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Origine : http://conflits.revues.org/index1594.html
Détenu politique à la prison de Viterbo, Paolo Persichetti
définit les prisons italiennes comme des « dépotoirs
sociaux » vers lesquels convergent toutes les misères
et toutes les irrégularités. Il montre comment le
fonctionnement pénitentiaire exclut par principe la constitution
d’espaces publics à l’intérieur de cette
institution et réduit à la portion congrue toute forme
d’exercice de la citoyenneté. Une forte proportion
de détenus est privée, de fait ou de droit, de la
possibilité d’exercer ses droits civiques. Enfin, il
montre comment les détenus politiques sont « criminalisés
» et éprouvent les plus grandes difficultés
à écrire, lire, correspondre avec l’extérieur…
1Alors enseignant au département de Sciences politiques
de l’Université Paris 8 Saint-Denis, Paolo Persichetti
a été extradé vers l’Italie le 25 août
2002, en vertu d’un accord passé entre le Garde des
Sceaux Dominique Perben et son homologue italien, membre de la Ligue
du Nord, Roberto Castelli. Cette extradition a sonné le glas
de la politique d’accueil des anciens militants d’extrême
gauche italiens poursuivis par la Justice de leur pays, politique
mise en place par François Mitterrand.
2Persichetti, ancien militant de l’Union des communistes
combattants, a été condamné par un tribunal
italien à dix-sept ans de prison pour « complicité
» dans l’assassinat du général Lucio Giorgeri,
en 1987, accusation qu’il a toujours rejetée. Détenu
dans une prison sécuritaire, Persichetti a rappelé,
après son arrestation, qu’il avait totalement rompu
avec la lutte armée. Son extradition a suscité en
France une vive émotion dans les milieux intellectuels, une
pétition en sa faveur recueillant plusieurs centaines de
signatures. Il est l’auteur, en collaboration avec Oreste
Scalzone, d’un essai sur les « années de plomb
», La Révolution et l’Etat 2 et de nombreux articles
consacrés aux questions politiques contemporaines –
« judiciarisation » de la vie politique en Italie, prolifération
des pratiques d’exception, nouveaux usages de la violence
d’Etat, etc. Paolo Persichetti est détenu à
la prison de Viterbo, près de Rome.
3Qu’en est-il des droits et des libertés politiques
dans les prisons italiennes ?
4Il est difficile d’imaginer l’exercice des libertés
politiques au sein d’un système disciplinaire qui considère
que la sanction est consubstantielle, non seulement à la
privation de la liberté physique, à la réduction
brutale des possibilités de mouvement, au « disciplinement
» du corps, au contrôle des sentiments, des émotions,
des affects, à la privation de certaines fonctions essentielles
de la vie humaine comme l’activité sexuelle, mais aussi
à l’impossibilité d’exercer le droit de
réunion. En théorie, une liberté d’expression
individuelle et la possibilité d’association subsistent,
mais dans la pratique elles restent difficilement réalisables.
Comment discuter ou échanger ses opinions sans communiquer
ou se réunir ?
5Lieu concentrationnaire par excellence, la prison ne prévoit
pas l’existence d’un « espace public » interne.
La communication entre prisonniers n’est pas autorisée
par le règlement. Les couloirs sont strictement séparés
entre eux. Dans les sections où les cellules restent fermées
pendant toute la journée, les seuls lieux de rencontre restent
les promenades, les éventuelles activités éducatives,
le gymnase (lorsqu’il existe), et les espaces religieux. Si
on correspond par l’intermédiaire de la poste, on est
immédiatement soupçonné et exposé à
des représailles. La communication entre prisonniers choisit
alors des flux souterrains, et sombre dans des parcours tordus et
réservés qui cherchent à éviter les
mouchards de l’administration en se servant de l’ancien
savoir-faire des esclaves.
6Les prisonniers communiquent avec l’administration au moyen
d’un formulaire, communément nommé « la
domandina » 3. Il s’agit du modèle 393, par lequel
il faut formuler n’importe quel type de demande. C’est
là la véritable interface avec l’administration
pénitentiaire. Depuis la demande de rendez-vous avec le directeur
ou avec le personnel de l’équipe pénitentiaire,
de plus de nourriture, de rencontres avec la famille, jusqu’à
n’importe quelle autre demande inhabituelle, tout passe à
travers ce canal bureaucratique et impersonnel soumis à la
vérification de plusieurs bureaux, de tampons à répétition,
de signatures. Des millions, voire des milliards de « petites
questions » sont évidemment archivées annuellement.
