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Origine : http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=1265
Ce texte remet en cause une lecture de l’œuvre de Michel
Foucault inspirée par les études post-coloniales,
fondée sur la notion d’une perspective « eurocentrique
», « occidentaliste » inhérente à
cette œuvre. Il tente de montrer comment le travail archéologique
de Foucault procède d’opération de découpe
et de topologisation des objets étudiés qui incluent
l’élément du relatif et la dimension de l’historicité.
Il présente toutes les conditions qui entourent l’énonciation
d’un « nous » dans l’œuvre de Foucault.
Cet exposé est né d’un certain agacement, et
même d’un agacement certain, suscité par l’assurance
avec laquelle un certain nombre de critiques contemporains de Foucault,
situés dans le champ des études post-coloniales, considèrent
comme indiscutable la qualification de sa position philosophique
comme « eurocentrique », un terme auquel on ajoutera
parfois l’adjectif « extrême » pour faire
bonne mesure, « occidentaliste », etc. La manière
dont, dans certains textes du moins, ce procès est instruit
me paraît si expéditive et si mal argumentée
que j’ai décidé de revenir sur ce qui constitue
quelque chose comme un « choix originel » (la formule
est de Foucault lui-même) ou un geste premier établi
au fondement de son travail – une certaine façon d’en
délimiter l’espace, plutôt que le territoire,
et de lier à cette approche topologique un art d’énoncer
un « nous » tout à fait singulier.
Le geste premier de Foucault, dans ses grands livres-enquêtes
soutenus par le fil conducteur de l’archéologie, Histoire
de la folie à l’âge classique, Les mots et les
choses, La volonté de savoir (et d’autres) consiste
en un rejet décidé de ce qui constitue l’élément
moteur ou le pli du discours philosophique dans sa tradition la
plus immémoriale : l’établissement de celui-ci
dans un horizon où les énoncés sont supposés
valoir en général, quel que soit l’objet dont
il est question – l’homme, la morale, la culture, la
raison ou la folie, etc. Lorsque Foucault dit et répète
à l’envi qu’il « n’est pas philosophe
», c’est bien ainsi qu’il faut entendre ce propos
: on ne peut faire de la philosophie de cette façon, sur
ce mode, sous cette condition de généralité
ou d’universalité supposée de tous les énoncés
proposés. Le sujet transcendantal doit être reconduit
à ses conditions de relativité à une historicité,
une temporalité, une spatialisation qui définissent
des conditions de possibilité, en termes d’économie
du discours, de partage entre le vrai et le faux… Si l’on
peut encore faire de la philosophie ou quelque chose qui, d’une
manière ou d’une autre, en proroge le geste, alors
ce ne peut être qu’à la condition d’une
auto-destitution (plutôt que décentrement) consistant
pour l’énonciateur philosophique à expliciter
les découpes que supposent ses descriptions et affirmations
et à faire revenir sans cesse dans le jeu l’élément
du relatif.
En d’autres termes, le jeu de « dédisciplinarisation
» de la philosophie (de destitution de la philosophie universitaire)
auquel s’adonne Foucault va consister à se déplacer
du côté d’autres disciplines ou domaines de savoirs
et à adopter certains de leurs gestes premiers : la géographie
(toute recherche philosophique doit être spatialisée,
cartographiée), l’ethnographie (l’élément
de la culture humaine est la pluralité, la relativité
d’un ensemble à tous les autres), l’histoire
(la vérité a une histoire), etc. En cessant de devenir
l’administrateur des vérités générales,
le philosophe se rapproche paradoxalement de cela même dont
il s’est fait l’archéologue – les sciences
humaines (le sous-titre de Les mots et les choses) : il devient,
fondamentalement un enquêteur, comme le sont l’historien,
le géographe, l’ethnographe ou l’anthropologue
bien sûr, etc. Et qui dit enquêteur signale bien ce
nouveau pacte entre une recherche (un geste) qui, envers et contre
tout, s’origine bien dans la tradition philosophique et l’élément
du singulier, du spécifique, du discontinu – bref tout
ce qui présuppose le multiple plutôt que l’un
et s’impose comme condition ce que j’appelais les découpes
– le choix d’un objet qui suppose l’exclusion
de tous les autres, mais ceux-ci n’étant pas ignorés
ou rejetés, mais au contraire identifiés comme l’extérieur
légitime du champ de la recherche. Découpes : Histoire
de la folie à l’âge classique – la deuxième
partie du titre présente ce que j’appelle une découpe,
Les mots et les choses – une archéologie des sciences
humaines – autre découpe, pas les sciences en général,
etc.
