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Origine http://ici-et-ailleurs.org/spip.php?article161
Je soutiendrai dans cet exposé la thèse suivante
: la démocratie contemporaine exclut certaines catégories
d’étrangers comme la démocratie athénienne
exclut les femmes. Vous me direz que la démocratie athénienne
exclut aussi les étrangers (les métèques) et
aussi, naturellement, les esclaves. Mais comme le point de départ
de ma réflexion est le livre de Nicole Loraux Les enfants
d’Athéna – Idées athéniennes sur
la citoyenneté et la division des sexes, je m’en tiendrai,
pour commencer, à cet enjeu : comment, à Athènes,
« l’opposition des sexes fonde l’opposition vitale
du politique et de tout le reste », pour reprendre les termes
de Nicole Loraux, comment, donc, la politique se déploie
toute entière sur le versant du masculin. Simplement, avant
d’entrer dans ce développement, une remarque générale
: ce n’est pas innocemment, lorsqu’on est philosophe
du politique, que l’on choisit de mobiliser, comme référence,
le côté « ensoleillé » de la démocratie
athénienne - égalité civique, égalité
devant la justice, dans l’usage de la parole… bref,
les conditions d’inclusion fondées sur l’appartenance
citoyenne - , plutôt que les conditions d’exclusion
fondées sur le mythe autochtoniste et le hors jeu politique
des femmes, des étrangers et des esclaves.
Choisir de se rattacher à la première figure, comme
le font, dans des perspectives certes bien différentes, des
auteurs comme Jacques Rancière ou Cornélius Castoriadis,
plutôt que se colleter avec la seconde, c’est une façon,
subreptice ou avouée, de s’établir, en tant
que « démocrate » contemporain, dans la position
de l’héritier du meilleur de la politique athénienne
; ou inversement, une façon de jeter un voile pudique sur
les continuités ou les contiguïtés qui seraient
susceptibles de s’établir entre les conditions d’exclusion
qui fondent la démocratie athénienne et celles qui
sont enracinées au plus profond dans nos systèmes
politiques.
Venons-en maintenant à Nicole Loraux. Dans Les enfants d’Athéna,
elle insiste d’emblée sur le fait que la démocratie
athénienne est enracinée dans le mythe d’autochtonie
dont la fonction est double : mettre en avant l’unité
insécable d’Athènes, pure de tout mélange,
cité composée de citoyens qui sont de « vrais
fils de la patrie » (par opposition aux immigrants, donc,
aux métèques), d’une part, et, de l’autre,
exclure les femmes du champ politique. L’égalité
des citoyens entre eux a cette lourde contrepartie : ce que Nicole
Loraux désigne comme « l’étroite fermeture
du corps civique sur soi-même ».
A Athènes, la naissance est, par excellence, condition d’inclusion
et d’exclusion, ce qui peut se dire également : pas
de demos (entité politique, milieu de la démocratie)
sans arrière-plan ethnique, ethniciste, d’une part,
et de l’autre, déclinaison exclusive de la capacité
politique au masculin. Pas de « demos des femmes »,
donc, sauf dans les pièces d’Aristophane – mais
qui, présentent, précisément, « le monde
à l’envers » et en tirent leur verve comique,
dans l’esprit du carnaval. Et, donc, au fondement de cette
double condition d’exclusion, il y a un mythe qui cimente
l’identité de la communauté : celui où
il est question d’une naissance sans mère (Athéna
sortie du crâne de Jupiter), d’une tentative de viol
avortée et d’une cité qui naît directement
de la semence tombée sur la terre.
A partir de ce mythe fondateur, insiste Loraux, « toutes
les instances imaginaires de la cité s’accordent à
réduire tendanciellement la place faite à la femme
dans la polis : la langue lui refuse un nom, les institutions la
cantonnent dans la maternité, les représentations
officielles lui retireraient volontiers jusqu’au titre de
mère ». A partir de là, l’opposition (et
pas la simple différenciation) du masculin et du féminin
va structurer la société athénienne et sa vie
politique.