La majorité des détenus a du mal à rédiger
ce pauvre morceau de papier. En gros, en prison, l’exercice
des libertés politiques normales est considéré
comme une attitude répréhensible, un comportement
qui compromet la sécurité et trouble l’ordre
interne des instituts pénitentiaires.
7C’est une banalité de le rappeler, mais la Constitution
s’arrête aux portes de la prison. Certaines normes du
code pénal prévoient spécifiquement la déconstitutionnalisation
– la sortie de l’état de tutelle garanti par
la Constitution – des personnes soumises à des sanctions
pénales. L’entrée en prison prive l’individu
de ses droits de citoyenneté, en le transformant en sujet
passif destitué de son libre arbitre. Le détenu est
soumis à la tutelle d’une administration qui exerce
la double fonction d’exécutant disciplinaire de la
sanction, qui par définition prévoit un quantum de
coercition physique et morale, et d’organe de tutelle du corps
du détenu, passant par son intégrité et sa
santé psycho-physique, sa dignité morale. L’horizon
des droits, par ailleurs largement piétinés, ne dépasse
pas la dimension passive du corps conçu comme un organisme
végétal, muet et dépourvu de pensée.
8L’hypothèse d’une « vie active »,
pour utiliser une expression arendtienne, au sein de laquelle le
détenu serait conçu comme être pensant, capable
de produire des activités relationnelles de type social,
politique et culturel n’est à aucun moment sérieusement
prise en compte. Un détenu qui pense est par définition
un détenu dangereux.
9Les détenus (italiens) peuvent-ils participer au suffrage
universel ? Le font-ils ?
10Dans le code pénal italien le recours aux soi-disant «
peines accessoires » est prévu (art.19). Il s’agit
de sanctions de nature civile et politique qui sont prescrites en
plus des sanctions pénales selon des automatismes bien précis.
11Parmi les peines dites accessoires la principale est l’interdiction
de la fonction publique (art. 28) qui prive le condamné des
droits politiques et de nombreux droits civils : privation du droit
de vote, non éligibilité, interdiction d’exercer
des emplois dans la fonction publique ou de travailler dans des
bureaux publics, dans les universités, et j’en passe...
Pour la condamnation à perpétuité ou à
des peines supérieures à cinq ans de réclusion,
l’interdiction a une durée perpétuelle. Pour
les condamnations supérieures à trois ans l’interdiction
reste valable durant cinq ans. L’interdiction perpétuelle
frappe même ceux qui ont été déclarés
« délinquants habituels, professionnels ou chroniques
» (art. 29). Ce type de prescription montre que l’administration
d’une condamnation pénale et la fréquentation
d’une prison impliquent par ailleurs une expulsion de l’espace
civil, un ostracisme politique explicite, une privation complète
ou temporaire du droit de cité. Une fois la peine terminée
reste la perpétuité civile. Malheureusement, il n’existe
pas d’estimation précise qui puisse fournir de façon
détaillée le nombre de personnes soumises à
ces mesures. Les experts et les chercheurs de la démocratie
ne comptabilisent pas vraiment les expulsés de l’espace
civil, les exilés internes, les indésirables.
12L’actuelle aire pénale italienne inclut à
peu près 80 000 individus, entre ceux qui sont détenus
en prison et ceux soumis à des peines alternatives à
l’extérieur…
13Parmi eux seulement environ 25 000 détenus en attente
de jugement appartiennent théoriquement au groupe de ceux
qui ont conservé le droit de vote. Il faut soustraire les
étrangers en attente de jugement à cette part de la
population. Ainsi, le chiffre final des ayant droit au vote diminue
considérablement.
14Si on considère ces derniers, étant donné
le taux de récidive remarquablement élevé,
on observe que nombre d’entre eux sont déjà
soumis à l’interdiction de la fonction publique. Moralité
: l’exercice du suffrage reste un droit sporadique et élitiste.
