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Origine : http://ici-et-ailleurs.org/spip.php?article184
« Be nice to America, or we will bring democracy to your
country » (sticker humoristique arboré par certains
auto- mobilistes new-yorkais en réponse aux plus massifs
« Support our troops in Afghanistan ! »)
La difficulté majeure de la « question démocratique
» aujourd’hui ne se situe pas au plan des appellations,
elle ne se laisse pas réduire à celle de sa définition
adéquate (qui propose la meilleure définition de «
la démocratie » – Karl Popper, Pierre Rosanvallon
ou Jacques Rancière ?). Elle est, au fond, celle de la saisie
du plan de réalité dans lequel cette question fait
sens – et donc de ce qui en constitue le milieu effectif.
C’est donc, à ce titre et en toute simplicité,
une question ontologique.
Toutes les approches de « la démocratie » en
général et de la démocratie contemporaine en
particulier formulées en termes d’institution, de système
de mœurs (« culture »), d’historicité,
se référant à des conditions axiologiques (les
fameuses « valeurs » démocratiques) ou encore
à une axiomatique philosophique et politique (la démocratie,
c’est le champ où fait rage la bataille pour l’égalité)
– toutes ces approches sont non seulement « falsifiables
», mais, plus grave, constamment récusées par
ce que l’on pourrait appeler l’empiricité démocratique,
un champ pratique sans cesse renouvelé et constitué
par l’ensemble des décisions, gestes, routines, dispositifs,
technologies constituant la supposée réalité
démocratique du présent. Ceux qui, globalement, récusent
cette empiricité, la définissant comme fausse démocratie,
démocratie illusoire ou mensongère se condam- nent
à un platonisme de commodité : gardiens intransigeants
de l’Idée démocratique contre toutes ses mauvaises
imitations ou falsifications, ils réactivent l’opposition
classique forgée par ce pastorat philosophique qui, veillant
à l’intégrité des « belles »
idéalités, fait de son conflit avec le réalisme
politique le fondement de sa légitimité.
Si donc le plan de réalité dans lequel peut être
saisie la démocratie, non comme substance ou « réalité
» sur un mode naturaliste ou vériste, mais bien philosophiquement
comme question, n’est ni celui de l’institution, ni
celui des mœurs (usages), ni celui de la scène ou l’opération
qui « vérifie » l’Idée – quel
est-il donc ? Il est, aurait pu dire Foucault, s’il s’était
jamais intéressé à cette question (qui, à
l’évidence ne lui inspirait rien en particulier, ce
que ses détracteurs s’empresseront d’inscrire
à son passif, sans s’interroger plus avant sur les
raisons de cette indifférence...) de deux ordres : celui
des rapports de force(s) (des relations de pouvoir) et celui des
discours. En d’autres termes, il n’y a rien dans la
démocratie de substantiel qui ne s’effectue dans ces
relations, ces interactions et ces « jeux ». Son «
essence », c’est ce devenir perpétuelle, sans
fond, cette mobilité infinie, ces déplacements et
transformations constants que supposent les jeux de force(s) qui
lui donnent consistance et l’établissent dans la durée.
La démocratie, tout particulièrement la démocratie
contemporaine, ne s’identifie pas, contrairement à
ce qu’affirme l’ensemble de ses thuriféraires,
à la production d’éléments de réalité
spécifiques, irrécusables – l’Etat de
droit, les libertés publiques, le pluri-partisme, les élections
libres... – le propre de l’Etat démocratique
étant, précisément, de disposer de la capacité
illimitée, en tant que puissance incontrôlée,
de suspendre, au nom de la nécessité (l’interprétation
de celle-ci étant laissée à la guise de ses
« décideurs ») tel ou tel de ces éléments
réputés constitutifs de l’ordre et de la civilité
démocratiques. La démocratie contemporaine s’identifie
plutôt à son tracé, à ce qui l’apparente
à une boule de feu ou une matière en expansion : elle
est une « force qui va », sans pilote, sans finalité
autre que le déploiement, l’expansion de sa puissance,
l’impossible réalisation de ses fins – la conquête
du monde.
Peut-on imaginer une machine qui ne serait pas un moyen en vue
de réaliser telle ou telle fin, mais pur et simple système
dynamique dont l’unique finalité (« autotélique
») serait de « continuer », poursuivre son chemin
en augmentant sa puissance ? Si oui, ce serait la démocratie
contemporaine, plutôt que Frankenstein ou tel automate ayant
échappé au contrôle de son présomptueux
inventeur.
