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Origine : http://www.chronicart.com/webmag/article.php?page=1&id=1465
http://www.artmony.biz/t1578-alain-brossat-no-culture
- Livres - Entretien Quand il entend le mot « culture »,
le philosophe Alain Brossat se met en colère et signe un
des meilleurs pamphlets de l'année. "Le Grand dégoût
culturel" attaque cette religion célébrée
partout, surtout en France, et désigne la culture comme un
mode de gouvernement qui désactive tout désir politique
et rêve d'un public assis et spectateur.
Chronic'art : Votre livre est un pamphlet contre la culture,
ce qui est peu courant en France. Pourquoi cette charge ?
Alain Brossat : Cet essai est la partie la plus polémique
d'un livre plus conséquent – peut-être à
venir – qui réfléchit sur la place de la culture
dans nos sociétés, plus précisément
sur ce qui se joue dans l'ordre des discours autour de ce qui se
nomme couramment « culture » dans nos sociétés.
Ce qui me frappe et qui explique son ton polémique, c'est
l'inconsistance, l'incohérence absolue des énoncés
majeurs des discours sur ou autour de la culture, les énoncés
qui ont une capacité organisatrice et qui sont censées
déclencher, réaliser les consensus, les effets de
rassemblement. Parmi eux, la « démocratisation de la
culture » que beaucoup tiennent pour incontestable. Je le
considère comme très problématique, parce que
non critiqué dans ses fondements et très suspect de
n'être pas déconstruit. Pire que cela, les énoncés
de type « La culture n'est pas une marchandise » ou
encore « Défendons la culture en danger » qui
fait la une des Inrockuptibles aujourd'hui. Voilà les énoncés
stratégiques de la culture et j'ai écrit ce livre
pour les attaquer parce qu'ils ne veulent rien dire ; au même
titre que des slogans politiques ne veulent rien dire, alors même
que ceux qui les affichent prétendent aux plus hautes fonctions.
Dans votre livre, vous présentez la culture comme un
mode de gouvernance plutôt que comme le domaine des biens
culturels...
Nos sociétés sont appelées « sociétés
démocratiques » ou « Etats de droit ».
C'est le codage officiel. D'un point de vue analytique et en suivant
Michel Foucault, je préfère définir un «
gouvernement des vivants » et distinguer différents
« régimes de gouvernement » : parmi eux, il y
a le régime sécuritaire qui gouverne à la peur,
le sanitaire qui gouverne à la santé ou encore le
régime du passé qui gouverne à la mémoire
avec le fameux devoir de mémoire. Il y a enfin le gouvernement
à la culture. Ça n'a rien à voir avec les gouvernements
de la culture, les différentes politiques culturelles de
Malraux à Lang. Je parle d'un gouvernement des populations
à la culture.
Quelles formes prend ce mode de gouvernement « à
la culture » ?
Sa forme principale est la constitution de grands rassemblements
anomiques, ce que j'appelle la « masse culturelle »
et que j'oppose à la « masse politique ». C'est
la grand-messe commémorative avec l'aspect rituel qui oblige
à communier autour d'une séquence du passé,
avec émotions ad hoc totalement programmables ; c'est la
grande exposition autour du peintre majeur qui fait consensus ;
c'est la fête de la musique, etc. La formule est toujours
la même. Il y a constitution d'une foule, quelque chose qui
ressemble à un peuple, mais sans en être un, parce
qu'il n'est pas structuré, groupé autour d'une visée
critique, d'une opposition alternative, d'autres possibles. Pas
d'espace pour les tensions dans cette masse, pas d'échange
de points de vue, tout le monde est convié à aller
dans le même sens. Il n'y pas d'« intervalles »,
comme dit Hannah Arendt. Les seules différences qui vont
pouvoir s'exprimer sont des écarts de goûts du type
« J'aime/ j'aime pas », « Je me suis ennuyé
/ j'ai trouvé ça génial ». Le vocabulaire
qui s'agence autour de ce qui est appelé « événements
» est un vocabulaire d'éclats, très pauvre,
et qui relate la pauvreté de l'expérience vécue.