L’analyse de Nicole Loraux permet de comprendre comment l’exclusion,
comme principe politique, fondement d’une institution politique,
ne fonctionne pas sur un mode essentiellement privatif, négatif,
mais au contraire, dynamique, comme une production d’effets
réglés et constants : elle est, à Athènes,
ce qui créé et reconduit les conditions de la démocratie
de l’entre-soi des citoyens mâles qui sont aussi des
guerriers, des orateurs, des disputeurs passionnés prompts
à tenter de prendre l’ascendant les uns sur les autres
– bref, des conditions « vitales » qui toutes
se déclinent sur la pente du masculin et de la distinction
d’être issu d’un « terroir sacré
» …
Dans son Histoire de la folie à l’âge classique,
Foucault montre, pareillement, que le grand renfermement qui, «
d’un jour à l’autre ou presque » ( p. 66
), jette toute une population disparate dans les hôpitaux,
prisons et maisons de force à partir du milieu du XVII°
siècle n’est pas une simple exclusion par privation
de liberté, mais bien plutôt l’élément
d’une saisie plus globale, l’invention d’un dispositif
destiné à promouvoir une police urbaine, un ordre
social, à mettre au travail la population, etc.. Vue sous
cet angle, l’exclusion ne doit pas être perçue
sur un mode essentiellement éthique, comme relevant d’un
geste de rejet ou de stigmatisation moralement insoutenable, mais
plutôt dans son sens fonctionnel, c’est-à-dire
dans sa relativité, toujours, aux formes d’inclusion
qui en sont le pendant. Si les fous, les libertins, les fils prodigues,
les filles perdues doivent subir les rigueurs du grand renfermement,
c’est bien pour que puisse se dégager ce champ d’inclusion
de la partie saine de la population (la majorité) à
laquelle il va s’agir d’inculquer une « éthique
du travail » et autres normes de comportement liées
à la nouvelle police des moeurs. On retrouvera chez Foucault
cette notion dynamique de l’exclusion incluse dans un champ
dialectique plus vaste, avec l’analyse de la prison pénitentiaire
moderne – Surveiller et punir – naissance de la prison.
Ces précisions étaient nécessaires avant d’en
venir aux considérations qui vont maintenant être proposées
à propos de la démocratie contemporaine. Dans nos
sociétés, la légitimation la plus courante
de l’institution démocratique passe par la référence
au partage d’un certain nombre de droits et de libertés.
Mais cette apologie de la démocratie (qui fonde l’idée
communément partagée selon laquelle le mixte de démocratie
représentative et de démocratie du public «
à l’occidentale » seraient aujourd’hui
sans alternative aucune, comme si nous étions les contemporains
d’une sorte de fin de toute condition d’historicité
des formes politiques) omet constamment que ce « partage »
fondé sur un supposé universel inclut des conditions
d’exclusion : pour participer au suffrage universel, il ne
suffit pas de résider, y compris de longue date, dans un
espace national donné, il faut remplir des conditions de
nationalité ; un étranger résidant en France
est sujet de droit et a accès aux libertés qui, en
principe, font l’objet du partage général, dans
des conditions infiniment variables et incluant toujours des restrictions.
S’il est demandeur d’asile, cet accès est à
peu près nul ; même s’il est résident
de longue date, a un statut social solide, sa capacité politique
demeure restreinte par les intérêts diplomatiques du
pays qui l’accueille, des question d’intérêt
commun qui le mobilisent…
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que cette fracture
entre des ayants-droits, de plein droit, fondée sur la confusion
permanente et volontairement entretenue entre nationaux et citoyens,
et d’autres, dont les droits sont variables et conditionnels
n’existe pas, dans nos sociétés, pour de simples
raisons d’ordre et de police – elle est inscrite au
cœur de l’institution symbolique de la vie politique,
elle en est à ce titre aussi indissociable qu’est à
Athènes la prééminence du masculin dans le
champ politique et la mise à l’écart des femmes
du peuple politique (des affaires de la cité). Cette fracture,
constamment entretenue, reconduite et renouvelée par toutes
sortes de dispositifs spécifiques destinés à
distinguer, trier, séparer, hiérarchiser les statuts
juridiques et politiques (et pas seulement sociaux, donc) a pour
vocation de produire de l’identité ; elle est indissociable
de la façon dont, aujourd’hui, « une communauté
s’assure de son identité, se reconnaît d’emblée
elle-même » (Nicole Loraux).