Ce parti adopté, il faut nommer les espaces découpés,
c’est-à-dire topographier l’objet de la recherche,
en baliser le champ – un travail de géomètre.
L’objet se forme au point de rencontre de l’axe diachronique
et de l’axe synchronique, par la combinaison de trois termes.
Soit, si l’on prend la première grande « enquête
» de Foucault – Folie, âge classique, culture
européenne – un agencement dont le titre de l’ouvrage
ne rend compte que de façon imparfaite – Histoire de
la folie à l’âge classique – le terme «
histoire » étant susceptible de susciter ici toutes
sortes de malentendus. Mais, étrangement, ce n’est
pas sur ce point que l’opération de découpe
pratiquée par Foucault apparaît litigieuse aux yeux
de ceux qui soutiennent l’incrimination d’« eurocentrisme
» ou « occidentalisme ». Ce qu’ils contestent
avec véhémence, c’est l’emploi sans précaution
par Foucault de termes ou expressions comme « l’Occident
», « le monde occidental », « la culture
occidentale », « l’Europe », « la
culture européenne », « notre civilisation »,
« notre modernité », « les sociétés
modernes occidentales », (etc.) qui, toutes, sous leurs apparences
purement descriptives, comporteraient tout un impensé pernicieux
déterminé par les conditions mêmes (historiques,
culturelles, politiques…) dans lesquelles ces notions s’imposent
comme fallacieusement naturelles. Pour l’essentiel, ce qui
est en cause, c’est l’impensé de la colonisation
dans la constitution même des systèmes de représentation
fondés sur le couplage et l’opposition entre des entités
supposées compactes comme l’Occident et l’Orient,
L’Europe et ce qui s’en séparerait ou s’y
opposerait…
Ce qui est incriminé, c’est la supposée naïveté
culturaliste de Foucault qui, tout promoteur qu’il est du
projet archéologique (et de la disposition généalogique
qui ne s’en sépare guère) appliqué aux
sciences humaines, se garderait bien de faire tomber sous le coup
du règlement archéologique des notions qui comptent
parmi les « nombres premiers » de toutes ses enquêtes
(la constance de leur emploi traverse les différentes topiques
de l’œuvre de Foucault).
Cette objection serait forte si elle visait à démontrer
que cette sorte de désinvolture conceptuelle avec laquelle
Foucault recourt à ces notions pesait sur les résultats
de ses recherches, les pré-déterminait, en quelque
sorte. Mais ce n’est évidemment pas le cas, la contamination
de l’analyse du Grand Renfermement ou bien celle des conditions
dans lesquelles les mots s’entrecroisent avec les représentations,
dans l’epistémè de l’âge classique
par l’absence de généalogie d’une notion
comme celle de « culture européenne » telle que
l’emploie Foucault, sur un mode purement topologique, n’étant
pas chose facile. Mais ce n’est pas ce qui, en l’occurrence,
intéresse ceux qui opposent à l’ensemble du
travail de Foucault cette sorte d’objection préalable.
