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Alain Brossat Tous Coupat Tous coupables aux éditions Lignes

origine : http://www.ecologitheque.com/itwbrossat.html

Alain Brossat, vous êtes l’auteur de Tous Coupat Tous coupables, paru aux éditions Lignes. Vous êtes philosophe notamment spécialisé en philosophie politique et philosophie contemporaine. Pourquoi avoir donner ce titre — que certains jugeront provocateurs — à votre dernier livre ? Et pourquoi justement Julien Coupat et la référence à L’insurrection qui vient ?

Le titre du volume est celui d’un texte qui a, dans un premier temps, circulé sur Internet, et qui était une réaction à chaud aux arrestations de Tarnac et au dispositif intellectuel de défense des inculpés qui s’est alors mis en place, notamment à une tribune publiée dans Le Monde et signée par plusieurs philosophes renommés. Il s’agissait pour moi d’affirmer une préférence pour une solidarité offensive avec les inculpés ( du genre : nous sommes tous des « terroristes » à la manière des communards de Tarnac) sur le type de défense « démocratique » prônée par les initiateurs de cet appel et qui, pour l’essentiel, consistait à se porter garant(s) de la bonne moralité des inculpés, notamment du talentueux jeune philosophe Julien Coupat.
Ce texte figure en tête du volume. L’innocent jeu de mot Coupat/coupable est fait du matériau dont on fait habituellement les bons titres.

Dans Tous Coupat Tous coupables vous faites preuve d’une radicalité et d’un engagement particulièrement rares chez les philosophes contemporains. Vous n’hésitez pas à mettre sur la sellette ce que vous appelez la démocratie, un mot rock and roll pour vous, en précisant qu’il faudrait lui accoler une épithète pour qu’il ait un sens (démocratie athénienne, parlementaire, etc.). Vous parlez aussi de démocratie de marché. En quoi la démocratie, unanimement reconnue comme le plus « acceptable » des régimes politiques, est-elle si « mauvaise » à vos yeux ? N’avez-vous pas peur de heurter le lecteur « innocent » et les citoyens électeurs que nous sommes ?

Je ne crois pas à l’ « innocence » (le mot peut signifier imbécillité) du lecteur, je crois à l’égalité des intelligences, comme Rancière, et je m’adresse à ceux qui, à l’instar de Badiou, sont des non-électeurs de principe, aussi. Le débat sur la démocratie contemporaine est ouvert de longue date, et la motif churchillien du « pire des régimes à l’exception de tous les autres » est le degré zéro de la pensée à ce propos. Il vise à nous enfermer dans une vision de la politique et de la vie commune selon laquelle le présent et l’avenir seraient condamnés à répéter sans fin le passé dans sa médiocrité même, la sagesse universelle consistant à accepter le « moins pire » familier plutôt qu’à envisager les conditions de notre émancipation. Il est fondé sur le déni du fait que la politique n’existe à proprement parler que dans des mouvements de reconfiguration du présent qui ont pour condition l’affirmation de possibles qui, hier encore, étaient l’inconcevable même – Mai 68.
Il y a toujours un « reste » irréductible à cette « unanimité » en faveur de la démocratie d’institution que vous évoquez. Et quand ce reste inclut des énergumènes de la qualité de Jacques Rancière, Alain Badiou, Daniel Bensaïd, Slavoj Zizek, Giorgio Agamben (etc.) qui, tous, sont portés à nourrir de mauvaises pensées à propos de la démocratie de marché, des oligarchies « démocratiques » contemporaines ou du régime capitalo-parlementaire, on se sent moins seul. Pour le reste, puisque vous vous référez à la philosophie universitaire et à ses pompes, je rappellerai volontiers ici qu’elle est et a toujours été, comme lieu de pouvoir/savoir et institution, un espace propice au développement de contre-conduites, de révoltes de conduites ou, tout simplement, de résistances de toutes sortes.