Elle a pour vocation, notamment, de faire peser sur la condition
démocratique contemporaine quelque chose comme une hypothèque
de type autochtoniste, voire, de plus en plus souvent, ethniciste
- le régime démocratique est fondé sur des
« valeurs universelles », sur le partage des droits
et des libertés mais, attention, la mise en œuvre et
le bénéfice de ces droits et libertés, l’accès
à ce supposé « universel » sont conditionnés
par des clauses d’inclusion, de reconnaissance et d’appartenance.
En d’autre termes, il ne suffit pas d’ « être
là » pour y avoir part, effectivement, encore faut-il
avoir été validé et légitimé
par l’autorité comme y étant de plein droit
– ce plein droit renvoyant à toutes sortes de conditions
compliquées d’origine, de filiation, de statut national,
de définition de l’identité, de parcours pénal,
etc. Il ne suffit pas d’être ici, même de longue
date, pour être labellisé par l’autorité
comme étant « d’ici » - or ce label est
l’indispensable sésame qui donne accès à
la pleine condition de reconnu, d’appartenant dans la sphère
d’inclusion de l’institution démocratique contemporaine.
Inversement, nous dirons que cette institution fonctionne comme
une fabrique de sujets distingués par leur condition inférieure
et dégradée, plus ou moins excentrée ou marginale
du point de vue de ces conditions d’appartenance. Ceux-ci
ne sont pas à vrai dire rejetés vers un extérieur
anomique du système, ils sont plutôt inclus dans le
système sur un mode nécessairement litigieux en tant
qu’ils y occupent, pourrait-on dire, « la place de l’autre
» , celle de l’inclus/exclu, de celui qui, dans l’inéluctable
opération du partage (dans l’autre sens du mot partage
– séparation), est tombé du « mauvais
côté ». Constamment, la politique démocratique
contemporaine, lorsqu’elle mobilise les motifs sécuritaires,
identitaires, protectionnistes (etc.) , réintensifie ce partage
inavouable mais qui n’en est pas moins l’un des opérateurs
fondamentaux de la biopolitique et du biopouvoir – du «
gouvernement des vivants » , comme dit Foucault.
Le propre de nos démocraties est donc d’être
un système d’institution du partage des droits et libertés
ou d’une forme codifiée de la puissance politique,
via le suffrage universel, du partage de l’égalité
politique dans cette limite, mais très exactement dans la
même mesure qu’elles sont un régime qui donne
force de loi à l’inégalité structurelle
entre ces ayants-droit et tous les autres, ceux qui occupent la
place de l’autre et qui à ce titre, ont davantage le
statut de corps administrés que celui de sujets juridiques
et politiques. La fracture biopolitique ci-dessus évoquée
n’est donc pas un « à-côté »
de la démocratie de représentation, elle en est un
élément constitutif et constituant.
De la même façon que, dans la cité antique,
« il faut aux hommes libres des esclaves », de la même
façon, dans nos sociétés démocratiques,
il faut au citoyen/national un « autre », dont la condition
non seulement différente mais essentiellement subalterne,
lui permette d’identifier un « propre » communautaire
auquel il est, à son tour, appelé à s’identifier.
Un « autre » dont la fonction différencielle
sera de réactiver des images, des discours, des fantasmagories
autochtonistes – dans ces conditions mêmes (celles de
notre modernité) où les mythologies autochtonistes
sont devenues l’intempestif et l’inconsistant même.
