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Origine : http://ici-et-ailleurs.org/spip.php?article196
La religion du moindre mal en matière de participation au
vote n’est pas un effet d’une crise conjoncturelle de
la démocratie de représentation, elle est enracinée
au cœur de ce dispositif de pouvoir, et spécialement
de la démocratie présidentielle en vigueur chez nous
depuis 1958, combinée avec la « démocratie du
public ». En effet : plus on se rapproche du moment décisif
supposé que constitue le paroxysme du cérémonial
et du rite électoraux (donc, dans les conditions françaises,
le second tour de la Présidentielle), et plus l’on
est conduit, de par l’implacable logique du dispositif général,
à se prononcer, sur un mode relativiste, plutôt négatif
que positif et toujours désenchanté, en faveur du
candidat dont la position nous paraît la moins éloignée
de la nôtre propre. C’est là le fondement de
la philosophie du vote , comme philosophie du moindre mal, en démocratie
libérale. Cette notion du moindre mal est d’ailleurs
inscrite au cœur de la philosophie du libéralisme tout
court.
Au fil des différentes « sélections »
(primaires, premier tour...), le supposé citoyen en situation
de voteur voit s’éloigner toute possibilité
que se présente une adéquation effective entre sa
position propre et celle qu’est censé incarner et promouvoir
le candidat en faveur duquel il va être conduit à opter
au moment de glisser son bulletin dans l’urne. Ce geste, il
l’effectuera donc toujours aux conditions de toute cette série
de restrictions, de frustrations, de mécontentements qu’expriment
les « malgré tout », « quand même
», « finalement », « en dernier recours
» qui s’énoncent rituellement en ces occasions.
Ces expressions coutumières expriment la quintessence subjective
et existentielle du vote comme geste ou acte politique, dans les
conditions de la démocratie contemporaine, c’est-à-dire
le fait que ce geste se connaît toujours plus ou moins distinctement
comme geste d’avance évidé, détourné,
fondamentalement contrarié et surtout manqué, pas
au sens de l’acte manqué, mais du geste qui échoue
à réaliser l’action visée – et
ceci non pas du fait des circonstances particulières de telle
ou telle élection, mais des contraintes du dispositif lui-même.
Tout vote qui n’est pas de pure impulsion, rongé par
un affect rageur ou vindicatif, s’accompagne de cette crampe
d’estomac ou de ce soupir qui manifestent la connaissance
plus ou moins claire qu’a le sujet votant du fait qu’il
s’agit là de tout sauf d’un acte associé
à la souveraineté, mais au contraire d’un geste
fondamentalement aliéné par la règle d’airain
cachée du dispositif qui fait que, fondamentalement, ce n’est
pas moi, le quelconque, qui, en cette occasion, choisis mon représentant,
mais au contraire, l’appareil des partis et le système
du tri sélectif des candidats qui programment mon vote, comme
vote « utile » et désenchanté. Pour caractériser
cette insatisfaction, voire cette fureur rentrée qui caractérise
le « vote utile » en faveur d’un candidat que,
pour une multitude de raisons, on voue par ailleurs aux gémonies,
les Portugais disent qu’ils vont alors voter « avec
un crapaud dans la bouche ». Ce qu’il faut soutenir
sans relâche, c’est que ce batracien est le personnage-clé
des « fêtes votives » de la démocratie
contemporaine et nullement un comparse secondaire et patibulaire.
Il en est même, et de manière de plus en plus notoire
et criante, l’emblème pur et simple. Contrairement
à ce que laissait entendre un article publié dans
Le Monde par Rancière au moment des dernières présidentielles
(Moments politiques, 2009, La Fabrique « Elections et raison
politique »), ce crapaud qui ne se métamorphosera jamais
en princesse nous accompagne lors de toutes les consultations électorales
– cantonales, législatives, municipales, européennes
– et pas exclusivement à l’occasion des Présidentielles
qui ne sont que la clé de voûte de l’édifice
et le moment où la philosophie électorale du moindre
mal impose ses conditions sur le mode le plus draconien et le plus
destructeur de la politique. Ce n’est, pour le reste, qu’une
question d’intensité et c’est en général
et constamment que la philosophie du moindre mal pèse sur
notre condition de votants (plutôt que d’ « électeurs
» - à proprement parler, nous n’élisons
pas grand chose, tant les choix décisifs s’opèrent
bien en amont de l’instant « t » où nous
glissons notre bulletin dans l’urne.
