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Origine : http://www.combatenligne.fr/article/?id=2641&q=author:157
L’insurrection qui vient, publié en 2007 par le «
comité invisible », inlassablement présenté
par la police et les médias comme le bréviaire des
« jeunes de Tarnac » est un texte gorgé de lectures
bien orientées ; certaines sentences définitives semblent
directement empruntées à Minima Moralia, d’autres
démarquent Debord, Badiou et plus d’un autre de nos
bons auteurs(1). Mais, envers et contre ce qui s’est trouvé
ressassé de manière lancinante après les arrestations
de novembre dernier, cet essai collectif n’est pas un pur
et simple exercice de radicalité en chambre, un de plus,
à propos de l’état des choses sociales, de l’histoire
et la politique, l’énoncé désenchanté
d’un diagnostic sur le présent(2). Il est assurément
cela et s’inscrit directement, à ce titre, dans le
prolongement de l’éphémère revue Tiqqun
dont plus d’un texte a fait date aussitôt – «
Théorie du Bloom », « Premiers matériaux
pour une théorie de la Jeune-Fille », etc.(3)
Mais il suffit de le lire vraiment pour se convaincre de ce qu’il
est aussi, en son cœur même et non point accessoirement,
tout autre chose : non pas certes un précis de guerre civile
ou un manuel d’insurrection comme se sont empressés
de l’affirmer les stratèges approximatifs qui entourent
Mme Alliot-Marie ; mais assurément un livre qui tranche sur
les habituelles vaticinations à propos de la fin de la politique,
la montée de la barbarie (à moins qu’il ne s’agisse
de la guerre civile qui fait rage et de l’imminence avérée
d’un nouveau 1789) - en ceci : cet écrit est tout entier
porté par une sorte d’appétit praxique, c’est
un livre qui, constamment, s’efforce d’enchaîner,
à des analyses, des perspectives d’action. Ce n’est
pas un essai qui, comme tant d’autres, se contente d’exceller
dans le pessimisme radical, dans la lucidité désenchantée
(« Dieu, quel désastre ! ») ; c’est, à
l’inverse, un texte qui, tout bonnement, s’efforce de
reprendre sur de nouveaux frais la question politique par le bout
de l’action – que faire, que faire aujourd’hui,
dans cette situation même ?
Et qui tranche : oui, aujourd’hui, des actions sont possibles,
des actions qui aient une capacité d’interruption de
la temporalité de la domination infinie (« que rien
ne se passe ! »), des actions qui fassent revenir sous la
forme la plus vive la figure du conflit irréductible au cœur
des espaces publics, des actions « autonomes » dans
lesquelles se redonnent consistance les figures déniées
de la politique moderne – la commune, l’émeute,
l’insurrection. C’est un livre qui, loin d’éluder
la question de la violence, dit tout le bien qu’il pense des
émeutes de l’automne 2005, en tant, précisément,
qu’elles présentent la violence des choses(4); c’est
un livre qui, entre autres, parle du feu, de l’incendie comme
moyens politiques – un livre écrit, pourtant, avant
que le centre de rétention de Vincennes soit livré
aux flammes par la colère des retenus eux-mêmes. C’est
un livre qui se pose crânement la question de formes de résistance
possibles à l’installation, dans les plis de la police
démocratique, d’un état d’exception furtif
et permanent dont le fichage, la biométrie, la télésurveillance,
la rétention sur mesure, les lois sécuritaires sont
les truchements variés ; un livre qui ne craint pas d’énoncer
que ces nouveaux dispositifs du gouvernement des vivants ne doivent
pas être seulement dénoncés, mais activement
combattus, fût-ce au prix de quelques illégalismes.
C’est un livre qui statue sans ambiguïté : il
s’agit bien, aujourd’hui, non pas de dénoncer
des abus, des infractions à l’état de droit,
mais de faire face à un intolérable, lequel, sans
appeler de longue démonstration, s’éprouve tout
simplement de manière irrécusable ; un intolérable
convoquant nécessairement des formes de résistance
qui s’efforcent de se tenir à sa hauteur ; des actions
susceptibles de présenter, dans une société
comme la nôtre, une forte capacité d’interruption.
Un diagnostic sur le présent qui conduit donc à tenter
de résoudre la quadrature du cercle : comment produire, dans
un pays comme le nôtre, les effets de paralysie attendus d’une
grève générale – en l’absence d’un
peuple gréviste ? D’où les quasi-citations de
la bien connue brochure d’Emile Pouget qui y figurent en bonne
place(5).