La production variable mais constante de cet « autre »,
c’est aussi le travail de l’Etat, une condition fondamentale
de la gouvernementalité contemporaine : elle est en effet
un moyen décisif de rationalisation du gouvernement des populations
qui, pour être gouvernées précisément,
doivent faire l’objet de toutes sortes d’opération
de catégorisation, de séparation, de tri, de classement
et de hiérarchisation. Le partage entre ceux qui, dans nos
sociétés, occupent fantasmatiquement la place de l’autochtone
et tous les autres est l’un des plus décisifs, les
plus efficaces et fonctionnels parmi ces « gestes »
du gouvernement des vivants. Une population ne peut être gouvernée
(ici, à l’égal d’un territoire) qu’à
la condition de ce travail intense d’organisation et de répartition
que le pouvoir (les gouvernants) opèrent sur elle, qu’à
la condition d’être saisie par la multitude de ces gestes
de différenciation.
D’un point de vue politique et juridique, il importe donc
que le système d’égalisation formelle entre
les individus ( en principe tous égaux devant la loi quelle
que soit leur puissance sociale et égaux de même en
tant qu’électeurs) trouve sa contrepartie et son complément
dans le système qui institue des inégalités
fonctionnelles et structurelles entre des catégories hétérogènes
: le ressortissant français et l’immigré maghrébin,
le demandeur d’asile aussi pauvre en droits que Mme Bettancourt
est riche en droits comme elle l’est en d’autres matières,
etc. De ce point de vue, comme le rappelle l’helléniste
italien Luciano Canfora, nos démocraties sont, par excellence,
des régimes politiques mixtes, quand bien même ce serait
leur secret le mieux gardé : non seulement mixtes au sens
où leur façade démocratique ne parvient guère
à masquer leur réalité oligarchique, mais aussi
au sens, tout aussi fondamental, de la coexistence, dans leurs principes
mêmes et dans leurs mode d’institution politique, de
normes égalitaires et de normes inégalitaires.
Il apparaît donc clairement que, dans nos démocraties,
l’égalité ( dite « formelle », ce
qui en indique d’emblée les limites) des individus
inclus en tant que sujets juridiques et politiques de plein droit
a, comme dans la démocratie athénienne, pour condition
expresse l’existence et l’efficience plus discrète
mais non moins constante d’un principe de séparation
entre ceux-ci et d’autres dont la condition politique et juridique
est surtout faite de limitations, de manques et d’interdictions.
C’est sur ce point et sur nul autre que s’établit
la conjonction la plus solide entre démocratie antique et
démocratie moderne – quand bien même cette figure
de l’ « héritage » ne serait pas celle
que vantent les adeptes de Jacqueline de Romilly ou, aussi bien,
de Cornélius Castoriadis.
Cette figure est celle de la démocratie de ce que j’appelle
l’ « entre-soi » , et qui n’institue l’égalité
des uns qu’à la condition de l’inégalité
avec tous les autres. Deux remarques à ce propos. On sera
probablement porté à m’objecter que nos sociétés,
en tant qu’elles sont « ouvertes », voire «
fluides », bousculées par toutes sortes de flux migratoires,
sont portées à « intégrer », voire
assimiler de manière ininterrompue des outsiders, des étrangers,
y compris politiquement et juridiquement, en faisant d’une
partie d’entre eux des citoyens/nationaux – ce qu’était
très réticente à faire la cité athénienne.
Cette différence est incontestable, mais elle ne change rigoureusement
rien au dispositif d’institution de la fracture biopolitique
que j’ai à cœur de mettre en valeur. Le fait que
certains, de manière variable et plus ou moins conditionnelle
soient intégrés, deviennent français alors
même qu’ils sont nés ailleurs, proviennent d’horizons
divers et variés est totalement compatible avec la reconduction
sans interruption et sur un mode constamment instituant de la vie
de l’Etat et du gouvernement des populations, avec la séparation
entre deux conditions hétérogènes, celle de
qui remplit, dans nos sociétés l’office de l’autochtone,
et celle de qui y occupe la place du métèque ou en
porte le « nom » - quelles qu’en soient les déclinaisons.
Ce ne sont donc pas les particularités de telle ou telle
séquence ou situation qui tranchent ici, mais bien la constance
du dispositif général de production de la fracture.