Ce qui leur importe est beaucoup plus de faire valoir de nouvelles
conditions, de nouvelles normes, un nouveau règlement discursif
et dont ils seraient les gardiens légitimes : une normativité
dont le fondement est le soupçon : tout l’édifice
de la recherche de Foucault étant établi sur des fondations
aussi suspectes que les notions incriminées, il n’est
pas même nécessaire d’entrer dans des démonstrations
circonstanciées pour en dénoncer le travers «
eurocentrique », « occidentaliste ». Plus expéditivement
encore, on ira jusqu’à asséner cet « argument
» : la preuve irrécusable de ce travers constitutif
de l’œuvre de Foucault, c’est que tous ses terrains,
toutes ses enquêtes, tous ses objets de recherche sont situés
dans ce pré carré « européen »
ou « occidental », ce qui manifesterait crûment
son incapacité à affronter la question de l’«
hybride » ou, tout simplement, celle de l’altérité.
Difficile d’imaginer approche plus biaisée du travail
de Foucault. Ce qui caractérise en premier lieu le dispositif
d’enquête et de production de la connaissance mis en
place par Foucault, c’est la destitution préventive
de toute présomption de centralité, implicite ou explicite
de ce qu’il découpe comme son objet de recherche –
que cette présomption porte les habits de « la capitale
» (Derrida), de l’universel (Castoriadis) ou du souverain.
Foucault accorde donc à des termes ou expressions comme «
l’Europe », « la culture européenne »
le même statut strictement descriptif et nullement normatif
que lorsque Lévi-Strauss auquel il se réfère
souvent lorsqu’il aborde ces questions, dit « Les Bororos
» ou Pierre Clastres « Les Guayakis ». Le fait
même de poser l’opération de la découpe
comme condition a priori de l’enquête (du geste philosophique
redéployé) est inséparable de l’opération
de destitution du préjugé de centralité. Lorsque
Foucault écrit, dans Histoire de la folie…, «
Il a été sans doute essentiel à la culture
occidentale [je souligne, AB] de lier comme elle l’a fait
sa perception de la folie aux formes imaginaires du rapport de l’homme
à l’animal », il veut bien dire : ici et pas
ailleurs, il explicite bien la restriction selon laquelle ses énoncés
sont soumis aux conditions d’une géo-philosophie, d’une
philosophie qui s’est approprié le geste du géomètre.
Lorsque dans Les mots et les choses, il parle de l’«
epistémè moderne comme sol positif de notre [je souligne]
savoir », c’est le même type de condition rigoureuse
de délimitation qu’il énonce, s’imposant
à tout énoncé et en balisant le champ de validité.
Lorsque, dans La volonté de savoir, il soutient que «
l’aveu est devenu en Occident [je souligne, AB] une des techniques
les plus hautement valorisées pour produire le vrai »,
il fait davantage que suggérer qu’il existe d’autres
configurations sociales et culturelles dans lesquelles d’autres
techniques de production du vrai imposent leurs conditions –
la discontinuité, la pluralité et l’hétérogénéité
étant ici des notions qui s’imposent comme antidote
au persistant préjugé de centralité. Pour dire
les choses simplement, Foucault opère dans l’espace
de la philosophie le même type de révolution que Lévi-Strauss
dans celui de l’anthropologie ou l’ethnographie, affirmant
après Boas le statut de belle totalité de toute culture,
irréductible à toute autre, relative à toute
autre, une parmi les autres, irréductiblement « dé-centrée
» à ce titre.
Ce que ne comprennent pas ceux qui font à Foucault ce mauvais
procès en « occidentalocentrisme », c’est
qu’il n’y a pas moins de tranchant, en philosophie,
dans le geste consistant à dévoiler les conditions
culturelles implicites qui fondent la prétention du sujet
tout court de la connaissance à dire le vrai (c’est
le sens du célèbre passage sur Descartes et la folie
dans Histoire de la folie) qu’il y en a, en anthropologie,
à renoncer à la notion même d’une hiérarchie
des cultures et des formes d’organisations sociales. C’est
une sorte de contresens absolu sur le geste même inauguré,
en philosophie, par Foucault, que celui qui détecte dans
le trait endogène de ses recherches (un trait qui fonde le
va-et-vient entre la géographie objective et la géographie
subjective – « l’Occident », « l’Europe
» d’une part, « nos sociétés »,
notre culture », « nous » de l’autre) l’indice
de la persistance du préjugé de centralité.