Mais il n’y a pas que les obstacles objectifs qui s’opposent
à la participation des détenus au vote. L’incidence
de facteurs tels que la nature essentiellement faible du capital
culturel, politique et social pèse sur les difficultés
subjectives de la population détenue, en particulier dans
sa capacité à exercer le droit de vote de manière
consciente et mûre. Le taux d’analphabétisme
et d’illettrisme est remarquablement élevé à
cause de la haute concentration, dans les établissements
pénitentiaires, d’une population ayant un très
faible niveau d’instruction. Au sujet du comportement électoral
dans les bureaux de votes en prison, je ne peux que citer une expérience
personnelle récente. Dans la section où je me trouve
47, 48 personnes sont enfermées en permanence. En juin dernier,
au moment du vote référendaire sur l’extension
des normes du code du travail contre les licenciements dans les
PME, personne n’a voté et presque personne n’aurait
pu expliquer pourquoi on votait. D’ailleurs, le fait est que
ces prisonniers trouveront difficilement un travail régulier
en sortant de prison.
15Ont-ils accès à la presse y compris la presse des
partis, des syndicats, des associations ? Leur est-il permis de
s’y exprimer ? D’être adhérents de partis
politiques, de syndicats, de mouvements des droits civils ou autres
?
16La presse qui n’est pas classée comme « organe
de parti ou formation politique » peut être librement
achetée pourvu qu’elle soit présente sur la
liste de la cantine. J’ai souvent remarqué l’absence
des quotidiens de gauche comme Il Manifesto. Mais cela dépend,
la plupart du temps, de l’absence de demande de la part des
détenus. J’ai moi-même avancé une demande
à la direction de la prison où je me trouve actuellement
pour inclure un certain nombre de journaux qui manquaient (Il Manifesto,
Il Foglio).
17La presse politique, syndicale, militante étrangère
ou spécialisée peut être reçue par abonnement,
par courrier ou via le parloir. Cette discrimination est liée
à un vieux préjugé présent dans certaines
administrations publiques (prisons, écoles), selon lequel
les quotidiens de parti seraient sectaires, alors que les journaux
soi-disant indépendants garantiraient des critères
de « neutralité ». Ainsi, le chef d’un
parti politique comme Silvio Berlusconi, propriétaire par
le biais de son frère du quotidien Il Giornale, ou bien l’entrepreneur
et grand rival de Berlusconi, sponsor traditionnel du centre gauche,
Carlo De Benedetti, patron de La Repubblica, ou encore la Fiat qui
contrôle La Stampa ou le puissant cartel financier qui possède
le paquet d’actions du Corriere della Sera, peuvent diffuser
tranquillement leur presse puisqu’elle est considérée
comme neutre.
18Rien n’empêche un détenu de s’exprimer
ou de collaborer avec des quotidiens ou des magazines, mais sur
les 57 000 détenus des prisons italiennes, les collaborateurs
fixes se comptent sur les doigts d’une main. En France vous
connaissez certainement Adriano Sofri. Les lettres de dénonciation
des conditions de détention sont presque toujours accueillies
par certains journaux de gauche ou des quotidiens locaux. La publication
de ces lettres se fait aux risques et périls des auteurs
qui s’exposent souvent à des représailles de
l’administration, surtout quand ceux qui écrivent sont
des détenus anonymes ayant ni appui ni liens.
19L’adhésion à des forces politiques, syndicats
ou autres organismes est possible mais reste, de fait, purement
symbolique. La carte d’inscription à un parti ainsi
que les papiers d’identité restent dans le casier à
l’entrée de la prison. C’est un fait symbolique
et extrêmement significatif. Je répète, l’entrée
en prison prive le détenu de tout attribut de citoyenneté.
Des associations comme Legambiente, ou Sos carcere, l’Arci,
qui ont obtenu l’autorisation de créer des sièges,
animés par des détenus inscrits existent de toute
façon dans certains instituts dans les grandes villes (Rome,
Milan). Il s’agit de cas pilotes, extrêmement circonscrits
au sein des institutions pénales, qui ont des fonctions de
vitrine dans le système carcéral italien. Mais la
réalité diffuse est autre. Les seules associations
qui ont un accès privilégié aux prisons restent
les organismes du volontariat catholique, les congrégations
religieuses, les prêtres et les pasteurs. Dans les derniers
temps, on remarque une pénétration très agressive
des sectes religieuses montantes, comme les témoins de Jehova,
qui pratiquent un prosélytisme poussé avec les détenus
les plus fragiles et les plus démunis.
20Existe-t-il en Italie un statut de détenu politique
? Des droits spécifiques sont-ils reconnus ou des conditions
spécifiques sont-elles faites à ceux et celles qui
sont emprisonnés pour des délits ou des crimes politiques
?