Dans la France du Front populaire et des années suivantes,
jusqu’à la défaite de 1940, la fracture a pour
enjeu notamment les réfugiés qui ont fui l’Allemagne
nazie et que la République recueille plutôt qu’accueille
sans grand enthousiasme, leur imposant toutes sortes de restrictions
qui vont trouver leur prolongement naturel dans les persécutions
que vont leur faire subir, ensuite, le régime de Vichy. Aujourd’hui,
la fracture s’agence autour du sort de l’immigré,
régulier ou irrégulier qui aspire à vivre en
France pour des raisons que l’on dit généralement
« économiques » plutôt que politiques.
Les situations sont donc, « peuplées » par des
figures très différentes dans les deux cas…
Mais sur ce fond d’hétérogénéité
se manifestent des constantes fondamentales : la production d’une
population précarisée, culpabilisée, rendue
suspecte aux yeux des supposés autochtones, destinée
à justifier tout un régime de l’exception rampante
ou ouverte, tout un régime policier de la gestion des populations
demeure constante dans ses principes et ses objectifs fondamentaux
– une opération primaire, primordiale du biopouvoir
contemporain.
Seconde remarque. Dans des sociétés complexes, comme
les nôtres, les formes égalitaires qui y sont instituées
ne le sont pas contre un pesant état des choses, comme cela
a pu être le cas dans la cité athénienne, où
prévalait une constitution fondamentalement aristocratique.
Dans nos société, les formes égalitaires (
on devrait plutôt écrire « égalitaires
», sans doute) doivent être définies autant comme
des règles ou des normes fonctionnelles que comme des «
valeurs » inspirées par tel ou tel généreux
credo. Et ceci pas seulement pour autant que ces sociétés
se définissent comme modernes en tant que post-révolutionnaires
et que le propre des révolutions modernes est d’avoir
aboli l’inégalité des conditions (états,
castes…) et proclamé l’égalité
« formelle » des individus. Mais c’est aussi,
tout simplement qu’en termes de rationalité gouvernementale,
il est infiniment plus efficace de gouverner, dans ces conditions,
à l’égalité formelle ou supposée
plutôt qu’en recourant à des formes d’autorité
brutale et violemment disciplinaire ou en donnant aux inégalités
force de loi ou d’institution.
Les pouvoirs modernes, les formes gouvernementales contemporaines
en appellent de façon croissante à l’intelligence,
au discernement voire à l’autonomie des sujets gouvernés
beaucoup plus qu’à leur obéissance et leur esprit
de soumission. Ce qui suppose un jeu constant et variable avec l’égalité
– l’instituteur et l’élève n’ont
pas le même statut social, institutionnel, symbolique dans
l’espace de la classe mais en même temps si quelque
chose comme une forme d’égalité des intelligences
(Rancière) n’est pas supposé par l’enseignant,
son travail de forme pastorale est voué à l’échec.
Identiquement, c’est tout le système scolaire à
la française qui s’effondrfe dazns l’instant
si l’on retire la clause de l’ »égalité
des chances » qui fonctionne pour nous exactement comme le
mythe autochtoniste à Athènes… Les sociétés
néo-libérales ne fonctionnent pas seulement à
la « liberté individuelle », liberté d’entreprendre
et liberté de la concurrence – elles fonctionnent aussi
à la validation permanente de certaines formes d’égalité
mises au service de l’entreprise, de l’initiative suscitée
et guidée, etc.
Ces formes d’égalité sont, naturellement,
conditionnelles, tout comme les « libertés »
que valident les pouvoirs modernes. Mais il est de première
importance de comprendre que ce n’est pas de par l’effet
de leur vertu et de leur bonne moralité intrinsèque
que ces pouvoirs, dit démocratiques, « marchent »
à la liberté et à l’égalité
conditionnelles plutôt qu’à la servitude et à
la brutalité, à l’incitation plutôt qu’au
commandement, à la mise en condition plutôt qu’à
la propagande, aux mécanismes de sécurité et
aux dispositifs de contrôle plutôt qu’aux disciplines
rigides et à la prohibition.