Bref, c’est un livre qui dit, littéralement : «
Il n’y a plus à attendre (…) Attendre encore
est une folie. (…) C’est là qu’il faut
prendre parti »(6), ce qui n’est jamais que la transposition
en français contemporain de la bonne vieille formule marxienne
– Hic Rhodus, hic salta ! Un livre qui a le courage d’énoncer
que l’appel de l’action a, dans la situation présente,
quelque chose d’inconditionnel, quelle que soit la solitude
de ceux qui se savent sommés par l’intolérable
– « Il y a toutes sortes de communes qui n’attendent
ni le nombre, ni les moyens, encore moins le "bon moment"
qui ne vient jamais, pour s’organiser »(7) ; un livre
dont la force est de se rappeler que l’élément
du pari est partie intégrante de l’action radicale
et de la résistance active ; qui, à la tiédeur
du probable oppose l’inconditionnalité du nécessaire
(lui-même fondé sur l’infinité des possibles)
: « Rien ne paraît moins probable qu’une insurrection,
mais rien n’est plus nécessaire »(8).
Il est infiniment regrettable que l’enchaînement des
circonstances conduisant de l’arrestation à grand bruit
des « jeunes de Tarnac », expéditivement accusés
de menées « terroristes » par une ministre de
l’Intérieur en manque de « résultats »,
à la formation d’un large front voué à
la récusation de ces incriminations hyperboliques ait rendu
provisoirement impossible toute espèce de discussion autour
de ce livre ; et, plus précisément, à propos
du moment politique qui s'agence dans ses prolongements –
l’apparition d’une commune, au moins, distinctement
inspirée par ses prémisses, et, plus généralement,
le bouillonnement de formes d’activisme politique inspirées
par le motif de l’autonomie. La dimension stratégique
de ce livre trouve son écho dans toutes sortes d’initiatives
et d’actions incontestables comme la participation à
la manifestation de protestation contre la réunion des 27
ministres de l’Intérieur de l’Union européenne,
appelés par Hortefeux à plancher sur les problèmes
de l’immigration à Vichy, début novembre 2008
(9). Tout ceci est, malheureusement, devenue l’inarticulable
même, le hors champ de la campagne « démocratique
» de défense des inculpés. Selon les logiques
implacables d’une telle mobilisation, ce livre, délié
de toute relation avec des projets pratiques, des actions envisagées,
des hétérotopies inventées et pourtant bien
réelles, était voué à être recadré
comme pur et simple exercice de spéculation intellectuelle
juvénile, fantaisie imaginative appelée, par les providentielles
arrestations de Tarnac, à retrouver les têtes de gondoles
– ce dont n’a pas manqué, d’ailleurs, de
se réjouir publiquement son éditeur.
Aux premières heures des arrestations de Tarnac, la presse
n’a pas été longue à suivre sa pente
ordinaire, en emboîtant le pas sans barguigner au Ministère
de l’Intérieur, elle n’a pas été
longue à avaliser la version policière du complot
d’ « ultra-gauche » déjoué à
temps. « L’ultra-gauche déraille » titrait
en une Libération le 12 novembre, tandis que Laurent Joffrin
accréditait, dans un éditorial, l’incrimination
de « terrorisme » ; Le Monde n’était guère
en reste – pour ne rien dire du Figaro et du Journal du Dimanche
dans les colonnes desquels se déversaient à gros bouillons
les « analyses » et les communiqués de victoire
en provenance de la place Beauvau… Mais n’ayons garde
de faire porter le chapeau de cette forfaiture aux seuls journaux
: à la tribune de l’Assemblée, Mme Alliot-Marie,
commentant les arrestations, se faisait applaudir par plus d’un
député socialiste dont son prédécesseur
au ministère de l’Intérieur Daniel Vaillant
et le bras droit de Ségolène Royal, Manuel Valls(10)
; suivant son premier mouvement, le porte-parole de la LCR, Olivier
Besancenot, déclarait que « les méthodes de
sabotage n’ont jamais été, ne seront pas et
ne seront jamais celles de la Ligue communiste révolutionnaire
», propos relayés par un dirigeant de SUD-Rail, Christian
Mahieux, proclamant hautement : « Notre combat syndical n’a
rien à voir avec ce type d’actions »(11).