Tout cela étant baigné d'une légère
narcose hédoniste. Il y a du festif soft, mais pas d'extase,
les émotions sont programmées et anodines.
Cette « masse culturelle », c'est la cible principale
de l'Ecole de Francfort dans sa critique de la culture. Vous vous
sentez proche de cette pensée ?
Non, parce que même si les adorniens ne sont pas d'accord
et crient à la simplification, il y a une partie de l'Ecole
de Francfort qui joue une opposition que je réfute : il y
aurait d'un côté une culture de massification qui détruit
les cultures populaires, les traditions, une culture de masse abêtissante
et, de l'autre, une culture en péril, à défendre,
qui est le patrimoine, l'héritage, etc. Je ne pars pas de
ce point de vue-là car l'invention de la bulle culturelle
telle qu'elle existe aujourd'hui fonctionne à la différenciation
sans fin. C'est l'autre mode du gouvernement à la culture
: il faut en donner à chacun et à chaque public selon
ses goûts et ses besoins avec une capacité d'ajustement
sans fin. La question de la qualité ou non de ces biens culturels
est dépassée. Il s'agit de faire un peuple d'assis,
de faire asseoir les gens. Pour cette visée-là, il
est évident que la télévision et le cinéma,
dans une certaine mesure, occupent une place importante. Là
où je ne suis pas d'accord avec l'Ecole de Francfort, c'est
que la démocratie culturelle ne cherche pas seulement à
massifier bêtement autour de la culture ; elle développe
au contraire un nombre infini de dispositifs très fins qui
vont offrir à chaque public sa satisfaction. Il est inutile,
voire contre-productif, de répéter qu'on est dans
une phase de massification de la culture qui produit la bêtise,
l'affaissement du niveau général.
Au contraire, la culture aujourd'hui vise plutôt à
fabriquer des sujets plus intelligents, mais dans des dispositions
dont le propre est d'installer des gens à leur place, de
les satisfaire pour leur éviter tout déplacement,
tout mouvement incontrôlé et incontrôlable. Jacques
Rancière définit le moment politique comme «
le moment où surgit de l'imprévisible, où se
produit des déplacements ». Or, aujourd'hui, la culture
place, et c'est le politique qui déplace.
Quels sont les moments de l'histoire où la culture déplaçait
des énergies politiques ?
Il y a un moment de la modernité où il y a synergie
entre des dynamiques d'émancipation politique et la mobilisation
autour d'objets ou d'enjeux culturels. Les grandes figures de ce
moment-là pourraient être le Figaro de Beaumarchais
ou le Jacques de Diderot au XVIIIe siècle. Ce sont des personnages
qui viennent d'en bas, des serviteurs, des plébéiens
qui vont créer une spirale de leur émancipation à
partir de la culture : ils sont autodidactes, ils ont lu des livres
qui leur ont donné une intelligence du monde. Sans cesse,
ils injectent ce savoir dans leur propre expérience et dans
la relation avec leur maître. On voit là un contrat
entre la culture et l'émancipation qui peut servir de modèle.
Or, il semble que ce modèle prend fin avec l'invention de
l'école obligatoire de Jules Ferry.
Vous faites d'ailleurs une charge sévère contre
l'école républicaine...
Oui, car à ce moment de l'histoire, la République
place toute condition d'émancipation sous les conditions
de l'Etat. La culture transmise devient un formatage, une mise en
forme des dispositions des esprits et des acquis sous la forme des
programmes d'enseignement. Ce qui avait été énoncé
dans la pleine lumière de la Révolution française
comme un projet d'émancipation à partir des Lumières
devient une saisie des jeunes par un programme d'Etat qui a certes
besoin de sujets instruits sachant lire et écrire mais à
ses fins propres, c'est-à-dire pour autant qu'il a à
les gouverner. C'est d'ailleurs cette école-là qui
va produire la chair à canon de 14-18…
Que faites-vous de Charles Péguy et de son amour pour
ce modèle ? On ne peut guère voir Péguy comme
un intellectuel assis et formaté...