C’est avant tout parce que ce sont des pouvoirs en quête
perpétuelle du principe d’efficience maximale, en termes
de gouvernement des vivants, en quête perpétuelle de
la forme optimale, en termes de gouvernementalité. Le propre
des pouvoirs modernes, « démocratiques », donc,
comme pouvoirs « intelligents », est d’avoir intégré
cette notion fonctionnelle d’un usage requis de certaines
formes de liberté et d’égalité en tant
que carburant du gouvernement des vivants. Ce sont les pouvoirs
bêtes et aveugles qui, aujourd’hui, s’imaginent
que la trique, l’intimidation, la menace et la violence policière
ou militaires demeurent les meilleurs moyens pour s’assurer
de la docilité de la population – ceci dans un contexte
où « gouverner » consiste, pour l’essentiel,
à se remplir les poches le plus rapidement possible. Une
approche purement axiologique de l’opposition entre régime
démocratique et régime autoritaire ou tyrannie passe
complètement à côté de cet enjeu, comme
on a encore eu l’occasion de le vérifier récemment
lorsque a pris corps le « printemps arabe » : ce qui
s’y est alors donné à voir, c’est moins
le combat de l’ange et du démon, de la Démocratie
majuscule contre la tyrannie de toujours ; rien ne démontrant,
dans ces événements, que la démocratie «
à l’occidentale » aurait constitué le
modèle de référence de ceux qui se soulevaient
; rien ne montrant que l’opposition, toujours plus actuelle,
entre ces pouvoirs sophistiqués établis sous nos latitudes
et ces pouvoirs bêtes qui se perpétuent et se recomposent
un peu partout ailleurs doit trouver son débouché
naturel dans l’imitation par ses peuples en lutte de modèles
politiques qui, en Occident, sont entrés dans un état
de crise perpétuelle…
Le travers majeur de l’approche « morale » des
soulèvements arabes est distinct : ne pas comprendre ce qu’est
l’objet effectif du gouvernement moderne : non pas faire prospérer
l’Idée démocratique, figure éternelle
du Bien et du Juste au Ciel des idéalités politiques,
non pas « assurer le bonheur public », comme on disait
jadis, mais plutôt « faire vivre le vivant »,
encadrer les populations, tout en créant les meilleures conditions
pour que vivent et prospèrent simultanément le marché
et la concurrence – et c’est là précisément
que les choses se compliquent, les deux objectifs étant,
à l’évidence, violemment contradictoires…
Dans ces conditions, travailler à « démocratiser
la démocratie » contemporaine (Boaventura de Souza),
cela suppose non pas tant d’en prolonger et approfondir les
« conquêtes », d’en renforcer les institutions,
comme serait portée à le soutenir la doxa progressiste,
historiciste, humaniste et républicaine, mais bien plutôt
à introduire dans son jeu même, dans sa « police
» même, toutes sortes de contrariétés
et d’empêchements, d’activités de brouillages
et de contre-conduites qui aient tous pour effet de détraquer
la machine dont la finalité est de fabriquer une démocratie
de séparation fondée notamment sur l’exclusion
constante de catégories variables de la population du champ
de la citoyenneté, du bénéfice de l’exercice
de certains droits et, plus brutalement, fondée sur la promotion
de certaines formes ouvertes de discrimination et de ségrégation.
Nicole Loraux rappelait donc que « l’opposition des
sexes fonde l’opposition vitale du politique et de tout le
reste », à Athènes. C’est dans le même
sens que, sous nos latitudes, aujourd’hui, l’opposition
de l’un national/citoyen (de « quasi-autochtone »)
à l’autre litigieux (étranger ou d’origine
étrangère, indésirable, délinquant,
clandestin – bref, le « métèque »
comme mauvais objet de la « police démocratique »)
fonde la fracture instituante de la vie politique. Dans ces conditions,
faire de la politique, rétablir les conditions de la politique
vive consistera à brouiller ce jeu de l’un et de l’autre,
à brouiller les répartitions qui fondent la police
dite démocratique, à destituer ce partage sous toutes
ses formes sensibles.