Et puis, réflexion faite, les uns et les autres ont repris
leurs esprits, le caractère fantaisiste des incriminations,
à commencer par celles de « terrorisme » et «
association de malfaiteurs » est apparu évident, de
même que le peu de résultat des investigations policières,
pourtant menées tambour battant : pas d’armes, pas
de faux-papiers, pas de matériel distinctement voué
au sabotage, pas de flagrant délit, et, pour tout potage,
des constructions fumeuses autour de l’allergie de nos jeunes
gens au téléphone portable, de leur installation en
zone rurale, de leur participation à des manifestations ou
de leur refus du fichage biométrique. La construction policière
s’est dégonflée en peu de jours et la presse,
comme un seul homme ou presque, a retourné sa veste, donnant
longuement la parole aux familles des inculpés, à
leurs voisins, à leurs amis, publiant différentes
pétitions en leur faveur et tournant en dérision la
fable désormais discréditée de l’hydre
« anarcho-autonome », avec le même allant qu’elle
donnait voix à ses sources policières les premiers
jours.
Dans la brèche ainsi ouverte, s’est engouffré
tout un mouvement de défense et de protestation, à
Paris comme en province, dans les universités mais pas seulement,
mouvement dont l’oriflamme est l’appel gracieusement
publié par Le Monde dans la page réservée aux
tribunes et libres opinions – un traitement de faveur rarement
accordé à une pétition par ce journal(12) ;
un texte intitulé « Non à l’ordre nouveau
» et signé par des intellectuels de renom – philosophes
en tête - Giorgio Agamben, Alain Badiou, Daniel Bensaïd,
Jacques Rancière, Jean-Luc Nancy, Slavoj Zizek -, mais aussi
des éditeurs, des professeurs de droit… Distinctement,
et d’une façon tant soit peu surprenante si l’on
se réfère aux positions principielles et théoriques
bien connues de la plupart des signataires de ce texte, l’horizon
de ce texte est celui d’une protestation tout entière
référée aux normes de l’Etat démocratique,
à l'Etat de droit, contre la construction policière
ayant conduit à l’arrestation et à l’inculpation
des neuf personnes accusées d’entreprise terroriste.
En se posant la question de savoir si « les lois d’exception
adoptées sous prétexte de terrorisme et de sécurité
sont compatibles à long terme avec la démocratie »,
ce texte avalise pleinement le référent passe-partout
« démocratie », celui de la « démocratie
réelle » – au sens où l’on parlait
naguère de « socialisme réel » ; il appelle
à en défendre l’intégrité supposée
contre les dispositifs d’exception. Au reste, intitulé
« Non à l’ordre nouveau », ce texte réactive
la posture de l’antifascisme classique – celui dont
la stratégie se fonde sur le rassemblement de toutes les
énergies et bonnes volontés « progressistes
» en défense de l’Etat démocratique contre
la montée de l’exception et de la brutalité.
La démolition, nécessaire, de la construction policière
fraie ici la voie à cet étrange agencement en vertu
duquel ceux qui, parmi les philosophes contemporains ont travaillé
de la manière la plus constante et la plus convaincante à
la déconstruction du mythe utile de la « démocratie
réelle » - épinglée comme oligarchie
effective (Rancière), artefact pseudo-majoritaire (Badiou),
faux-nez du néo-libéralisme triomphant (Bensaïd),
otage du principe marchand de l’équivalence générale
(Nancy), faux-semblant de l’Etat d’exception permanent
(Agamben) , fétiche du nihilisme contemporain (Zizek) –
vont être conduits, sous l’effet d’une sorte d’état
d’urgence subi, à remettre en selle cette idole qu’ils
ont eux-même renversée – la démocratie,
fondée sur l’heureuse coÏncidence de l’Idée,
de l’Etat et de la police générale des choses.
A cette mobilisation du référent démocratique
tout court contre les débordements de l’exception,
on opposera la formule claire qui, dans L’insurrection qui
vient, présente la constitutive intrication de l’une
et de l’autre : « La démocratie est de notoriété
générale soluble dans les plus pures législations
d’exception »(13)
Avec ce texte attrape-tout, le mouvement sur le point de se former
en défense des inculpés avait trouvé son manifeste.
Un mouvement assurément suscité par la grossièreté
des élucubrations politico-policières sur lesquelles
se fonde cette rafle, mais dont le pli n’en demeure pas moins
problématique : à force de démontrer l’
« innocence » des inculpés (dont la presse n’a
cessé, au reste, de relater la « bonne » provenance
sociale, les « brillantes » études, les «
excellentes » relations avec le voisinage à Tarnac,
l’inocuité des intentions et le caractère irréprochable
des conduites en leur refuge rural…), on en vient aussi subrepticement
qu’inexorablement à rétablir une image de normalité,
d’honorabilité, de conformité avec les polices
générales de la vie ; une image dont l’emprise
se fonde sur la négation même et le reniement de tout
ce qui tentait de prendre corps aussi bien dans L’insurrection
qui vient, pris au sérieux comme une sorte de manifeste,
que dans la fondation de la commune de Tarnac.