21Lorsqu’on aborde le caractère politique de certains
délits on est confronté à un puissant mur d’hypocrisie
que les « sociétés démocratiques »
ont érigé autour de leurs citadelles de la politique.
En mettant fin à tout régime d’historicité,
les systèmes démocratico-libéraux ont tendance
à se concevoir comme l’étape finale de l’histoire,
enrobant cet accomplissement dans la rhétorique du «
meilleur des mondes possibles ». S’enclenche ainsi un
processus de dépolitisation des alternatives de système.
Les conditions de l’inimitié politique ne sont pas
résolues mais simplement camouflées par un tour de
passe-passe linguistique qui les relègue à des conduites
purement criminelles, soit destituées de tout contenu politique.
Habiller l’hostis avec les habits de l’inimicus est
une opération qui consolide la société politique
par delà les différents clivages. Comme la question
le suggère, la catégorie politique des conduites illégales,
introduite au XIXème siècle pour faire face à
des délits commis par des représentants des classes
dominantes et éclaircir la situation pendant les luttes libérales
et nationales, contenait un aspect positif de spécialité
rehaussant le prisonnier politique par rapport au reste des détenus
provenant des classes dites dangereuses par excellence. Face à
la vague anarchiste de la fin du siècle les fameuses «
lois scélérates » introduisirent un premier
élément fondamental de dépolitisation en créant
un nouveau délit associatif : l’association de malfaiteurs.
22Si le code pénal fasciste reconnaissait le caractère
politique de ses ennemis internes en introduisant une catégorie
spéciale de délits qui sanctionnait de façon
spécifique ces comportements en préfigurant le double
régime de la sanction, les systèmes libéraux
ont traditionnellement préféré le chemin inverse,
c’est-à-dire plurisanctionner en dépolitisant
le statut de leurs ennemis politiques. Le paradoxe de l’Italie
républicaine, inauguré dans les années 1970,
est l’usage combiné de la logique pénale fasciste,
héritée d’un Code pénal qui porte encore
le nom du garde de sceaux de Mussolini, et de la notion de «
terrorisme ». De cette manière, bien qu’en sauvegardant
le régime de la double sanction, le caractère politique
embarrassant des délits est dénaturé grâce
à la superposition de la sanction aggravante du terrorisme,
un stigmate qui dépolitise l’effraction en la plurisanctionnant
encore plus par rapport à l’ancienne tradition répressive
fasciste.
23La même logique pénale a fonctionné dans
le système carcéral. Un statut de détenu politique
n’a jamais existé bien que tous les détenus
enfermés pour des délits de terrorisme fussent gardés
dans un circuit de prisons spéciales, sujettes à des
régimes de haute surveillance et à des mesures de
traitement différenciées par rapport aux autres détenus.
24On ne peut pas parler de droits spécifiques, mais de sanctions
et de traitements spécifiques à caractère négatif
et vexatoire. L’application d’un statut politique aux
détenus pour des faits de terrorisme est apparue seulement
à partir de la moitié des années 1990 avec
la création des « aires homogènes de la dissociation
et de la lutte armée ». Cela se manifestait par des
situations de détention particulièrement favorables,
la disparition de chaque forme de censure, l’ouverture au
contact et à l’échange avec la réalité
externe, une promotion ministérielle de l’action politique
de cette aire particulière de détenus qui, face au
juge avaient répudié leur passé en commettant
un acte d’allégeance aux institutions en échange
de consistantes réductions de peine et d’un accès
automatique aux mesures alternatives et avaient de fait un statut
spécifique de véritables guignols du « pouvoir
».
25Qui sont les détenus politiques en Italie ? Leur nombre,
leur lien à l’histoire italienne récente ? Sont-ils
identifiés en tant que « politiques » par la
presse et l’opinion ?
26Dans le courant des années 1990, le système carcéral
s’est modifié pour faire face à l’émergence
de nouvelles urgences remplaçant l’urgence terroriste.
La fin du cycle politique de la lutte armée à la fin
des années 1980 et l’accès progressif à
des mesures alternatives, ou d’aménagement de peine,
a de fait réduit progressivement le nombre des détenus
politiques enfermés à plein temps. Je ne possède
pas les dernières estimations, mais le chiffre est désormais
de l’ordre de quelques dizaines. Plus de cent détenus
sont en semi-liberté. Le circuit des prisons spéciales
a été modifié avec l’introduction de
nouvelles normes qui ont étendu les traitements différenciés
à une très vaste masse de détenus qui en étaient
jusqu’alors exclus. Il y a environ 700 détenus soumis
à un régime dur (41 bis). Environ sept ou huit mille
personnes se trouvent en haute sécurité.