Vous vous en prenez aussi à la télévision. Vous écrivez, à propos des séries policières : « Ce burlesque policier qui coule à flot des écrans de télévision est le régime esthétique propre à cette forme contemporaine de pastorat biopolitique… » D’après vous, la télévision est-elle un instrument dont les gouvernants se servent pour domestiquer le « peuple » ? Ne suit-elle pas simplement la pente commune, celle de la facilité et du divertissement de masse, sans pour cela y voir une quelconque machination ?

Les théories de la manipulation et du complot sont les instruments les plus inappropriés qui soient pour penser les formes contemporaines du gouvernement des vivants. Il y a belle lurette que la télévision est intégrée à ce pastorat global et multipolaire – un archipel de pouvoirs spécifiques plutôt qu’une armée placée sous le haut-commandement d’une autorité suprême. La télévision est au service de la police des corps – elle fabrique un peuple assis plutôt que debout, un peuple statique. Elle est le pasteur aux mille yeux qui veille à la garde de ce troupeau reformé tous les soirs. Ce qui en caractérise en propre la puissance est sa capacité infinie de capter l’attention, de la fixer sur des objets futiles. Elle est en ce sens une fabrique de réalité futilisée. Mais cette futilité est elle-même programmée comme futilité policière : la télé, de plus en plus, c’est le point de vue de la police sur le monde, comme il est destiné à être partagé par tous.

S’opposer ouvertement à être « gouverné ainsi » et « gouverné par ces gens-là », dites-vous, présente un réel danger, celui d’« être placés dans l’illégalité et d’être réprimés en conséquence. » Les libertés publiques vous semblent-elles à ce point mises en cause aujourd’hui ? Y a-t-il une dérive du pouvoir actuel vers quelque chose qui serait comparable à un régime autoritaire, voire dictatorial ? Est-ce possible en France, pays des Droits de l’Homme ?

La France n’est pas plus le pays des Droits de l’Homme qu’elle n’est celui des massacres coloniaux et des contre-insurrections sanglantes (1848, la Commune de Paris, etc.). De surcroît, l’expérience historique démontre abondamment que les valeurs, les principes, les idéaux, fussent-ils déclarés universels, font rarement le poids face aux circonstances historiques et aux inclinations politiques des uns et des autres ; L’avantageux label « France patrie des Droits de l’Homme » n’a pas empêché ce pays d’être placé quatre ans durant sous la coupe du ni humaniste ni humanitaire régime de Vichy. Il ne l’a pas non plus prémuni contre l’arrivée au pouvoir de Sarkozy sous l’autorité duquel se sont durcis les traits d’une démocratie policière qui travaille assidûment à mettre à mal les libertés publiques et frapper les catégories les plus faibles – travailleurs étrangers, pauvres, précaires, etc. Il ne faut jamais se demander comment ‘des choses pareilles’ sont ou seraient possibles dans un temps de haute civilisation ou bien à l’âge des Droits de l’Homme globalisés – il faut juger sur pièces : ce n’est pas parce que nous ne vivons pas sous une dictature, mais bien au temps de la démocratie du public (dans ce qu’elle a de pire) que les rafles et expulsions de sans papiers sont autre chose qu’une ignominie.

Vous traitez du moralisme antiviolence ambiant. Vous avancez que la violence ne peut pas être abordée et conçue uniment et donc condamnable en bloc, mais qu’il en existe de différentes formes plus ou moins tolérables. Vouloir criminaliser la violence sans distinction aucune reviendrait à nous priver du droit fondamental de nous opposer. Pour vous, la violence dite politique doit-elle toujours être exemptée de poursuites ? Comment pensez-vous convaincre vos lecteurs d’une légitimité de la violence ?