Une image dont le propre est de travestir ce livre en fantaisie
culturelle, en inoffensif exercice de Kulturkritik, et la formation
de communes en sympathique expérimentation de nouveaux mode
de vie, tendance écolo radicale ; une image dont le propre
est de volatiliser la dimension politique de ce qui est ici en jeu
– au profit d’une énième opération
de rassemblement vertueux contre les empiètements du pouvoir
autoritaire.
On peut parfaitement comprendre que les familles des inculpés,
désireuses avant tout de les sortir de ce mauvais pas, s’activent
à présenter les inculpés sous le jour le plus
inoffensif (« A Tarnac, ils plantaient des carottes sans chef
ni leader. Ils pensent que la vie, l’intelligence et les décisions
sont plus joyeuses lorsqu’elles sont collectives »(14)
) , mais l’on ne peut s’empêcher de relever le
vif conflit de ce genre de formule avec ce qui s’énonce,
dans L’insurrection… à propos de l’idéologie
écologiste et du discours environnementaliste moyens –
les habits neufs du Capital, ni plus ni moins(15).
Ce qui est ici en question n’est évidemment pas la
nécessité impérieuse que s’organise une
solidarité sans faille avec les inculpés, et que celle-ci
soit aussi puissante et déterminée que possible. La
question est plutôt que cette solidarité s’est
déployée sur une ligne de pente dont le propre est
qu’elle ensevelit sous l’épaisse couche de cendres
d’une police sentimentale et « démocratique »
tout ce qui pouvait constituer le venin, le ferment de radicalité
de ce livre de combat, avec son appel à se mettre «
en route ». Le rassemblement informe et sans bords qui s’est
constitué en faveur des inculpés (et dont, répétons-le,
la volte-face des journaux a donné le signal et en quelque
sorte défini les conditions) n’est pas sans rappeler
le consensus informe brocardé par des auteurs comme Rancière
et Badiou ; il s’étend maintenant jusqu’aux dirigeants
du PS voire du Modem et, inclut bien sûr, le télégénique
Besancenot, utilement recadré par ses mentors ; mais c’est
un rassemblement qui se tient aux antipodes de ce que s’efforçaient
de présenter ce texte et la décision d’y faire
jouer en acte le motif de la communauté.
Ce texte, cette décision se fondent en effet sur une certitude
: devenir, aujourd’hui, ingouvernable, être en quête
d’effets politiques, d’effets de déplacement
ou de choc qui ne soient pas reconductibles aux conditions générales
du gouvernement des vivants ou de la police pastorale - cela suppose
nécessairement de vifs mouvements d’excentrement, des
exils consentis, une forme de solitude organisée, et la recherche
assidue de limites, de confins, de points de rupture – non
pas, certes, « sortir du système » en créant
des isolats, mais bien susciter toutes sortes de blocages, d’effets
d’entrave, exhiber les points de faiblesse du perpetuum mobile,
sortir des logiques purement défenses, exposer de nouveaux
possibles en s’exposant soi-même, etc. Ceux et celles
qui sont habités par ce discours stratégique savent
que la politique vive, aujourd’hui, ne peut être en
ce sens qu’une politique non pas des marges au sens social
mais bien des bords au sens politique, et qui, à ce titre,
s’associe nécessairement, pour les gouvernants, à
la dangerosité. Ceux qui, à l’heure où
l’extrême gauche normalisée donne toujours davantage
de gages de respectabilité et tend, nolens volens, à
trouver sa place dans le dispositif parlementaire, recherchent les
voies de ce que Foucault appelle l’inservitude volontaire
et mettent en scène des insurrections de conduite - ceux-là
sont dangereux et savent que leur politique fait d’eux, au
regard de toutes les polices associées, des coupables plutôt
que des innocents(16). La dénonciation de la grossièreté
des construction policières hâtives ne devrait pas
nous faire oublier cette condition propre à toute politique
radicale aujourd’hui, celle qui énonce : nous ne voulons
pas être gouvernés ainsi, nous ne voulons pas être
gouvernés par ces gens-là, ce gouvernement est l’intolérable
même et nous nous déclarons en conflit ouvert et perpétuel
avec lui.