Pour autant qu’elle est un bloc dynamique de puissance, en
constante expansion jusqu’à ce qu’une puissance
supérieure l’arrête et la disloque, une machine
à construire des rapports de force(s), la démocratie
contemporaine est strictement égale à ses pratiques
et à ce qui en découle dans le monde en général
et la société humaine en particulier. L’idéologie
démocratique, elle, commence très précisément
là où les penseurs libéraux (dans le sens anglo-saxon
du terme) les mieux intentionnés tentent de nous convaincre
que « la démocratie » comporte ce trait singulier
qui la caractériserait en propre : elle recèlerait
toujours une sorte d’excédent incalculable, de supplément
d’âme éthique qui, demeurant irréductible
aux imperfections de la « démocratie réelle
», de l’institution démocratique (source, pour
le public, de toutes les désillusions et désaffections),
agirait constamment comme élément de relance de l’espérance
et du programme démocratiques. Au fond, ce « plus »
idéel de la démocratie contemporaine, cette écharde
messianique fichée dans la chair de la grise quotidienneté
démocratique, diraient nos benjaminiens, constituerait, du
côté du Bien et du Juste, le symétrique exact
et le contrepoids de ce qui constitue, du côté du Mal
et de l’inique, la production du déchet humain, de
l’en-trop, de l’humanité-jetable – les
SDF, les sans-papiers, la population pénitentiaire etc. –
qui sont le hors-champ rigoureux, rigoureusement inarticulable,
de la vie démocratique dans les sociétés occidentales
et assimilées.
Mais à l’examen, il apparaît surtout que ce
supplément impalpable, ineffable et sublime, de la démocratie
d’institution, quelle que soit la source ou la généalogie
à laquelle on le réfère (« l’héritage
des Lumières », la passion de l’égalité,
la civilité démocratique, les racines chrétiennes
ou juives de la démocratie occidentale...) en est surtout
l’habit de lumière destiné à rendre l’intolérable
supportable aux yeux du public démocratique – cela
fait un certain temps déjà que, dans nos sociétés
(par opposition à d’autres, régentées
par des régimes dit sobrement autoritaires quand ils sont
« amis » ou clients des démocraties occidentales
et autocratiques, despotiques, tyranniques lorsqu’ils sont
en délicatesse avec celles-ci), les Droits de l’homme
sont un motif et un enjeu discursif destinés avant tout à
asseoir et raffermir la légitimité du système
et des élites gouvernantes, dans un subtil jeu de confrontation/dénonciation
de ces « autres » qui les maltraitent ; les Droits de
l’Homme, donc, comme matériau des rapports de force(s)
et moyen de conduire la bataille perpétuelle (qui est la
réalité effective de cette création continuée
qu’est la puissance démocratique)... On pourrait désigner
ce phé- nomène sous le nom de paradigme du Dalaï
Lama – la bonne cause (les droits et libertés du peuple
tibétain) et la bonne mine du saint homme, dieu vivant et
politicien roué, comme moyens de poursuivre « par d’autres
moyens, moins violents » (pour parodier Clausewitz) la lutte
pour l’hégémonie, contre l’augmentation
rapide de la puissance chinoise.
L’Un démocratique
La réalité démocratique contemporaine est
égale à ce que sont les pratiques des Etats démocratiques
contemporains, dans leur pure et simple effectivité, qui
est dynamique et non statique, et dont l’élément
(non institutionnel, prompt à se dérober à
toute saisie intellectuelle et à toute description, à
ce titre) est l’expansion de l’énergie, le jeu
ou flux de puissance sur un mode toujours relationnel – dans
le rapport à d’autres forces, à d’autres
puissances dynamiques. La réalité démocratique
contemporaine, et ce point est capital, « n’existe pas
en premier lieu » sur un mode « interne », comme
espace d’inclusion ou champ intégré plus ou
moins clos, établissant sa normativité propre et exemplaire,
nécessairement exemplaire face à tout ce qui en cons-
titue l’extérieur ou l’« autre »
déficient et coupable (les « dictatures arabes »,
par exemple).
La réalité démocratique contemporaine se manifeste
et se décèle en premier lieu dans la relation qui
s’établit entre l’Un démocratique et tout
ce qui en est désigné, décrété,
institué, pourrait-on dire, comme l’autre. L’ordre/désordre
(le « chaos organisé » dans la langue du Monde
diplomatique) du monde contemporain n’est pas tissé
en premier lieu dans le lin blanc de l’ « exemplarité
démocratique », la supposée salutaire pandémie
démocratique qui attesterait la constance, envers et contre
tout, l’existence d’un progrès historique et
moral de l’humanité (Kant), cet ordre par antiphrase
est fait du combat perpétuel pour l’hégémonie
que livre la machine démocratique à cet « autre
» multipolaire qu’elle s’invente tous les jours.