C’est l’exact opposé qui est vrai : qu’il
travaille sur l’hôpital général, le statut
du langage à l’âge classique ou la scientia sexualis,
ce que Foucault vise à exposer est bien une singularité,
toujours susceptible de devenir une bizarrerie aux yeux des autres,
comme l’est aux nôtres la fameuse « encyclopédie
chinoise » de Borges. Il n’est pas un des livres de
Foucault parmi ceux que j’ai mentionnés jusqu’ici
qui ne constitue une invitation qui nous (Français, européens,
occidentaux…) amène à re-considérer tout
le domaine du familier en le passant au prisme de l’«
encyclopédie chinoise » de Borges. Ce n’est pas
pour rien que Foucault travaille pendant la majeure partie de sa
carrière de chercheur sur des objets litigieux, sombres –
comme la folie, la prison, la maladie, la sexualité, objets
à propos desquels il fait émerger des spécificités
du procès de civilisation dans lequel il s’inclut,
objets dont il s’acharne à mettre en relief le trait
d’inquiétante étrangeté, en les soumettant
à la méthode archéologique notamment –
ceci plutôt que de tenter de faire de l’Europe ou de
l’Occident le sol natal de notions et « valeurs »
destinées tout naturellement à conquérir le
monde en faisant valoir leurs titres à l’universalité
– le citoyen, la démocratie, les droits de l’homme,
etc. – c’est la posture la plus courante de la philosophie
politique et des sciences politiques réunies.
Lévi-Strauss apostrophe le public occidental – il
va falloir vous faire à l’idée qu’il n’y
a pas moins de « génie » humain dans le système
de parenté, les récits et le mode de vie de la plus
humble tribu amazonienne que dans la plus « avancée
» des sociétés industrielles ; Foucault inverse
l’interpellation : parcourons ensemble les caves, les soutes,
les substructions et les arrière-cours de ce qui semble nous
établir si solidement dans ce que nous pensons être,
et tout se met à vaciller ; passons au cible de la méthode
archéologique tout ce qui, naturellement, nous installe au
centre et nous destine à l’universel, et tout devient
douteux – replacée dans le temps long de l’aveu,
des pratiques de l’aveu en Occident, rapportée à
l’histoire du pouvoir psychiatrique, la psychanalyse n’est
jamais que le dispositif singulier, dans le double sens du terme,
dont se dote « une société singulièrement
avouante ».
Dans le geste foucaldien, l’opération de découpe
prime sur le « contenu » des espaces découpés.
Ceux-ci – et c’est l’un des points auxquels s’arrime
l’incrimination de « centrisme » – sont
désignés sur un mode conventionnel, par le moyen d’un
certain nombre de termes et expressions qui n’ont pas tous
le même statut et qui trouvent leur place dans des champs
théoriques différents. Ainsi, lorsque Foucault, dans
Histoire de la folie, écrit « l’Europe »,
il dessine une topographie qui est celle des pays auxquels s’est
limitée sa recherche : la France, l’Angleterre, l’Allemagne,
l’Italie, la Hollande pour l’essentiel – une topographie
qui a des « bords » – l’Espagne, la Russie…
Ce n’est pas un principe spirituel commun, un système
politique, des « valeurs » communes qui font que cette
« Europe » peut être nommée comme une entité,
ce sont des pratiques communes, des dispositifs, un champ d’expérience
partagée – c’est à la même époque
qu’y apparaissent, ici et là, des maisons de force,
des hôpitaux, des prisons dont les traits communs sont évidents.
