il en soit de ces apories et des contorsions dialectiques
qu’elles peuvent susciter, il n’en reste pas moins que
l’adoptation résolu du parti de la tolérance
suppose nécessairement un certain affaiblissement de la passion
que le « tolérant » est susceptible de nourrir
pour la vérité. C’est le problème qui
se retrouve au cœur de la « nouvelle » tolérance
portée par le régime normatif de la seconde modernité
: il s’agit moins désormais de statuer sur l’Immaculée
Conception ou de défendre le droit des Protestants à
pratiquer leur culte que de prendre position sur des questions sociétales
du genre : les garçons peuvent-ils se marier entre eux ?
Un Noir est-il bien fondé à prétendre devenir
président des Etats-Unis ? Les prêtres catholiques
doivent-ils se voir reconnu le droit à une vie sexuelle ?
Les musulmans peuvent-ils réclamer des menus halal dans les
cantines scolaires et les avions, etc. ?
On voit bien ici qu’au fond, les bonnes dispositions à
l’endroit de l’ « Autre » que suppose l’esprit
de tolérance se combinent avec un autre facteur, moins vertueux,
et qui est, tout simplement l’indifférence. Il est
en effet infiniment plus confortable, dans nos sociétés
de démocratie de marché de pratiquer une tolérance
universelle, une tolérance de laisser aller, de sell and
buy que de camper sur un certain nombre de positions bien arrêtées
et d’argumenter inlassablement en leur faveur chaque fois
que l’occasion s’en présente. Au reste, sous
un tel régime de tolérance généralisée
poussé jusqu’à ses ultimes conséquences,
l’intolérance, chassée par la porte, revient
par la fenêtre : c’est la figure bien connue de la correction
politique pratiquée en Amérique du Nord ou au Japon
et dont l’effet est que toute plaisanterie à propos
des femmes, des Esquimaux, des culs-de-jatte ou des aphasiques vaudra
à qui s’y risque, une prompte sanction. En l’occurrence,
l’adoption d’un décret de tolérance généralisée
sur fond de fétichisation des différences établie
comme norme des normes ne serait jamais qu’un symptôme
de plus du pan-nihilisme contemporain qui est, nul n’est censé
l’ignorer, la vraie philosophie de l’époque.
Alain Brossat, 17 décembre 2008
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