C’est dans les moments, les configurations où l’un
et l’autre échangent leurs place (là où
ce sont par exemple des sans papiers qui manifestent, font une conférence
de presse, font « l’actualité ») ou bien
encore deviennent impossibles à distinguer et partager (par
exemple lorsque des parents d’élèves manifestent,
français et étrangers mêlés et solidaires,
contre une fermeture de classe ou bien contre la mise en rétention
d’un parent « sans papiers ») que la démocratie
« revient » dans le présent, dans la vie publique
comme enjeu politique. Moins que jamais, donc, les enjeux de la
vie démocratique ne se laissent reconduire à ceux
de la « bonne gouvernance », du respect de l’Etat
de droit, du bon fonctionnement des institutions.
C’est au contraire lorsque devient visible et actif ce qui
est inscrit dans l’angle mort de cette fonctionnalité,
de cette « normalité » de la démocratie
de l’ « entre-soi », lorsque les litiges et conflits
noués autour de ce qui constitue l’inarticulable, l’imprononçable
de la démocratie d’institution deviennent ouverts et
imposent leurs conditions dans les espaces publics, c’est
là que la politique refait surface : lorsque, par exemple,
à l’occasion d’une grève de la faim de
sans-papiers, il apparaît que ceux-ci doivent exposer leurs
vies, faire monter jusqu’au paroxysme les enchères
de la biopolitique pour entrer dans le champ de visibilité
de la politique et être « comptés » comme
des sujets politiques et juridiques et non pas seulement comme des
corps en trop.
En d’autres termes, c’est quand la démocratie
d’institution sort de ses gonds, est poussée dans ses
retranchements, conduite à sortir de ses limites et voit
son « programme » dévoyé, sa machinerie
enrayée que la démocratie fait retour dans nos sociétés
– pas seulement comme démocratie directe, mais surtout
comme démocratie d’en bas – une forme de démocratie
dont le propre est non pas de « compléter » la
démocratie indirecte ou de représentation, mais plutôt
d’entretenir avec celle-ci un différend radical : le
peuple, le peuple politique que compose la démocratie d’en
bas est un peuple qui ne demande pas ses papiers et titres de séjour
aux gens, à ceux qui le composent, c’est un peuple
bigarré, comme dit Platon, composé de singularités
quelconques, et non pas d’ayants-droit par position et règlement.
Ce n’est pas un peuple de l’Etat (qui établit
les cartes d’identité et les listes électorales),
un peuple de l’institution, mais plutôt un peuple de
la destitution sans cesse recommencée de la police de l’un
et de l’autre. Non pas un peuple « social », par
opposition au supposé peuple politique qu’institue
l’Etat, mais plutôt le peuple de l’autre politique,
un peuple non pas tant « utopique » au sens d’inactuel,
qu’hétérotopique, terriblement actuel, donc,
dans sa capacité même à déplacer la politique,
à inventer ce que Foucault appelle des « espaces autres
» de la vie politique, de la communauté politique –
des hétérotopies.
L’épreuve de la démocratie, pour nous, c’est
donc non pas celle du semblable au sens du même dont les conditions
d’inclusion et l’exercice des droits devraient être
constamment garantis et protégés, c’est au contraire
celle de l’autre en tant que tellement autre, dissemblable
et pas seulement différent que l’évidence première,
pour les inclus, n’est pas celle de sa co-appartenance mais
plutôt celle de sa superfluité, du dommage virtuel
ou actuel que constitue sa simple présence « parmi
nous ». C’est, à titre vraiment exemplaire, le
Rom roumain ou bulgare qui, tout « citoyen européen
» qu’il est, se trouve promptement rembarqué
en direction de son pays d’origine, par décision administrative
et au mépris de la loi.
C’est le demandeur d’asile que la Police aux frontières
remet dans un avion sans lui laisser le temps d’engager les
démarches auxquelles, pourtant, il a droit. Mais c’est,
tout aussi bien, le détenu soumis à un règlement
des prisons que l’Administration pénitentiaire adapte
à ses conditions et interprète de manière infiniment
variable. C’est l’habitant des quartiers de relégation,
les « cités » soumis aux contrôles à
répétition et aux procédés extralégaux
de la BAC.