L’évidence qui s’énonce ici est, bien
entendu, assez dure à avaler : elle est tout simplement qu’une
politique (une stratégie politique et les actions qui en
découlent) distinctement agencée autour de cette notion
de l’intolérable ne peut être qu’une politique
dangereuse et coupable, une politique qui expose ceux qui s’y
vouent aux représailles de l’Etat et aux attaques de
toutes les polices assemblées (presse, directions syndicales,
intellectuels enrégimentés…). Il faut le dire
ouvertement : l’état présent de dégradation
des libertés publiques, de prolifération du régime
de l’exception rampante fait que toute politique fondée
sur le refus d’être « gouverné ainsi »
et « gouverné par ces gens-là » voue ceux
(celles) qui s’y essaient à être placés
dans l’illégalité et réprimés
en conséquence. C’est bien là la première
des leçons de l’affaire de Tarnac qui n’est pas
une « bavure », un abus, mais bien la manifestation
de l’effectivité de cette nouvelle règle.
Or, toute la campagne qui s’est développée
en faveur des inculpés est portée par un si vif et
si constant désir d’innocence, de si persistantes références
à la légalité, à l’inoffensive
innocence des inculpés qu’il apparaît très
distinctement que, pour l’essentiel, le référent
démocratique indistinct continue à obscurcir la perception
du présent politique de ceux qui s’y trouvent mobilisés.
Pour être dans l’esprit du temps, la victimisation des
inculpés, innocents par position et définition, va
dans le sens de cet effacement hâtif et compulsif de tout
ce que l’expérience qu’ils avaient entreprise
comportait d’inéluctablement insupportable aux yeux
des gouvernants. Insistons : nul ne saurait aujourd’hui entreprendre
une politique radicale s’il n’entre pas dans la peau
du coupable et de l’individu dangereux (ce qui ne signifie
en rien, faut-il le préciser, se plier aux conditions d’une
incrimination fondée sur une construction discursive hallucinatoire).
C’est cela que fait disparaître la campagne de tonalité
si morale, si vertueusement indignée, en faveur des inculpés
et dont le présupposé implicite et aveugle est donc
nécessairement que nous vivons, aujourd’hui comme hier,
sous le régime d’un état de droit auquel ferait
exception de manière si scandaleuse le traitement réservé
à nos amis de Tarnac.
Etrangement, le sens commun du sujet de l’Etat démocratique
(« nous sommes en démocratie, tout de même !
»), rudement mis à l’épreuve ces derniers
temps, trouve matière à se raffermir sur ses bases
à l’occasion de cette affaire : les incriminations
volent en éclat, une partie des inculpés est remise
en liberté, le procès s’annonce plutôt
mal pour les instigateurs de l’affaire et, plus que jamais,
Mme Alliot-Marie est sur un siège éjectable –
rêverait-on plus belle leçon de démocratie en
acte ? Le malheur est que, à l’examen, c’est
tout le contraire qui se discerne ici, au-delà des effets
de surface tranquillisants – l’implacable efficace des
polices de tous ordres. Le si louable désir de vie coupable
(au sens que Foucault donne à cette expression) qui animait
nos jeunes gens se trouve dérobé sous le drapé
de leurs bonnes origines et de leurs parcours d’excellence
; le corporatisme des « élites » fait le reste
et, la messe ayant été dite par tant d’esprits
éminents et penseurs de renom mondial, le pouvoir intellectuel
administre une correction bien méritée au pouvoir
policier. Bref, les choses rentrent dans l’ordre, l’erreur
des agités sécuritaires qui conseillent le ministre
de l’intérieur ayant été de sous-estimer
ces pesanteurs bien françaises (le juge « antiterroriste
» Gilbert Thiel rappelait, à l’occasion de l’affaire,
qu’un précédent au moins s’était
présenté récemment dans l’usage indiscriminé
de l’imputation de « terrorisme » - lorsqu’un
jeune postier un peu exalté avait fait sauter quelques radars
routiers, se blessant gravement au passage(17) ; nul, alors, ne
s’était soucié de pétitionner pour dénoncer
l’extravagance de l’incrimination, ce n’était
qu’un postier qui n’avait jamais frayé avec la
philosophie ni entamé des études supérieures).