27Si les premiers sont considérés comme des figures
de relief, ils subissent un traitement d’isolement intensif
qui vise à briser la résistance, en leur donnant comme
seule issue le repentir (les collaborateurs de la justice sont plus
de mille) ; dans les quartiers de haute sécurité,
on trouve une aire sociale intermédiaire faite de grégaires
et d’exécutants des associations criminelles (mafia,
camorra, n’drangheta, etc.). Ces derniers sont poussés
à une sorte de dissociation et voient leur peine de prison
ferme aller au moins jusqu’aux deux tiers de leur peine, et
souvent même au-delà.
28A l’exception d’une dizaine de personnes arrêtées
récemment pour les attentats de 1999 et 2001, et dont la
responsabilité doit encore être prouvée par
les tribunaux, le nombre restant de détenus politiques (à
plein temps ou en aménagement de peine) représente
l’héritage pénal des conflits sociaux des années
1960 et 1970. Ils sont tout à fait identifiés par
l’opinion publique et par les médias comme des détenus
politiques.
29En quel sens pourrait-on parler d’ « espaces politiques
» dans les prisons italiennes ? Quelles sont les frustrations
politiques que suscitent des commentaires ou des débats parmi
les détenus ? De telles expressions sont-elles tolérées
par l’administration ? Les journaux rédigés
par les détenus abordent-ils des questions politiques ? Existe-t-il
une frange de détenus de droit commun dont on pourrait dire
qu’elle est politisée ? En quel sens ?
30Dans la prison postfordiste et néomalthusienne d’aujourd’hui,
celle qui s’est transformée en dépotoir social,
en hébergeant les surnuméraires, ceux que le marché
du travail n’absorbe plus et qui se sont recyclés dans
les réseaux d’économie illégale, c’est
assez difficile d’identifier une grammaire politique. Nouvelles
formes de lumpen-prolétariat, immigrés, précaires,
toxicomanes… Je rappelle : on est là face à
une population qui manie très mal ou possède très
peu de capital culturel et social. Ils sont aussi bien loin de toute
expérience politique et n’ont plus l’occasion
de croiser leur chemin avec celui des militants politiques emprisonnés,
relayés par des mouvements extérieurs, comme ce fut
le cas au début des années 1970.
31Ceci dit, on peut considérer que les rédactions
de journaux sont des espaces politiques, surtout dans les prisons
des métropoles comme Rome et Milan. Normalement, les directions
y sont plus tolérantes et soutiennent parfois même
cette prise de parole.
32Il faut penser les prisons comme une sorte de système
féodal. Chaque fief fait sa loi, a sa petite autonomie, fait
jouer son arbitraire. Globalement, il n’y a pas beaucoup d’espace
de protagonisme pour les détenus, et puis il y a des oasis
qui fonctionnent comme des lieux-vitrines pour l’administration,
cachant la réalité générale.
33Il n’y a plus de discours politique général.
Les arguments sont menés avec beaucoup de prudence et ils
touchent aux droits et aux conditions dans les prisons : santé,
travail, remise de peines, accès aux mesures alternatives,
surpeuplement, abolition du 4 bis et du 41 bis4, abolition de la
perpétuité. Les moyens de lutte proposés sont
très légalistes et pacifistes. Ils essayent de se
faufiler dans les plis du règlement carcéral. En général,
il y a une certaine attention à ne pas se faire récupérer
politiquement. Et même si la plupart du temps il n’y
a ni boycottage ni censure (le courrier arrive, les informations
entre associations circulent), cela se paye avec des transferts,
des menaces concernant les mesures alternatives.
34J’en ai moi-même fait les frais. Arrivé à
Rome en août 2002, je me suis retrouvé en pleine mobilisation.
La mobilisation et le débat déclenchés par
mon extradition avaient attiré l’attention de beaucoup
de parlementaires. En 20 jours, j’ai reçu cinq visites.