Inversement, donc, tout ce qui s’énonce en termes de
« supplément d’âme » démocratique,
généralement formulé en termes axiologiques
(les fameuses « valeurs ») est rigoureusement égal,
comme le remarquait déjà l’historien italien
Luciano Canfora, à l’idéologie du système
(du bloc de puissance) démocratique. Par idéologie,
nous entendons ici cet élément stratégique
que constitue la mobilisation auto-légitimante du public,
agencée sur toutes sortes de pratiques discursives ; la légitimation,
comme enjeu idéologique, est toujours l’élément
d’un combat : c’est toujours contre un autre, plus ou
moins explicitement désigné, que se légitiment
les démocraties – au temps de Périclès
comme à celui des Bush. Le « nous, Athéniens
», « nous seuls » que Thucydide fait entendre
de façon lancinante dans le fameux discours de Périclès
énonce ici clairement la donne.
Le régime intérieur modéré, tempéré
et réputé tolérant des démocraties contemporaines
doit être compris à cet égard comme un facteur
essentiellement fonctionnel. Ce n’est pas « l’attachement
aux valeurs » ni aucune espèce d’héritage
en quête de fidélité qui ont pour effet que,
dans les démocraties contemporaines, les modes de gouvernement
traditionnels à l’injonction, à l’intimidation
ou à la terreur ont massivement cédé la place
à la consultation, la concertation, la suggestion, l’incitation,
l’explication, l’optimisation, etc. Comme l’a
démontré à satiété l’échec,
en Europe de l’Est, du « communisme de caserne »
d’inspiration stalinienne, des sociétés complexes,
dotées de circuits d’intégration toujours plus
allongés et différenciés ne peuvent être
durablement gouvernées sur un mode autoritaire. Dans ce type
de configuration, le gouvernement des vivants, pour atteindre son
niveau d’efficience maximale, doit mobiliser et stimuler le
consentement des gouvernés, passer par des formes d’adhésion
massives, faire appel à leur discernement et à leur
intelligence et ne pas spéculer pour l’essentiel, comme
le fait le gouvernement traditionnel, sur leur crainte, leur ignorance
et leurs divisions.
Il importe donc de bien comprendre que le supposé trait
de moralité propre au gouvernement démocratique est
indissociable des conditions de la gouvernementalité contemporaine
– pour que des sujets modernes soient gouvernables sur le
long terme et sans irrégularités majeures, il importe
qu’ils le soient plutôt au consentement qu’à
la contrainte, aux mécanismes de sécurité davantage
qu’aux disciplines dures, voire à la terreur, etc.
Ce n’est donc pas dans le domaine éthique ou sur un
plan axiologique que se fait le départ entre les pouvoirs
démocratiques et les « autres », ceux qui, génériquement,
constituent leur « grand Autre » – c’est
sur le terrain de l’efficience, du renforcement, du resserrement
et de l’intensification de la relation gouvernants/gouvernés.
En fin de compte, comme on l’a bien vu avec les dites «
révolutions arabes » récentes, le partage ne
se fait pas entre des pouvoirs moraux et des pouvoirs immoraux –
un énoncé qui s’effondre de lui-même,
puisque les supposés pouvoirs moraux ont soutenu avec une
constance rare les supposés pouvoirs immoraux – jusqu’à
l’instant de leur effondrement. Le partage effectif s’opère
plutôt entre le gouvernement démocratique, comme mode
de gouvernement, pastorat du vivant humain, fonctionnel et adapté
aux configurations sociales, culturelles, historiques du présent,
gouvernement intelligent et sophistiqué à ce titre
et dans cette mesure seulement, et toutes ces formes de pouvoir
bête, mimétique, cramponnées au plus obscur
immémorial d’un pouvoir de prédation qui ne
pourrait s’exercer que par la force brutale, la production
de l’effroi perpétuel auprès des gouvernés,
la « terrorisation » de la population...
Le gouvernement « intelligent » (démocratique)
n’a rien de particulièrement moral, dans la mesure
même où il est la condition de l’entretien de
cette machine hégémonique qu’est elle-même,
en acte, en situation, la puissance démocratique. Du point
de vue de l’élaboration des conditions contemporaines
du gouvernement humain, les démocraties sont simplement infiniment
plus retorses que les plus rouées et impitoyables des tyrannies.