Le cas de Péguy représente toute l'équivoque
de ce modèle ferryste : d'un côté les pages
magnifiques sur le maître d'école vénéré
qui a permis son élévation ; de l'autre, rien sur
l'endoctrinement de l'élève. Péguy est mort
sur le front en 1914.
Vous insistez beaucoup sur 14-18 comme moment où se
reconfigure la question de la culture. Vous écrivez : «
Tout se passe comme si on avait oublié ceci : c'est le désastre
de la Première Guerre mondiale qui a exposé la culture
européenne les tripes à l'air »...
Oui, c'est dans les tranchées que s'est forgé le
nihilisme du mensonge de la culture, de l'imposture de l'intelligence
civilisée, etc. Face à Marinetti et D'Annunzio qui
célèbrent la poésie des massacres, un dadaïste
comme Raoul Haussmann lance en 1921 : « Donnez nous des mitrailleuses
qui tirent au rythme des valses et rétablissent l'ordre en
musique ! Barbarisez-vous contre la barbarie ». Il est évident
que, dans le monde actuel, en appeler au « barbare »
contre la culture serait un jeu très risqué. On préfère
mettre la culture en dérision, en déconstruction permanente
pour ne pas assumer radicalement son mensonge fondamental. C'est
un peu le jeu de l'art contemporain. C'est salutaire, mais cela
reste insuffisant pour repolitiser les enjeux.
Sur quel mensonge repose le mot d'ordre autour de « la
culture en danger » ?
Une des sources du discours défensiste autour de culture,
c'est la période des années 1930, des dictatures totalitaires,
qui a fixé la mémoire sans cesse réactivée
d'un conflit entre des pouvoirs hyperviolents et l'intelligence.
Défendre la culture aujourd'hui est indissociable de cette
fausse conscience anachronique. Il s'agit encore et toujours de
sauver la culture contre la menace fasciste ! Or, ce discours est
une imposture qui surjoue la menace pour mieux oublier les enjeux
proprement politiques du monde actuel. La défense de la culture
est juste une action « éthique ».
C'est cette question du politique qui est au coeur du pamphlet
: vous présentez la culture comme un dispositif qui au mieux
se substitue à l'action politique, au pire qui la désactive.
La culture est profuse, la politique est rare. Il n'y a pas si
longtemps – les années 1980 -, on pouvait encore espérer
une politisation des questions culturelles, c'est-à-dire
que la culture s'accroche à des enjeux et à des engagements.
Je pense aux questions de l'autogestion, de l'organisation du travail,
de l'habitat populaire. Aujourd'hui, alors que la culture est tout
et partout, son potentiel politique a disparu. Dans le grand supermarché
où tout le monde trouve ce qu'il cherche, la culture devient
un gouvernement qui calme avec des dispositifs désactivant
le politique : la figure du Che est célébrée
à travers un film tous publics, le groupe Manouchian a son
square. Toutes ces opérations de recyclage conservent la
trace des paroxysmes politiques passés sous une forme funéraire.
Dans le livre, je cite Chris Marker : « Quand les hommes sont
morts, ils entrent dans l'Histoire. Quand les statues sont mortes,
elles entrent dans l'art. Cette botanique de la Mort, c'est ce que
nous appelons culture » (in Les Statues meurent aussi d'Alain
Resnais - Arte Vidéo). Beaucoup d'acteurs de la scène
culturelle pensent très sincèrement qu'ils font de
la politique, qu'il y a une dimension politique primordiale dans
ce qu'ils font. Ils voient dans leurs œuvres des motifs de
radicalité, des figures susceptibles d'engager et de produire
des effets politiques. Je n'y crois pas du tout ; car, pour évaluer
la force politique d'un film ou d'une pièce de théâtre,
il faudrait montrer que son public s'est ensuite transformé
en autre chose. Or, aujourd'hui, quel spectateur sort d'une pièce
de Genet ou de Koltès avec des dispositions politiques ?
Evidemment que ça doit arriver, mais c'est au mieux à
l'extrême marge. La majorité rentre chez elle avec
la satisfaction d'avoir vu « une bonne pièce »
ou « un bon film » et d'avoir augmenté son capital
culturel.
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