Lorsque, dans le même livre, Foucault emploie des expressions
comme « la culture européenne » ou « la
culture occidentale », il opère à l’évidence
une synthèse à un autre niveau. Il présuppose
l’existence de plis, de « choix », de bifurcations,
de gestes… se manifestant à des niveaux différents
de la pensée et des pratiques collectives et trouvant leur
« champ d’action » ou leur terrain d’exercice
dans des espaces dont le propre est d’être moins bien
spécifié que dans le cas précédent –
à l’évidence, l’« Occident »,
« la culture occidentale », l’« amour occidental
» sont des entités plus flottantes qu’une entité
Europe dont les contours sont vérifiables dans les notes
du livre – elle coïncide très précisément
avec le champ d’extension de l’enquête, les livres
lus, les archives dépouillées, etc. On identifie bien
dans ce saut d’une notion à l’autre quelque chose
comme l’élément d’une décision
: il y a non seulement « de l’Europe » identifiable
dans un champ d’expérience, un champ pratique et stratégique,
mais il y a aussi non seulement « de la » mais une,
la culture européenne et, par extension ou globalisation,
de l’Occident, un Occident… une notion dont l’existence,
la consistance se vérifierait par celle des plis, des gestes,
des bifurcations, des champs pratiques tels qu’ils s’analysent
topologiquement : des représentations et des usages de la
folie dans telle séquence, des formes des savoirs, un certain
type de discours sur le sexe – toujours en rapport à
des singularités, donc, dont la texture est culturelle, historique
– en ce sens, oui, ce Foucault-là est bien «
culturaliste » – mais à condition de considérer
la culture comme un champ de dispersion et d’inclusion, plutôt
que de réalisation de quelques valeurs cardinales…
Mais il existe aussi toutes sortes d’autres termes et expressions
par lesquels Foucault opère ses découpes. Lorsqu’il
met en avant l’indice du « moderne » («
sociétés modernes », « pouvoirs modernes
»…), il fait basculer subrepticement de la topologie
objective à la topologie subjective, d’un « Ici
et pas ailleurs » à un « nous et pas les autres
» (ou d’autres). Il dessine l’espace du moderne/contemporain
comme condition, notre condition. Ce n’est pas du tout selon
une approche historiciste, chronologique, que se saisit le moderne,
mais bien plutôt sous l’angle du « nous »
– le seuil de modernité, écrit-il dans Les mots
et les choses, c’est là où nous éprouvons,
dans notre condition de contemporain, c’est-à-dire
dans un rapport infiniment variable et intensifiable à nous-mêmes
et à notre époque, que se situe le point de passage
« de notre préhistoire (je souligne) à ce qui
nous est contemporain » – là où nous éprouverons,
disons, que Nietzsche est notre contemporain, encore et toujours
– et Hegel plus tout à fait… La découpe
vise ici à faire apparaître les conditions d’un
« nous » (toujours situé, délimité,
mais sur un mode qui n’est plus aussi distinctement «
géographique ») dont Foucault a décrit la particularité,
la singularité « historique » dans son texte/commentaire
de la fameuse « Réponse » de Kant à la
question « Qu’est-ce que les Lumières ? ».
Cette articulation entre le « Ici » et le « nous
» est décisive dans l’analytique foucaldienne.
Le passage du « moment » de la description topologique
à celui de la prolifération des « nous »,
« nos », « notre » (etc.) signale une inflexion
décisive du geste philosophique. Ce n’est pas pour
rien que l’usage du « nous » va en s’intensifiant,
de L’histoire de la folie à La volonté de savoir,
un essai qui s’ouvre sur cette phrase : « Longtemps,
nous aurions supporté, et nous subirions aujourd’hui
encore, un régime victorien » et qui s’écrit
tout entier sous le signe de ce pluriel (collectif) et des pronoms
possessifs qui s’y rapportent.
Si les découpes topologiques demeurent constantes d’un
ouvrage à l’autre (le « nous » de La volonté
de savoir est un « nous » français, européen,
occidental…), le geste change pour autant que le « nous
» est un intensificateur du récit et de l’analyse
qui implique le lecteur sur un autre mode que, disons, l’archéologie
froide et savante qui entend son empire sur Les mots et les choses.