Ce paradigme du moindre mal, en tant que détermination essentiellement
négative, qui nous formate comme « votants »
ou « voteurs » place la vie politique et notre engagement
dans celle-ci sous le signe de la diminution des possibles et de
passions basses comme l’aversion ou la crainte - celle du
pire. Elle place la politique sous le signe du pire possible ou
annoncé ou bien du mal ambiant devant être conjuré
par un mal moins grand, des schèmes qui relèvent d’un
« réalisme » d’apparence, mais dont le
fondement est, en vérité, la disposition à
se soumettre, davantage que la détermination à faire
de sa liberté un exercice inconditionnel. Voter, d’élection
en élection, selon la pente du moindre mal, c’est au
fond s’habituer à composer avec une supposée
« tyrannie des circonstances » et concevoir la politique
comme un domaine dans lequel notre seul horizon est celui de l’aménagement
des contraintes qui tissent une condition d’hétéronomie
dont il ne serait pas question de travailler à s’émanciper.
La manifestation effective de la philosophie électorale du
moindre mal, c’est le rétablissement rampant, subreptice
et permanent, de la condition de minorité du supposé
citoyen moderne. Elle dit la vérité d’une condition
dans laquelle celui-ci est conduit à passer ce contrat de
dupe en vertu duquel il troquera sa liberté de citoyen et
de majeur allégué (sa condition de « moderne
» issu des grandes révolutions) contre les «
libertés », c’est-à-dire les formes d’immunité
que voudra bien lui accorder le moins pire des postulants au pouvoir
en faveur duquel il opinera. Derrière ce paradigme, se dessine,
en termes de condition de citoyenneté et de relation entre
le sujet individuel et l’Etat, l’autorité, le
« choix » perpétuel en faveur des protections
conditionnelles, du minimum octroyé plutôt que du déploiement
des puissances inscrites dans le champ de l’autonomie, des
conduites de résistance, d’une vie politique qui se
descelle des conditions de l’Etat. Le paradigme du moindre
mal nous conduit au cœur du processus d’étatisation
et de soumission au biopouvoir de notre supposée condition
citoyenne. Or, le pire que nous ayons à conjurer, ce n’est
pas le défaut majeur de tel ou tel candidat (le post-fascisme
des Le Pen, l’ultra-libéralisme autoritaire de Sarkozy...),
mais bien cette effectuation de la politique aux conditions de la
peur du pire ou du dégoût des gouvernants en place
– de ce point de vue, le raz-de-marée paniquard en
faveur de Chirac au second tout de la Présidentielle de 2002
demeure, pour l’éternité, un cas d’école.
La condition pour que le discours du moindre mal (un imaginaire
aussi) produise ses effets, est la construction de fantasmagories
répulsives, fût-ce au détriment de toute raison
analytique – ainsi, le mythème anachronique mais efficient
dans la sphère électorale, car producteur de réflexes
conditionnés, d’un « danger fascisme »
incarné par Le Pen, au cours des années 1990-2005,
un discours dont le trait fantasmagorique se manifeste de façon
éclatante à la façon dont, au temps de la fille,
il s’est volatilisé, alors même qu’à
aucun moment, cette héritière n’a pris ses distances
avec le lourd patrimoine paternel... Il en va de même, aujourd’hui,
où une forme de crétinisme électoral antisarkozyste
prospère, tendant à faire de l’élimination
de ce dernier, défini comme figure du mal absolu dans le
présent politique (plutôt : dans la vie de l’Etat)
la condition unique d’un retour à des conditions normales
et, davantage encore, d’une réouverture de tous les
possibles politiques – voir à ce propos le récent
éditorial collectif de la revue Vacarmes qui est, sous cet
angle, ce que l’on pourrait appeler le bêtisier rêvé,
exemplaire auquel se trouvent associés tant de brillants
représentants de la pensée radicale contemporaine,
en peau de lapin. .
Le sophisme constitutif de l’idéologie électorale
du moindre mal, en de telles circonstances, est le suivant : l’ultra-libéralisme
autoritaire et policier au pouvoir étouffe la vie politique
et ne laisse aucune chance aux luttes, aux mouvements populaires.
Que revienne aux affaires une « gauche » même
pâle et tempérée, mais en tout cas plus civilisée,
et cent fleurs s’épanouiront, les revendications populaires
pourront se faire entendre, à défaut d’être
vraiment satisfaites, de nouveaux fronts de lutte apparaîtront,
bref, la gauche au pouvoir, c’est le terreau favorable à
la politisation du mécontentement populaire, dans le climat
de la crise aux mille visages dans laquelle nous sommes plongés.
Or, c’est très exactement l’inverse que nous
porte à diagnostiquer ou pronostiquer un examen attentif
de la vie politique et institutionnelle française depuis
1981. Les interminables années Mitterrand ont été
la période décisive pendant laquelle s’est développée
la désertification politique qui n’en finit pas de
faire sentir ses effets. Le processus par lequel la gauche se gouvernementalise,
achève de s’étatiser, se transforme en agent
actif de l’ « ordre » économique, policier
et moral accompagne et stimule cet effondrement du domaine politique
organisé autour de la division et son remplacement par un
pastorat dont les piliers sont le sécuritaire, le sanitaire
et le culturel. Le revers de cette médaille biopolitique
a un nom : la diminution du sentiment de l’autonomie ou de
l’aspiration à être autonome, ou, comme le dit
avec force Giorgio Agamben, la promotion du « corps social
le plus dociel qui soit jamais apparu dans l’histoire de l’humanité
» (Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Rivages, 2007).