Leur disposition première n’est pas le désir
insatiable du Bien (des populations, de l’humanité...)
mais un cynisme sans rivage. Le trafic constant qu’elles exercent
avec la fausse monnaie des « valeurs » en dit suffisamment
long à ce sujet. L’alliage unique de bavardage moral-humanitaire
et d’actes de brigandage et de destruction à grande
échelle (comme lors des campagnes successives des deux Bush
en Irak) dont elles conservent jalousement le secret de fabrication
est leur image de marque exclusive. Pour autant que les démocraties
occidentales sont toujours davantage des démocraties du public
et toujours moins, à rigoureusement parler, des régimes
représentatifs, la dimension « éthique »
de la mobilisation de leurs opinions joue un rôle toujours
plus décisif, de même que la capacité de prendre
l’ascendant sur les autres, sur l’Autre, en faisant
valoir la supériorité morale du système démocratique
sur tout ce qui ne l’imite ou s’y rallie. Les principes
universels, les actions humanitaires, les Droits de l’homme
se trouvent ainsi « embarqués » dans les jeux
de force(s) au même titre que les moyens militaires, les pressions
économiques et le reste. Parmi les composants de la puissance
démocratique aujourd’hui (son hégémonie),
l’idéologie est assurément le plus solide et
le plus performant – dans le temps où, à l’évidence,
les moyens traditionnels de la puissance occidentale sont sur le
déclin.
Des mots puissants
Résumons. L’énoncé princeps du mythe
démocratique aujourd’hui, comme mythe occidentaliste,
est le suivant : les régimes démocratiques sont imparfaits,
les puissances démocratiques se rendent coupables de bien
des actions litigieuses voire criminelles. Mais la démocratie,
comme idée, ayant scellé un pacte perpétuel
avec l’Universel et les valeurs fondatrices de toute humanité,
se tient hors de portée de ces défauts, mieux, elle
est dotée d’une capacité infinie, inépuisable,
de les corriger et de rétablir la légitimité
de tout ce qui se trouve agencé sur son nom.
De ce jeu entre le sensible, le multiple, d’un côté,
et l’intelligible, l’Un, de l’autre (le facteur
constitutif de la réalité démocratique aujourd’hui)
sa situation hégémonique sort toujours gagnante. Une
vraie martingale philosophico-éthico-politique, tout comme
le pro-videntialisme leibnizien avait sa martingale théologico-politique.
Au cœur de cette opération se détecte la captation
par l’idéologie démocratique de tous les mots
puissants et les grands noms que la modernité associe à
sa supposée « sortie » (Kant) de la condition
d’hétéronomie qui était celle des peuples
et des sujets individuels dans les mondes traditionnels, dans les
sociétés d’Ancien régime – humanité,
liberté, égalité, dignité, droit(s)...
Il s’agit bien de susciter auprès du public désormais
mondialisé des jeux d’association, tels que tout se
passe comme si, désormais, ces mots ne pouvaient faire sens
qu’à la condition d’être associés
à l’institution démocratique, à la démocratie-à-l’occidentale,
et à quelques-uns des « signes particuliers »
de celle-ci – le pluripartisme, les élections «
libres », la « liberté de la presse » notamment.
Or, à l’évidence, au fil de ces jeux d’association,
ces mots magiques subissent des torsions, des formes de déperdition
qui les rendent méconnaissables – il suffit de voir
de quoi est fait le conseil d’administration et la composition
du capital des grands quotidiens français, britanniques,
états-uniens (etc.) pour savoir à quoi s’en
tenir sur la qualité de cette tant vantée «
liberté de la presse ». Il suffit de voir l’usage
que font les gouvernements néo-libéraux d’aujourd’hui
et leurs inspirateurs de motifs comme ceux de l’« équité
» ou de la « dignité » pour se convaincre
que, comme disait Paul Valéry, un mot devient « détestable
», dans de telles circonstances, à avoir « plus
de valeur que de sens » (il pensait en l’occurrence
à l’usage inflationniste du mot « liberté
»).