L’étrangeté de nos sociétés dans
lesquelles LA démocratie, idéalité intangible
et sacrée, horizon supposé indépassable de
notre temps, est l’objet d’une véritable religion
civile, d’un culte civique, c’est qu’à
y regarder de près, l’enjeu démocratique y refait
toujours surface non pas sur un mode régulier et réglé,
mais inopiné, « sauvage » et en quelque sorte
« sur les bords » du système ou de l’institution
: à l’occasion de violences policières, d’une
fermeture d’usine, d’une émeute de banlieue,
d’une directive préfectorale fixant des quotas de sans
papiers à rafler et expulser, etc.
L’autre étrangeté de la chose est que l’agent
démocratique, dans ces situations, n’est pas tant «
le citoyen » générique, autre idéalité
floue, mais plutôt un acteur à contre-emploi, si l’on
peut dire : le parent d’élève en militant de
RESF improvisé, le sans-papiers malien en grève de
la faim, l’ami, le voisin d’une victime de bavure policière,
le militant libertaire, l’autonome, le paysan de Tarnac, etc.
Cette incongruité, ce brouillage des rôles et des places
est au cœur des pratiques contemporaines dont on peut dire,
si l’on veut, qu’elles sauvent in extremis la démocratie
– si tant est qu’il y ait quelque chose à sauver,
je laisse la question ouverte. Cette figure a, si j’ose dire,
une longue histoire et un passé vénérable.
Elle est au fond déjà toute entière contenue
en un sens, dans la parabole du Samaritain : là où
une violence, un outrage ou une injustice a été commis,
ce ne sont pas ceux qui sont « d’ici », que distinguent
leur rang et leur fonction, qui portent secours (le sacrificateur,
le Lévite…) , mais où c’est bien «
l’autre », l’outsider, l’étranger
venu de Samarie – qui se porte vers la victime.
C’est au prix de ce brouillage des places, de cette substitution,
de cette intervention de l’incompté (Rancière)
que le tort subi peut être réparé, que le monde
peut être redressé. Le Samaritain qui était
le plus éloigné, l’excentré et donc le
moins destiné, dirait-on, à agir au profit de la victime,
est pourtant celui qui, face à un tort subi, a su «
être le prochain » , à l’encontre de la
distribution des places établie par l’ordre social,
là où ceux qui auraient eu vocation « naturelle
» à l’être, se sont proprement défilés.
Belle parabole sur la démocratie contemporaine, même
si, bien sûr, le « problème » de celle-ci
n’est pas l’amour du prochain mais les conditions de
l’égalité ; mais parabole quand même sur
la démocratie contemporaine au sens où, aujourd’hui
et continûment, les acteurs supposés de la vie démocratique
sont aux abonnés absents (l’électeur qui vote
avec ses pieds, les élites gouvernantes qui se comportent
en propriétaires de l’institution démocratique…)
et où ce sont, tout aussi constamment, des « voyageurs
samaritains » qui tisonnent la vie politique et raffermissent
le lien démocratique… Au sens où la vie démocratique
ne peut nous revenir que pour autant que se trouve bousculée
la police démocratique qui statue méthodiquement sur
les places respectives des équivalents contemporains du sacrificateur,
du lévite et du Samaritain…
« Et Jésus, ayant demandé au docteur de la
loi qui tentait de le mettre en difficulté : « Lequel
de ces trois te semble avoir été le prochain de celui
qui était tombé au milieu des brigands ? » ,
lui dit : Va, et toi, fais de même ». Allons donc, nous,
et faisons de même… Amen.
Références bibliographiques
Nicole Loraux : Les enfants d’Athéna – Idées
athéniennes sur la citoyenneté et la division des
sexes – Points Seuil, 1990.
Luciano Canfora : La démocratie – histoire d’une
idéologie – Seuil, 2006.
Luciano Canfora : La nature du pouvoir - traduit de l’italien
par Gérard Marino, Les Belles Lettres, 2010.
Michel Foucault : Histoire de la folie à l’âge
classique - Tel Gallimard, 1990.
Michel Foucault : Surveiller et punir – Naissance de la prison
– Gallimard, 1975.
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