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origine : http://www.pag69.org/article.php3?id_article=721
liste "multitudes-infos"
Vers la cent-vingtième journée de son règne,
Bouffon eut cette formule mémorable : le premier des droits
de l’homme, c’est celui des victimes. Jamais sans doute
- en ce pays, du moins - un homme politique n’avait jusqu’alors
donné à voir aussi distinctement la relation qui s’établit
entre le nom réenchanté de « la victime »
et le désir d’État fort, de gouvernement autoritaire.
Désir obscur assurément partagé entre une partie
du corps social et autorité politique, mais auquel donne
bel et bien voix ici le plus autorisé des dirigeants. En
donnant à cette aspiration désastreuse statut de maxime
de gouvernement, Bouffon ouvre en effet aux corps répressifs
de l’État un crédit de violence et d’arbitraire
illimité. Il instaure une modalité de gouvernement
qui, jusqu’à présent, n’existait qu’en
pointillés : le gouvernement au fait divers, le temps des
lois sur mesure alignées sur les affects réactifs
du public et destinés à enchaîner clause d’exception
sur clause d’exception.
Que ce soit à l’occasion du viol d’un enfant
par un pédophile récemment libéré de
prison ou bien lors du prononcé d’un non-lieu dans
l’affaire d’un meurtrier déclaré pénalement
irresponsable en raison du trouble psychiatrique ayant « aboli
son discernement » lors des faits, Bouffon statue, à
chaud : c’est, en de telles occasions, le point de vue de
la victime sur le crime qui doit l’emporter et fixer la norme,
c’est sur ce point de vue que doit se régler la loi.
On ne saurait mieux dire : il faut, sur ces sujets hautement mobilisateurs,
sur ces sujets à valeur ajoutée, au temps de la démocratie
du public, il faut en revenir au régime ancestral de la vindicte
: donner, sans médiation, satisfaction, aux victimes, à
leur désir de vengeance et de réparation ; il faut
abolir la notion moderne d’une normativité générale
(le code pénal) à laquelle soient rapportés
les crimes et délits, petits et grands, courants et exceptionnels
(surtout exceptionnels, insiste Benjamin Constant, afin de «
refroidir » le terrible face à face entre l’infracteur
ou le perpétrateur et la victime) pour restaurer le régime
immémorial du cas par cas et de l’exception judiciaire
permanente : à crime exceptionnel, particulièrement
« odieux » (perçu par le public comme tel), sanction
exceptionnelle, démonstrativement exceptionnelle ; en vertu
de quoi, Bouffon, en privé, mange le morceau : en son âme
et conscience, il est favorable à la peine de mort pour les
pédophiles.
En vertu de quoi l’on ne prend pas grand risque à
le prédire : à ce train-là, il ne passera pas
plus de quelques mois avant que le tabou établi depuis 1981
de la reprise du « débat » sur la peine de mort
soit levé. À quoi, du moins, l’on mesurerait
les dimensions du gouffre dans lequel la vie publique et les arts
du gouvernement sont tombés dans ce pays. Une chute annoncée
de longue date, mais vertigineusement accélérée
depuis que les souris se sont donné un roi.
Finalement, ce qui se joue ici est assez simple - tragiquement
simple : tout se passe comme si pour une sorte de majorité
informe de « gens » de ce pays, les aspirations positives
les plus constantes et les plus légitimes (à davantage
d’autonomie et de temps libre, aux moyens pour chacun de donner
libre cours à sa part de fantaisie, à une amélioration
des bases matérielles de l’existence.) ayant été
massivement, obstinément, systématiquement découragées,
avait pris corps un désir secondaire et violemment réactif,
constamment attisé par les politiques autoritaires et sécuritaires
: désir de punir, d’exclure, de stigmatiser, de faire
rentrer dans le rang, d’en faire baver, d’aligner, de
tirer vers le bas, etc. Il faut avoir le courage et la lucidité
de l’admettre : avec Bouffon, ce n’est pas seulement
à un virus particulièrement résistant de la
politique néo-conservatrice que nous avons affaire, à
un incube particulièrement coriace du gouvernement autoritaire,
mais à un symptôme : ce qui est destiné à
nous inspirer le plus vif sentiment de désolation, c’est
davantage du côté du public que de celui du pouvoir
que nous le rencontrons.
La rhétorique de l’émotion vengeresse, les
diatribes punitives et disciplinaires de Bouffon ne feraient que
nous divertir, comme c’était le cas lorsque de Gaulle
y allait de ses coups de menton à la fin des années
1960, si elles n’étaient pas instantanément
relayées, de manière plus ou moins explicite, par
notre entourage. C’est lorsque la prose empoisonnée
de Bouffon à propos de l’indispensable rétablissement
des lettres de cachet pour les pédophiles m’est revenue
dans la bouche d’un ami très cher et à l’occasion
d’un repas fraternel que j’ai mesuré l’ampleur
du désastre - « tout cela est bien joli au plan des
principes - mais si c’était ton gosse ??? ».
L’enjeu, tout philosophique, de la chose est exposé
là sous nos yeux : le « concret », dans toute
son abjection, opposé au réel devenu inarticulable.
_ Reste donc à prendre date : la seule chose que promettent
les « tournées de victimes » entreprises par
Bouffon, ce sont d’autres victimes, des morts, du sang et
des vies détruites par la violence de l’État.
Je divague ? Rendez-vous dans cent autres jours, dans deux cents,
dans trois cents autres.
Alain Brossat
Alain Brossat est professeur de philosophie à l’université
de Paris-8. Il contribue très régulièrement
à la revue Lignes. Il a récemment publié Le
Sacre de la démocratie, aux Éditions Anabet.
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