Et pourtant, rien n’est plus difficile aujourd’hui
que d’émanciper des vocables comme ceux de liberté,
égalité, communauté, fraternité... de
leur mise aux normes par la machine démocratique. Un «
apprivoisement » de ces notions en forme de rapetissement,
une déperdition, un devenir-médiocre programmé
de ces mots – n’est-il pas courant d’entendre
aujourd’hui les gouvernants, les idéologues du régime
démocratique contemporain soutenir que « la première
de nos libertés, c’est la sécurité »
? Une inflexion est donc donnée à la notion de liberté
(associée en premier lieu à l’expansion d’un
sujet, son émancipation, son autonomie...) qui la redéploie
tout entière du côté de la protection et de
l’immunisation ou en termes plus concrets, dans les programmes
politiques, de défense sociale face à l’ensemble
des périls auxquels est censée être exposée
la population. Il n’y a rien de surprenant à ce que,
lorsque des notions fondatrices de la subjectivité collective
des citoyens font l’objet de tels détournements, l’homme
ordinaire en vienne à éprouver une véritable
allergie et à manifester une hostilité ouverte vis-à-vis
des usages de la liberté échappant à cette
normalisation – ceux qui s’incarnent par exemple dans
le mode de vie des Roms. La liberté du Rom se déplaçant
des Balkans vers la France et manifestant une admirable capacité
à reconstituer des îlots d’existence dans les
conditions les plus précaires et souvent les plus menacées,
se situe en effet aux antipodes de la « liberté »
de l’homme de la foule de nos sociétés, une
liberté toute entière faite de tutelles, d’assurances
et d’enveloppes protectrices, et pour lequel l’idée
même de se retrouver dans la situation du Rom migrant ne s’associe
nullement à la liberté ou à l’autonomie,
mais au contraire au pire des scénarii d’abandon et
de déchéance qu’il puisse imaginer... De la
même façon, lorsque les médias et les gouvernants
célèbrent, à l’occasion des soulèvements
dans les pays arabes, l’appétit de « liberté
» retrouvé par ces populations, ils ont distinctement
en vue ce qui, pour eux, constitue le maximum acceptable d’une
telle notion : des libertés en forme de meilleures garanties
contre la violence et l’arbitraire des puissants, mais certainement
pas la pleine capacité, constitutive de la puissance d’un
peuple, d’exercer son autonomie sur un mode collectif sans
remettre son destin entre les mains des élites légitimées...
par les chancelleries occidentales et le capital international,
d’inventer de nouvelles formes politiques, etc. Cette liberté-là
s’appelle, en effet, pour ces maîtres de la langue,
anarchie.
L’acharnement avec lequel les élites démocratiques
s’établissent dans la position de gardiennes de toutes
les grandes « valeurs » (issues, généalogiquement
des séquences révolutionnaires des XVIIe et XVIIIe
siècles dont ils condamnent, par ailleurs avec constance,
la « violence sanguinaire ») en dit long sur l’importance
de cet enjeu. Du coup, il devient très difficile de délier
ces mots enchantés de la normativité démocratique
et de les restituer à la multitude des contextes historiques,
culturels et politiques dans lesquels ces notions trouvent des conditions
d’intensification particulières. Il devient bien difficile
à l’apprenti philosophe de comprendre que les Confessions
de Rousseau sont, d’un bout à l’autre, un manifeste
en faveur de l’égalité, quand bien même
une lecture superficielle du Contrat social nous convainc aisément
du fait que les démocraties contemporaines sont tout, selon
la définition rousseauiste de la souveraineté populaire,
sauf des démocraties. Il devient tout aussi difficile à
l’homme démocratique ordinaire de nos pays de comprendre
que le sentiment de la dignité du citoyen et de ses droits
élémentaires sont, dans la Chine d’aujourd’hui,
le ferment d’une lutte perpétuelle des gens d’en
bas contre les accapareurs, d’une démocratie vive et
de terrain si l’on veut, dont on chercherait vainement l’équivalent
sous nos latitudes. Bien difficile à l’homme démocratique
occidental, constamment conditionné par le détournement
et la perversion de la notion de communauté (lorsque ont
force de loi des expressions absurdes comme « communauté
internationale » ou « communauté universitaire
») de saisir encore ce que sont les formes de vie communautaire
et la « liberté sauvage » d’une tribu amazonienne
ou d’un squat de longue durée, de comprendre quoi que
ce soit à ce qu’étaient les communautés
paysannes dans l’Espagne en révolution de 1936, etc.