L’expérience politique et historique des dernières
décennies le montre distinctement : la bêtise d’Etat,
l’aliénation étatiste de la conscience politique
des gens ordinaires est infiniment et durablement plus nocive au
peuple quand elle est de gauche que quand elle est de droite et
que se trouve plus brouillée que jamais sa capacité
à identifier l’ennemi et à faire front contre
lui.
En fait, lorsqu’on valide l’idéologie électorale
du moindre mal, ce pour quoi l’on vote, chaque fois, ce n’est
pas pour tel ou tel candidat censé nous sauver du pire ou
nous en débarrasser, c’est pour la continuité
de ce système, dont nous avons vu que le propre est de rétablir
notre condition de minorité et qui est qui est un régime
d’extermination perpétuelle de la politique vive. C’est
cela que l’on valide et que l’on légitime, inopinément
mais continûment, et non pas le pluralisme ou la capacité
illusoire de l’électeur à se donner les dirigeants
qui lui conviennent. Par conséquent, la lutte contre ce processus
d’involution, la lutte pour l’autonomie passent par
une résistance incessante du quelconque aux injonctions qui
lui sont adressées massivement en période électorale,
à adopter le parti du moindre mal et à agir en conséquence.
Dans les conditions de la démocratie contemporaine, la connaissance
des règles et des effets de ce dispositif général,
et donc, la disposition à le déjouer est le noyau
de toute conscience politique autonome. En ce sens, le refus de
pratiquer le culte du moindre mal au second tour de la Présidentielle
est une manifestation de maturité et d’endurance politiques
(la capacité à assumer une position minoritaire, contre
tous les effets de massification, d’agrégation, les
chantages moraux, etc.) Bien sûr, cette position se heurte
à une objection « forte » : celui qui se dérobe
à cette participation est voué à rallier le
camp des indifférents, des pêcheurs à la ligne,
le troupeau apolitique. C’est vrai. Mais ce qu’il faut
affirmer avec force, c’est que cet défaut est moindre
que celui du vote effectué sous l’emprise proprement
narcotique du discours du moindre mal : en effet, le premier est
lucide (le mot fait allusion au titre du roman de José Saramago
– La lucidité – qui traite de ces questions avec
un tranchant admirable) tandis que le second est l’effet d’un
irrémédiable obscurcissement de l’entendement
politique.
Un dernier mot : la position que je présente ici est absolument
distincte de celle d’un Badiou ou des anars qui se fonde sur
un refus de principe de toute participation aux élections.
Je trouve que cette position relève d’une sorte de
fétichisme inversé du dispositif électoral
et qu’elle est, à ce titre, aussi puérile, dans
son caractère d’intégrisme, que la posture bêtifiante
du « devoir électoral ». L’une et l’autre
ont en commun d’accorder beaucoup trop d’importance
à ce rite républicain, pas spécialement démocratique
(du point de vue d’une histoire longue des formes et institutions
démocratiques), au point d’en faire une question qui
met en jeu des principes. Je pense au contraire que ce n’est
pas une question qui met en jeu des principes (grands, forcément)
mais plutôt des capacités analytiques, une intelligence
des situations. Donc, on peut tout à fait aller voter en
faveur d’un candidat, généralement ultra-minoritaire,
parce qu’il aura proféré dans le temps de sa
campagne, une vérité forte qui réveille la
question de l’égalité, de l’histoire coloniale
(etc.), de l’horreur nucléaire (etc.), parce qu’il
aura brisé le consensus d’airain à propos des
ventes-d’armes-qui-crééent-des-emplois, etc.
On peut aussi se déplacer pour voter nul ou blanc en rayant
d’une belle croix rouge le nom d’un ennemi de l’humanité
– çà ne fait de tort à personne et c’est
bon pour le moral. Bref, on peut voter, sans accorder à ce
geste plus d’importance qu’il n’en a si l’on
pense, qu’à l’instant où on l’effectue,
il fait sens, fût-ce de façon infime et furtive, et
ne contribue en rien à entériner la religion du moindre
mal électoral. Savoir qu’il ne faut pas accorder à
ce grand show pathétique et ampoulé plus d’importance
qu’il n’en a, c’est là la première
manifestation de la maturité politique et de l’autonomie
de pensée du sujet contemporain au temps de cette espèce
de démocratie-là.
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