Une telle involution du processus engagé par la publication
de L’Insurrection… et la création de la commune
de Tarnac, détourné au profit d’une démonstration
en faveur de la validité quand même, en dépit
de tout, de la normativité démocratique - sinistre
« leçon » - était-elle inévitable,
dès lors que la machination policière avait pris forme
? On se permettra d’en douter. Il y eut, dans un passé
plus ou moins récent, des exemples inoubliables de rassemblements
pétitionnaires autour d’acteurs politiques, de militants,
d’activistes de différentes causes radicales, et dont
le propre était non pas d’ensevelir leur combat sous
les gravats de l’idéologie moyenne de l’Etat
démocratique allié au discours moral de la présomption
d’innocence, mais bien de se solidariser avec leur combat,
dans les formes et dans les termes que celui-ci proposait. Ce fut
le cas avec l’appel des 121, pendant la guerre d’Algérie,
qui, se solidarisant avec les insoumis et les déserteurs
de l’Armée française, faisait de ses signataires
non pas des grands témoins de moralité inspirés
par la charte de l’Etat de droit, mais bien des coupables
par association. Ce fut aussi le cas des femmes de renom qui, en
solidarité avec d’autres, anonymes, inculpées
pour avoir avorté, proclamaient non pas leur indignation
face à cette incrimination, mais déclaraient en avoir
fait tout autant et réclamer leur propre mise en cause.
On aurait aimé, dans le même esprit, voir les signataires
de l’appel susmentionné non pas rappeler l’Etat
démocratique à ses sacro-saints principes et l’exhorter
à renoncer à l’usage de l’exception, mais
bien plutôt se déclarer coupables des mêmes torts
hétéroclites que ceux reprochés aux accusés
de Tarnac : détester les téléphones portables,
être dissidents quoiqu’issus de familles très
convenables, refuser les prélèvements d’ADN,
posséder une maison à la campagne , participer à
des manifestations qui, parfois, tournent mal, citer Auguste Blanqui
dans leurs écrits, avoir lu Pouget et Sorel, approcher, parfois,
d’une voie ferrée, ne pas respecter la légalité
en toutes circonstances et dans le moindre de ses détails,
considérer l’insurrection comme un possible historique
toujours actuel, etc., etc. Assurément, un appel de cette
tournure - tous Coupat, tous coupables ! - aurait produit un tout
autre effet que celui qui a si fortement contribué à
installer la défense des inculpés dans cette espèce
de marécage antipolitique, peuplé de sage indignation,
de dénis obstinés et de tant de bons sentiments.
D’une façon générale, autant que l’incapacité,
ici manifeste, pour nos philosophes d’établir un geste
politique sur leurs propres fondements théoriques, apparaît
l’extraordinaire difficulté pour un infracteur ou supposé
tel, de faire entendre dans une telle configuration, sa propre parole
et ses propres raisons, à propos des actions ou des conduites
qui lui sont reprochées. Au nom de la nécessité
d’une défense efficace et réaliste, la parole
de nos « communards » a été rigoureusement
éteinte - et pas seulement parce que, pour certains d’entre
eux, ils étaient enfermés - , de même que L’insurrection
a été déminé et pieusement rebaptisé
« un essai politique qui tente d’ouvrir de nouvelles
perspectives »(18)… Le « Comité invisible
» est devenu inaudible, lui qui avait su trouver les mots
les plus justes pour exposer ses analyses et ses motifs, au moment
où sa parole était le plus nécessaire –
celui où se déversaient sur lui les accusations les
plus biaisées et où prenait corps le travestissement
de tout ce qu’il avait entrepris. Les derniers à travailler
à une telle disparition, une telle dépossession n’ont
pas été ceux pour qui cette affaire a été
l’occasion de réintensifier la classique opposition
entre peuple et plèbe, gens du monde et hommes infâmes
; les uns pour opposer le peuple travailleur qui aime son labeur
et soigne son outil de travail (par opposition à ceux qui
se disent allergiques à l’emploi et sabotent le bien
public), les autres pour réintégrer de force dans
le camp des gens convenables et innocents par origine et statut
ceux qui, volontairement, avaient organisé des lignes de
fuite hors de ce qui, socialement, les « destinait ».
Dans les deux cas, il s’agit de faire en sorte que plus rien,
ou le moins possible, ne demeure et s’exprime au grand jour
de l’expérience propre de cette plèbe singulière
et, surtout, que plus rien n’y fasse sens – seul étant
appelé à persister le souvenir du rassemblement vertueux
qui mit en échec (on peut, du moins, l’espérer
à heure où l’on écrit) le montage policier
– un concours de foule qui aura été, à
l’échelle de Tarnac, l’équivalent de celui
qui donna lieu, en mai 2002, au plébiscite « antifasciste
» dont l’effet le plus manifeste a été
d’ouvrir une voie royale à Sarkozy.