Le vendredi 13 septembre, au journal de vingt heures, le ministre
de la Justice dénonça un complot mené par un
certain nombre de parlementaires de l’opposition qui, selon
lui, jouaient les fauteurs de troubles dans les prisons. Le samedi
suivant, à 13 heures, j’étais déjà
dans un fourgon en direction de Marino del Tronto, sur la côte
adriatique, où je suis resté pendant quatre mois en
isolement. En décembre 2002, dans toute l’Italie, une
nouvelle mobilisation s’est déclenchée (plus
de 100 prisons y participèrent) avec tapage de gamelles sur
les barreaux. A Marino del Tronto la mobilisation était unanime.
Un syndicat de la police pénitentiaire proche d’Alleanza
Nazionale (UGL) me désigna alors comme le meneur, et dans
la presse locale je fus présenté comme un «
professionnel de la révolte ». Beau compliment ! Peu
de temps après, j’étais de nouveau dans un fourgon
direction Viterbe.
35L’administration pénitentiaire est-elle politisée
en Italie ?
36Traditionnellement, en Italie, la direction des prisons est confiée
à un magistrat. Et en général, le magistrat
vient des rangs du parquet, de l’accusation publique. L’actuel
directeur général est un juge anti-mafia ; par le
passé on a eu un magistrat sélectionné dans
les rangs des juges d’application des peines (qui, en Italie,
s’appellent magistrats de surveillance). Cette cohabitation
entre gérants de l’accusation et de la peine se présente
comme un véritable conflit d’intérêts.
37Le visage bipolaire qui caractérise de plus en plus la
scène politique italienne produit des effets d’alternance
au sommet de l’administration pénitentiaire : Tinebra,
plutôt apprécié par le centre droite a succédé
à Margara et Castelli, proches du centre gauche.
38Mais, mise à part la brève parenthèse de
la gestion Margara (un magistrat théoricien de la décarcéralisation,
de l’usage minimal de la détention) entre 1997 et 1999,
la gestion des prisons suit une même ligne uniforme, caractérisée
par l’effet sécuritaire et l’adaptation aux nouvelles
urgences. Il n’y a plus de clivage entre droite et gauche
mais plutôt une compétition concurrentielle, pour voir
qui sera le meilleur interprète de la ligne sécuritaire.
39Dans les années 1990, la réforme du corps de police
pénitentiaire a produit des modifications profondes : démilitarisation
du corps de police, duplication des effectifs qui ont dépassé
les 40 000 unités, et surtout l’émergence d’un
nouveau sujet, le syndicat des agents de police pénitentiaire.
Loin d’enclencher un processus de démocratisation,
ce tournant, surtout depuis l’émergence du syndicalisme
autonome, a engendré une dynamique ultra-corporative colorée
par des aspects réactionnaires et militaristes. L’épisode
de la caserne de Bolzaneto en témoigne: pendant le sommet
de Gènes en 2001, des escadres des GOM (groupe opératif
mobile), une section spéciale de police pénitentiaire
qui opère dans les secteurs du 41 bis et dans les situations
d’urgence, ont battu et torturé des dizaines et des
dizaines de manifestants arrêtés
40Qu’en est-il de ta propre situation ? Tes droits sont-ils
respectés, peux-tu travailler, maintenir un dialogue intellectuel
avec tes amis, faire connaître des analyses et des points
de vue hors de l’espace pénitentiaire ?
41Pour comprendre la situation, il faut savoir que la faculté
interprétative dont fait un large usage la magistrature d’application
de peines locales et la personnalisation de la direction administrative
des prisons ont créé une situation dans laquelle il
existe autant de règlements pénitenciers qu’il
existe de prisons. Je ne me trouve sans doute pas par hasard dans
un institut qui est considéré comme la prison punitive
du Latium. Les activités éducatives et l’accès
aux mesures alternatives et aux permissions sont réduits
au minimum. A la fin on est enfermé, point. A cela s’ajoute
un dispositif « DPS » établi par le ministère
sur ma personne : résultat je ne peux pas travailler ; je
n’ai pas d’accès aux activités éducatives
qui, par ailleurs, n’existent pas, mis à part les cours
d’école primaire et de collège ; je dois être
toujours accompagné dans mes déplacements ; je n’ai
pas le droit d’accéder à la bibliothèque
et aucune salle d’étude ne m’a été
accordée.