A vrai dire, je ne cherche à convaincre personne, je présente des arguments, des raisonnements, des enchaînements – à chacun ensuite de se déterminer en connaissance de cause. Je dis simplement que le moralisme anti-violence contemporain, tel qu’il émane de toutes les autorités légitimées et est largement diffusé par les « élites », notamment intellectuelles, relève d’une vision hémiplégique de la réalité, vu qu’il ignore l’accroissement constant de la violence concentrée du côté de l’Etat et de ses agences. Le moralisme anti-violence à sens unique ne prend pas en compte l’incroyable brutalisation des manières policières dans un pays comme le nôtre, au fil du temps, depuis les années 1970. Il ne s’agit pas de voir dans « la violence », toute espèce de violence, un ferment libérateur mais d’affirmer, pour les opprimés, la persistance d’un droit plus ancien que le droit positif, immémorial, à ne plus supporter lorsque l’insupportable est là et s’éternise; ce qui, parfois, passe par des mouvements violents, des soulèvements - comme dans les quartiers de relégation fin 2005, comme dans de nombreuses circonstances où des travailleurs victimes de délocalisations, des paysans pris en otages par la grande distribution, disent, tout simplement, « non » sur un mode que la politique parlementaire réprouve, mais que le sens commun du plus grand nombre approuve, à l’évidence.

Vous écrivez que pour sortir du capitalisme il faut passer par une désétatisation de la société mais aussi (surtout) des subjectivités. De quelle manière serait-ce possible ?

Dans les présentes circonstances, qui sont celles d’un gouvernement global de la vie par des « pasteurs » plus ou moins éclairés, les sujets individuels sont portés d’une façon croissante à attendre de l’Etat une prise en charge des dimensions les plus diverses de leur existence ; c’est le syndrome de l’Etat-nounou, de l’Etat-hôpital. Dans de telles conditions, le goût même de l’autonomie se perd, au point que le commun des mortels sera porté à accepter toutes sortes d’atteintes, ouvertes ou subreptices, à ses libertés et prérogatives individuelles, s’il a l’impression que c’est là la contrepartie des « prises en charge » multiples dont il bénéficie. C’est donc en premier lieu dans les pratiques, dans les flux de subjectivation qui s’y agencent que se présente l’enjeu de la désétatisation. Plus nous sommes des brebis plus ou moins bien gardées, moins nous sommes des libres, des majeurs. A nous de choisir, puisque, d’une manière toujours essentielle, nous sommes des sujets non pas en liberté, mais de la liberté, des sujets libres. Personne, absolument personne, ne nous oblige à nous poser devant la télé deux heures par jour plutôt que de nous activer dans une association ou de jouer du saxophone.

L’État, la police, la démocratie… autant de maux que vous dénoncez (je ne sais pas si le terme est bien choisi…). Par quoi les remplaceriez-vous ? Existe-t-il un « régime », une société, une « morale » qui, selon vous, présenterait une alternative ?

Je ne suis pas en quête d’ « alternative(s) », globale(s) ou non, il faut, pour refonder et reconfigurer un monde (commun) l’énergie et l’inventivité d’un peuple et non pas la supposée perspicacité ou voyance d’un individu. Ce que nous pouvons faire, tous et chacun, c’est imaginer et pratiquer des hétérotopies, des lieux autres, susceptibles d’être à la fois des espaces de défection (par rapport à la règle du jeu capitaliste, individualiste, concurrentielle, familialiste…) et des espaces d’invention, de création – ce qu’était, très précisément la commune de Tarnac, et c’est cela même que l’esprit de police qui embrume le pouvoir aujourd’hui n’a pu supporter. L’enjeu des conduites, des façons de faire, des pratiques est ici premier. Tout le monde peut faire du communisme et travailler à dissoudre, « oublier » l’esprit du capitalisme dans ses pratiques les plus courantes. Ce n’est pas une question morale, c’est une question politique et, éventuellement, éthique, au sens où l’éthique est le domaine des pratiques de soi.

Enfin, vous faites allusion, dans les dernières lignes de Tous Coupat Tous coupables, à Diogène et à John Brown. Pensez-vous que la désobéissance civile soit une des voies à suivre pour recouvrer cette « subjectivité de résistance » qui d’après vous émerge aujourd’hui ?

Le thème de la désobéissance civile a beaucoup en commun avec celui des résistances de conduite chez Foucault. Dans la communauté de mes rêves, le pavillon « Foucault », qui tient à la fois de la prison et de l’asile, fait face à la cabane de rondins « Thoreau ». Les « innocents » y sont bienvenus.

(A HsinChu, Taiwan, le 11 novembre 2009)