La promotion, dans le grand récit qui a pris corps à
la fin du siècle dernier après la chute du système
soviétique, des démocraties contemporaines au rang
de conservatoire de toutes les « valeurs » cardinales
associées à la politique et la vie commune a pour
effet un véritable arasement de celles-ci, évidées
de toutes leurs puissances émancipatrices. Littéralement
parlant, le mot de fraternité ne « dit » rigoureusement
plus rien aux élites politiques d’un pays comme la
France, ceux et celles qui les composent n’en ont plus aucune
espèce d’intuition, individuellement et collectivement,
et si ce vocable se rencontre encore à l’occasion dans
leurs discours, généralement à l’occasion
d’échéances électorales, c’est
par une sorte d’automatisme et pour l’unique raison
que, figurant au fronton des mairies, il vient leur rappeler le
caractère obligatoire de son emploi dans l’espace du
rite républicain. Pour le reste, la fraternité, comme
sentiment ou affect politique, moteur d’action, s’est
réfugiée aux marges de l’institution démocratique
ou dans ses catacombes – là où, par exemple,
des militants de RESF incitent des élus locaux à effectuer
des « parrainages républicains » d’étrangers
sans papiers ou déboutés du droit d’asile.
Pour le reste, les « gardiens » par fonction et destination
des « valeurs » dites républicaines et démocratiques
se font une idée de celles-ci qui est entièrement
surdéterminée par les calculs gestionnaires appliqués
aux populations, les attentes supposées du public (les sondages)
et, naturellement, les « intérêts supérieurs
» de l’économie et des puissances financières.
Dans toutes les démocraties occidentales ou à l’occidentale
qui se donnent constamment en exemple au monde entier, les libertés
publiques (dont la promotion est pourtant l’enjeu majeur,
la « conquête » décisive, depuis la Révolution
anglaise – Habeas corpus) sont constamment mises à
mal au nom d’un « état de nécessité
» perpétuellement réajusté en fonction
des opportunités du moment – les « bavures »
policières qui se sont accumulées au Royaume Uni ces
dernières années, la justice au hachoir destinée
à remettre la plèbe à sa place, après
les émeutes de l’été 2011 sont des illustrations
probantes de cette évolution.
Une partie variable mais jamais négligeable du public partage
avec les gouvernants cette perte, cet « oubli » radical
du sens élémentaire des libertés publiques,
alors même que celles-ci constituent en principe, dans «
nos » démocraties, le vivier, le terreau élémentaire
de la liberté du citoyen ordinaire – son droit à
agir, se déplacer, communiquer, parler sans se heurter constamment
à des dispositifs policiers. Tel est le paradoxe de la situation
actuelle : plus « nos » démocrates » affichent
leur vocation de champions des « valeurs » associées
aux mouvements d’émancipation qui ont accompagné,
en Europe et en Amérique, la chute des mondes anciens, et
plus les démocraties réelles en sont, effectivement,
les musées, voire les instituts funéraires.
Démocratie de papier
Toute approche de la démocratie spéculant sur une
substance propre de celle-ci, de quelque espèce que ce soit,
est vouée à l’échec ; une démocratie
pouvant être, dans le monde contemporain, chaque chose et
son contraire – dans la « démocratie la plus
peuplée du monde » (l’Inde), le pluripartisme
fait bon ménage avec les discriminations traditionnelles
frappant les catégories situées en bas de la hiérarchie
sociale. La « seule démocratie du Proche-Orient »
(Israël) pratique un apartheid sournois mais persistant vis-à-vis
de la partie arabe de sa population et impose à la population
des territoires qu’elle annexe et occupe un état d’exception
permanent. Dans plus d’une démocratie de papier, une
partie variable de la population vit en dessous du seuil de pauvreté
fixé par les organismes internationaux. Certains des grands
Etats dits démocratiques de la planète ont la laïcité
pour credo, et d’autres n’ont jamais pratiqué
la séparation de l’Etat d’avec une Eglise ou
des Eglises ; certains sont républicains et d’autres
non. Dans nombre de ces démocraties, les élections
donnent lieu à toutes sortes de manipulations, y compris
en Europe (Albanie...) ; dans certaines d’entre elles, l’avortement,
considéré ailleurs comme un droit des femmes fondamental
continue d’être criminalisé (Philippines...),
idem concernant l’homosexualité... Et, partout, dans
toutes les démocraties occidentales et à l’occidentale,
comme on l’a bien vu après le 11 septembre, le respect
des libertés publiques est à géométrie
variable et suspendu à l’appréciation de la
situation générale par les gouvernants – Patriot
Act, Guantanamo, vols « noirs » de la CIA, prisons et
centres de torture clandestins établis dans des démocraties
patentées comme dans des non-démocraties, sous-traitement
de prisonniers « islamistes » à des tyrannies
amies (à l’époque, y compris la Libye ! ) etc.