42J’ai comme unique avantage d’être seul en cellule
et les commentaires agacés ne sont pas rares sur l’excessive
quantité de papiers (livres, journaux) présente à
l’intérieur. Ma journée est rythmée par
deux battages des barreaux, le matin et l’après-midi,
et je fais l’objet d’une perquisition par semaine alors
que pour les autres, c’est facultatif. L’ordinateur
reste toujours une chimère et dans le cas où cet usage
me serait consenti ce serait dans un local spécifique et
dans des créneaux horaires strictement réglementés.
Je ne dirais pas que mes droits ne sont pas vraiment respectés
car le véritable problème est dans le fait qu’un
détenu qui étudie et a une pratique de travail intellectuel
est une figure inconcevable et, d’ailleurs, non conçue
par la prison actuelle. Je pense avec une certaine nostalgie aux
prisons spéciales de la fin des années 1980 : on n’était
que des politiques ou quelques droit commun de gros calibre, qui
eux aussi avaient pris l’habitude de travailler, écrire,
lire, faire fonctionner leur tête. En section, c’était
tranquille. Pas une mouche ne volait.
43Ici tout le monde crie, les télévisions sont à
fond, les gens, quand ils lisent, ne vont pas au-delà de
la presse sportive, la démence règne. Parfois, je
descends en promenade avec des bouchons dans les oreilles, et quand
on me parle je fais oui avec la tête. Je leur dis «
tu as raison ». Enfin, je fais l’écrivain public,
l’assistant légal, et parfois je dois inventer des
lettres d’amour... Je n’ai pas de censure, ce qui me
permet un échange avec mes amis, dans les limites de mes
forces. Cela me permet d’écrire des articles et des
recensions et même de répondre par écrit à
des entretiens. Mais faire le travail de thèse, dans ces
conditions, me semble impossible. J’avoue mon incapacité.
D’ailleurs, cela peut sembler banal, mais j’ai dû
recommencer à écrire de longues lettres à la
main, je me fatigue vite. Là aussi j’ai dû batailler
pour utiliser des stylos à pointe fine car je n’arrive
pas à me servir des bics. On me regardait comme un fou !
Mais si un maçon après deux ans de travail dans le
bâtiment peut choisir sa truelle pourquoi celui qui écrit
ne peut-il pas choisir son stylo ? On perd un temps énorme
dans ces petits détails de la vie quotidienne auxquels, dehors,
on ne prête aucune attention. La prison, c’est ça.
On se sent un homme libre si on arrive à avoir de la colle,
des ciseaux.
44Ta perception de la politique a-t-elle évolué
ou changé depuis plus d’une année que dure ton
incarcération ?
45D’abord, je dois dire que j’ai été
longuement angoissé par l’idée de perdre mon
niveau de français. En effet, le niveau de mon français
écrit a beaucoup régressé. L’accès
à l’information est beaucoup plus réduit évidemment.
Internet me manque beaucoup et puis les échanges quotidiens,
les petites informations, la vérification directe de certaines
choses. Je vois et j’écoute avec les yeux et les oreilles
des autres, mis à part les médias officiels. Je lis
quatre ou cinq journaux par jour dont Le Monde, Le Monde Diplomatique
et des magazines français. Dans les grandes lignes, j’arrive
toujours à suivre et à comprendre. Un an et demi,
c’est très peu pour être déconnecté.
Je connais les gens et les acteurs qui bougent, je comprends leur
dynamique. Il faut des ruptures générationnelles et
des discontinuités pour voir sa propre perception troublée.
Je crois que cela commence au bout de quelques années.
Notes
1 Entretien réalisé par écrit en mai 2004.
Les parties écrites en italien ont été traduites
par Fulvia Carnevale.
2 Perscichetti P., Scalzone O., La Révolution et l’Etat,
Paris, Dagorno, 2000.
3 Traduire par « la petite question ».
4 Les articles 4 bis et 41 bis prévoient des régimes
particuliers de détention pour les détenus considérés
comme particulièrement dangereux – les détenus
politiques notamment.
Alain Brossat, « Entretien avec Paolo Persichetti »,
Cultures & Conflits, 55, automne 2004, [En ligne], mis en ligne
le 08 janvier 2010. URL :
http://conflits.revues.org/index1594.html.
Auteur Alain Brossat, professeur de philosophie à l’Université
Paris 8 Saint-Denis. Il est l’auteur de Pour en finir avec
la prison (Paris, La Fabrique, 2001).
Paru dans Cultures & Conflits, 68 – Circulation et archipels
de l'exception, hiver 2007
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