Les nombreuses années passées dans les prisons italiennes
par Paolo Persichetti, après son extradition expéditive
et félonne par les autorités françaises, la
réincarcération de Jean-Marc Rouillan montrent que
ceux qui se refusent jusqu’au bout à plier devant les
injonctions à admettre, la tête basse, que seule la
violence de l’Etat est légitime, à entrer dans
le jeu abject des rites de repentance, de reniement et de soumission
sont voués à subir une peine infinie. La dignité,
en politique, de ce point de vue, se trouve, au moment où
le tout venant des « élites » change de camp
et de discours comme il change de voiture, repoussée au point
le plus excentré – là où, envers et contre
tout, ces militants se rendent insupportables à l’Etat
et aux journaux en ne cédant rien, quoi qu’il doive
leur en coûter, sur leurs convictions, sur leur passé.
En ce temps où les palinodies, les reniements et la mise
en œuvre de la règle « efface tes traces ! »
font l’essentiel du bagage « éthique »
de nos hommes politiques, il est remarquable que ceux des inculpés
qui demeurent emprisonnés maintiennent, dans leur silence
même, envers et contre tous les certificats de bonne conduite
qui leurs sont décernés par leurs soutiens bien intentionnés,
ce cap de l’intraitable.
C’est évidemment aujourd’hui le rêve ardent
du Bunker sécuritaire, d’Alain Bauer à Sarkozy,
en passant par tous les tâcherons de l’anti-terrorisme,
de mettre la main sur des groupes activistes dont ils pourraient
dire : voilà, les héritiers de la Bande à Baader
et d’Action directe sont là, ils sont armés,
prêts à tuer et en voici les preuves ! C’est
leur rêve, car Dieu sait quelle providence politique, électorale
représenterait, à défaut de tout autre, une
telle chance d’exhiber la preuve tangible des risques et menaces
innombrables qui nous assaillent ! Mais comme une telle manne n’existe
pas, il a bien valu l’inventer en travestissant des discours
et des conduites, inséparables de formes nouvelles de résistance
ou de riposte, en « terrorisme ». L’affaire de
Tarnac aura eu au moins le mérite de dégonfler cette
baudruche du « terrorisme » à géométrie
variable – mais sans que la critique de ce vocable corrompu
aille jusqu’à sa complète récusation
: nombreuses sont les bonnes âmes qui pensent que l’accusation
de terrorisme lancée contre ces jeunes gens était
abusive et scandaleuse, mais qu’au demeurant la lutte contre
le vrai terrorisme justifie bien, dans des circonstances données,
quelques atteintes aux libertés publiques. Or, la validation
du vocabulaire et des schèmes discursifs de nos gouvernants
n’est jamais que le début du consentement à
ce qui nous réduit aux conditions du gouvernement qui établit
comme sa règle légitime ce dont se nourrit l’état
d’exception proliférant.
Et ce n’est pas parce que les inculpés de Tarnac ne
sont rien de ce qu’en a dit Mme Alliot-Marie relayée
par quelques magistrats « antiterroristes » (encore
le vocabulaire corrompu de l’ennemi) que L’insurrection
qui vient est une prophétie vide et une rodomontade sans
conséquence ; n’est-il pas pour le moins singulier
que les émeutes juvéniles qui ont éclaté
en Grèce en décembre 2008, suite à l’assassinat
d’un jeune par un policier à Athènes, aient
sur le champ été entendues aussi bien par la presse
que par les gouvernants de ce pays, Sarkozy en tête, comme
un avertissement, voire le signe avant-coureur de ce à quoi
il conviendrait de se préparer ? Du côté de
l’Etat, des « experts » de toutes sortes, le syndrome
de l’explosion sociale se développe, en conséquence
de quoi sont mis en place toutes sortes de dispositifs destinés
à faire face au « coup dur », à la situation
d’urgence. On pourrait même dire qu’une telle
commotion constitue pour eux l’un des scénarios non
seulement du possible mais du souhaitable – tant ils sont
en quête de dérivatifs face aux effets durables du
tsunami financier de l’année 2008.
« Nous n’avons rien fait de mal, nous sommes irréprochables
– l’Etat de droit, la Ligue des Droits de l’Homme
et Daniel Cohn-Bendit avec nous ! » demeurent, dans cette
conjoncture, des réponses un peu courtes et surtout mal dirigées.