Lutte pour l’hégémonie
La seule chose qui soit donc constante dans l’objet «
démocratie » aujourd’hui, c’est son caractère
d’enjeu, c’est-à-dire sa dimension stratégique.
S’il s’agissait donc d’ébaucher à
tout prix une réponse à la question de rigueur –
« qu’est-ce que la démocratie ? » –,
il s’agirait de dire : « la démocratie »,
c’est ce dont il est question dans la « guerre des communiqués
» qui oppose la puissance hégémonique à
ses autres et son Autre, c’est ce grâce à quoi
et autour de quoi il est question de prendre l’ascendant sur
l’adversaire que l’on se donne, c’est, plus que
l’objet du litige, le moyen par lequel l’affrontement
est cultivé et poursuivi, de bataille en bataille et selon
les modalités les plus variées. La politique de la
« canonnière » démocratique contemporaine
emprunte les moyens les plus variés : en son cœur, l’
« ordre des discours », il est vrai, la bataille pour
non pas « les idées » mais le formatage de la
pensée, les énoncés « corrects »,
les normes idéologiques ; mais aussi bien,la guerre économique
(la libre circulation des marchandises) et, à l’occasion,
l’exportation impériale de la démocratie à
la pointe des drones US (Irak, Afghanistan) ou des porte-avions
de l’OTAN (Libye). Ainsi définie en termes stratégiques,
la démocratie sera désignée comme ce dont l’hégémonie
légitime doit être reconnue en toutes circonstances
par le plus grand nombre possible, dans le présent.
Ou inversement : ce dont les « ennemis » doivent être
constamment repoussés et combattus – comme l’étaient
les Scythes et les Parthes pour et par la puissance romaine.
Dans la mesure même où le combat pour « la démocratie
» est indissociable de cette lutte constante pour l’hégémonie,
pour la prévalence des « énoncés corrects
», dans la mesure même où, dans notre présent,
« la démocratie » est constamment référée
à des « foyers » et des origines (« territorialisée
» et « racinée »), le centaure démocratique
(combinaison retorse de réalité sensible et d’idéalité)
est une construction occidentale et occidentaliste. Les gens ordinaires
(paysans, ouvriers, résidents...) spoliés par l’appétit
féroce des nouveaux capitalistes et des bureaucrates locaux
qui, en Chine continentale, luttent pied à pied contre les
spoliations et les dénis de justice ne se mettent pas en
mouvement pour « la démocratie » ( le bipartisme
états-uniens n’est pas leur aspiration la plus pressante,
et pour cause) mais bien pour faire valoir des revendications spécifiques
et faire connaître au pouvoir, local et central, que «
quand c’est insupportable, on ne supporte plus » –
un énoncé qui ne figure dans aucune des constitutions
des grandes démocraties occidentales. Ce n’est qu’au
prix d’un constant, d’un acharné recodage que
ces luttes (dont la variété et la massivité
atteste une vitalité politique populaire, voire plébéienne
infiniment plus grande que sous nos latitudes) deviennent la vitrine
de ce discours occidental, des médias et chancelleries d’Occident
où il n’est question que de vaillants combattants et
martyrs des « Droits de l’Homme » dressés
contre l’une des dernières (!) grandes autocraties
de notre monde en voie de globalisation démocratique... Dans
ce monde même, une formule lancinante et rituelle comme «
le combat pour la démocratie » porte sa marque de fabrique
occidentale et occidentaliste puisqu’elle ne peut être
prononcée sans que s’ouvre le tiroir-caisse idéologique
de la machine hégémonique de pouvoir.
Tout se joue en ce point où un discours (hégémoniste,
hégémonisé) rencontre une lutte, un soulèvement,
une résistance. C’est un fait : les gens, la masse,
les hommes et les femmes d’ « en bas » se soulèvent
lorsqu’ils n’en peuvent plus – c’est le
« printemps arabe », après tant d’autres
scènes et séquences historiques fugitives ou durables,
en forme d’instant de grâce, depuis la chute de l’Empire
soviétique... Mais ces soulèvements n’ont pas
de modèle(s), ils ne procèdent pas par imitation,
ils ne sont pas des révolutions de « rattrapage »
(où la tortue du monde arabe s’évertuerait à
« rattraper » le lièvre des démocraties
occidentales), ils sont, par définition des événements
sans destination portés par une énergie propre, des
affects collectifs spécifiques – fureur, haine, fierté,
enthousiasme, etc. Ils sont surrection pure, déploiement
d’une puissance propre et non pas action ou suite d’actions
mises en route par un discours et résultant d’un calcul.
Tout se joue donc dans la mise en place du dispositif de capture
de ces événements par le discours et le système
d’interprétation qui est supposé les doter de
leur sens pour le public mondialisé. Tout se joue dans l’enclenchement
de ce processus qui est celui de leur formatage démocratique
aux conditions du discours hégémonique et dont le
message rapidement explicite est le suivant : sans doute les spasmes,
les concours de foule, les moments de violence même de ces
soulèvements étaient-ils inévitables pour que
le tyran, l’autocrate soit mis au rebut ? Mais n’est-il
pas d’ores et déjà temps d’en venir à
l’inéluctable – la formation de partis de pouvoir,
la préparation d’élections générales,
l’adoption d’une constitution démocratique...
?
La validation des soulèvements par le discours démocratique
globaliste a pour condition absolue la mise en mouvement accélérée
de ce processus de normalisation. En bref : soit vous jouez le jeu
du dispositif général de la globalisation démocratique
(ce qui, sur le terrain, signifie l’interruption de tout processus
révolutionnaire et l’acceptation des conditions d’une
« stabilisation » qui, en Egypte, va prendre sur le
terrain la forme du durcissement de l’état d’exception
imposé par la caste militaire), soit vous êtes mis
hors jeu et vous devrez vous attendre à être traités
comme des parias de l’ordre démocratique mondial ce
qui, par les temps qui courent, est l’équivalent rigoureux
de l’ostracisme des Grecs anciens ou de la mise au ban pratiquée
par les tribus germaniques...
La capture des soulèvements arabes par le discours démocratique
occidentaliste est donc le processus même par lequel les maîtres
(les servants de la machine impériale, plutôt, de pauvres
maîtres, donc) dessinent les lignes à l’intérieur
desquelles doit demeurer confiné le mouvement qui s’est
amorcé avec les soulèvements : l’acceptable,
c’est une forme d’ajustement, de mise en conformité
des régimes arabes avec la normativité démocratique
mondialisée, et dont la validation de ce qui, de ce point
de vue, peut aisément être relaté rétrospectivement
comme une choquante anomalie – l’éternisation
au pouvoir de cette caste de satrapes dont le contrat avec les puissances
occidentales était clair et distinct : servez-vous, leur
avait-il été signifié une fois pour toutes,
servez-vous sans limite, aussi longtemps que vous nous servez –
sans limite.
Le risque est grand aujourd’hui que les soulèvements
arabes aient été cela : non pas des révolutions
annonçant un changement de donne historique à court
ou long terme, affectant non pas seulement une « région
» toute entière, une aire culturelle, mais aussi (et
surtout) remettant fondamentalement en question la relation entre
la puissance hégémonique et les peuples en soulèvement
– en bref réactivant la dispute autour de la relation
post-coloniale considérée comme l’un des enjeux
majeurs de la discorde perpétuelle autour de l’impérialisme
« démocratique » ; bien plutôt, donc, une
gigantesque émeute surgie en de nombreux points du monde
arabe, un soulèvement quasi généralisé
contre l’insupportable de la brutalité et de la bêtise
des pouvoirs en place – une déflagration, une libération
d’énergie d’une puissance rarement égalée...
mais un mouvement qui, aussitôt saisi par le dispositif impérial,
se trouve absorbé, récupéré (Deleuze-Guattari),
optimisé (Foucault) par les mécanismes de sécurité
de la machine globale aux fins d’une « modernisation
» limitée, molle des rapports de pouvoir dans cette
aire. Bref, la « démocratisation » comme antidote
au mal absolu – la révolution... Tout est en place
aujourd’hui, après le succès de la campagne
morale de l’OTAN en Libye, pour que s’intensifie l’action
de ce dispositif récupérateur, régulateur.
Persévère, au demeurant, ce qui persiste à
être le dehors incalculable de cet appareil de capture : la
rétivité populaire à toute espèce de
restauration ou de reconduction de la violence du pouvoir. Lorsque
les peuples ont fait l’expérience de la mortalité
de ce qu’ils s’étaient accoutumés à
voir comme l’immémorial, l’inébranlable,
l’indéracinable, ils tendent à devenir eux-mêmes
ingouvernables.
http://ici-et-ailleurs.org/spip.php?article184
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