Sans succomber au charme facile des prédictions apocalyptiques
qui annoncent sans frais l’imminence de la chute de notre
« Ancien régime », nous gagnerions plutôt
à dire : en de telles circonstances, il n’est pas exclu,
en effet, que nous puissions devenir dangereux, que nous nous destinions
à le devenir, tant ce qui nous gouverne est devenu abject,
menaçant et insupportable ! Après tout, ce ne sont
pas les exemples qui manquent, dans le présent, de pôles
et de manifestations de radicalité qui, activement, organisent
la résistance à cet insupportable – sans papiers,
lycéens, enseignants, ouvriers grévistes, psychiatres
même, que rien ne destine à se conduire en subversifs,
révoltés par le décret présidentiel
leur enjoignant de traiter désormais les malades mentaux
en criminels…
Il est intéressant que, dans ce contexte où les lignes
de tension et d’affrontement se multiplient, l’accent
se trouve porté, en l’absence de toute capacité
des appareils politiques traditionnels à se tenir à
la hauteur de l’exaspération qui monte, sur les conduites
davantage que sur les projets. Une nouvelle subjectivité
de résistance et de défection émerge, qui trouve
son expression dans la multiplication des proclamations et manifestations
de désobéissance. Il ne s’agit pas tant de renouer
avec le grand mythe de l’illégalité, du soulèvement
violent et massif que de dire, simplement : dans ces conditions,
nous n’obéirons plus, nos conduites deviendront ingouvernables,
cesseront d’être programmables. Nous cesserons d’être
les agents de ce que tentent de produire et reconduire ceux qui
nous gouvernent, nous ne serons plus dans ces rôles, nous
ne serons plus, si possible, là où nous sommes prévus
et attendus.
C’est, pour l’essentiel, ce à quoi exhorte L’insurrection
qui vient, et cela va un peu plus loin que « planter des carottes
». Mais ce ne serait pas la première fois que des parents
découvriraient après-coup ce qu’ils ont toujours
préféré ignorer - les talents cachés
de leur progéniture.
Alain Brossat, 6 janvier 2009
(1) comité invisible, L’insurrection qui vient, La
fabrique éditions, 2007.
(2) « Une critique du capitalisme cognitif comme on en trouve
des dizaines sur les étals des librairies », statue
Christian Salmon dans Le Monde du 5 décembre 2008.
(3) Tiqqun, revue fondée en 1999. Deux numéros sortis.
Théorie du Bloom a été réédité
aux éditions La fabrique, Premiers matériaux pour
une Théorie de la Jeune-Fille aux Editions Mille et une nuits.
(4) Il n’est pas le seul – voir à ce propos
l’excellent numéro de la revue franco-italienne La
Rose de Personne, n°3, 3/2008, « Pouvoir destituant –
les révoltes métropolitaines ».
(5) Publiée en 1910, la brochure de Pouget, intitulée
Le sabotage, a été rééditée en
1969, sans indication d’éditeur, puis en 2004 aux Editions
Mille et une nuits.
(6) L’insurrection qui vient, p. 83.
(7) Ibid., p. 91.
8) Ibid., p. 84.
(9) Un rapport de la sous-direction antiterroriste centrale de
la police judiciaire, publié par Mediapart , fait état
dans le détail de la participation de certains des inculpés
à cette manifestation – comme si, dans ce pays, se
mobiliser contre l’organisation de la politique sécuritaire
anti-immigrés devait tout naturellement être considéré
comme une action crypto-terroriste !
(10) Le Figaro du 13/11/2008
(11) Le Parisien du 12/11/2008
(12) Le Monde du 28/11/2008
(13) L’insurrection…, p. 70. Il est assez étrange
de trouver sous la plume de Giorgio Agamben, dans le texte qu’il
écrit en défense des inculpés (Libération
du 19/11/2008), la phrase suivante : « Il s’agit [les
actes imputés aux inculpés] de délits mineurs,
même si personne n’entend les cautionner ». Il
n’est pas sûr que le parti pris de respectabilité
bourgeoise qu’adopte ici l’auteur de l’État
d’exception soit destiné à servir ceux qu’il
entend défendre ; il est plus probable qu’il achèvera
de convaincre plus d’un observateur de l’embarras fréquent
qu’éprouvent les philosophes à mettre leurs
gestes politiques épisodiques en accord avec les analyses
et principes qui s’énoncent dans leurs écrits.
(14) Lettre ouverte des parents des inculpés, en date du
23/11/2008.
(15) « L’écologie n’est pas seulement
la logique de l’économie totale, c’est aussi
la nouvelle morale du Capital », L’insurrection, p.
63.
(16) Voir à ce propos Michel Foucault : Sécurité,
territoire, population, Cours au Collège de France, 1977-78,
leçon du 1/03/1978.
(17) Libération du 26/11/2008.
(18) Lettre ouverte des familles, texte cité supra.
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