Le jeu avec la singularité du topos se déploie dans
La volonté de savoir sous la forme de la présentation
de conditions d’appartenance auxquelles le lecteur (français,
européen, occidental) ne saurait se soustraire. C’est
sur ces conditions mêmes qu’il est convié à
réfléchir, afin de s’en desceller dans la mesure
du possible – « Il faudrait se demander aussi pourquoi
nous nous culpabilisons si fort aujourd’hui d’en [le
sexe] avoir fait autrefois un péché ? ».
Ce « nous » découpe l’espace dans lequel
les contemporains (occidentaux) de l’auteur sont convoqués
à se saisir sur un mode réflexif et critique de ce
qui constitue la trame d’une actualité qui les fait
ce qu’ils sont, à faire de cette actualité leur
problème, à la problématiser en tant qu’elle
balise leur condition. C’est donc un « nous »
d’interpellation qui « nous » convie à
nous décentrer par rapport aux évidences fondatrices
de notre commune constitution (« Nous autres, supposés
victoriens… »), à déconstruire ou détricoter
maille par maille le tissu de ce partage fallacieux des sensibilités
dont est fait « ce que nous sommes » (sexuellement réprimés,
avides de notre « libération »…). Il s’agit
bien de cette sorte d’ascèse par laquelle nous sommes
conviés à nous exercer à voir d’ailleurs
ce qui s’impose à nous comme principe constitutif de
notre existence, de notre champ d’expérience :
« Et nous devons songer qu’un jour, peut-être,
dans une autre économie des corps et des plaisirs, on ne
comprendra plus bien comment les ruses de la sexualité, et
du pouvoir qui en soutient le dispositif, sont parvenues à
nous soumettre à cette austère monarchie du sexe,
au point de nous vouer à la tâche indéfinie
de forcer son secret et d’extorquer à cette ombre les
aveux les plus vrais ».
On en conviendra : cet appel adressé au sujet occidental
à se dés-assujettir de ce qui constitue son champ
d’évidence propre n’est pas là la pire
des versions de l’occidentalisme, de l’eurocentrisme.
Il est donc temps de s’interroger sur le paradoxe d’une
attaque qui prend pour cible un des philosophes européens
contemporains qui est allé le plus loin dans la destruction
(démolition) des présupposés non questionnés
des gestes philosophiques en Occident, alors même que prospèrent
sous nos latitudes toutes sortes de philosophies de bon renom ou
de bon rapport qui attestent la persistance insouciante ou agressive
de ce type de posture de la philosophie, de cet immémorial
occidentaliste/orientaliste de la philosophie européenne.
Lorsque, à l’occasion d’une conférence
intitulée « Mondialisation, civilisations : quelles
valeurs pour le xxie siècle ? », le philosophe à
succès André Comte-Sponville énonce le sophisme
suivant : « Parce que s’il est vrai que tous les êtres
humains sont égaux en droit et en dignité, alors une
civilisation qui affirme cette égalité en droit et
en dignité de tous les êtres humains, est supérieure
[je souligne, AB], du moins de ce point de vue, à une civilisation
qui nie cette égalité ou qui la viole systématiquement
», il s’inscrit lourdement, massivement, dans la perspective
d’un « occidentalisme » idéologique dont
le principe est l’existence manifeste d’une supériorité
structurelle et constante de la « civilisation » occidentale
sur tout autre. Lorsqu’il explicite son propos en affirmant
que « […] s’il faut choisir entre la civilisation
qui est la nôtre, la civilisation occidentale ou judéo-chrétienne
d’aujourd’hui, et la civilisation que prétend
symboliser un Ben Laden, croyez bien que de mon point de vue le
choix est vite fait. Et je n’ai aucune hésitation à
dire que notre civilisation est supérieure à celle
que prétend symboliser Ben Laden », les choses sont
tout à fait claires et la « messe » occidentaliste
dite – passez-moi l’expression.
Mais aussi bien, le préjugé eurocentrique et occidentaliste
se livre à cru chez un penseur de meilleure tenue que Comte-Sponville,
Cornelius Castoriadis, déclinant, du ton de l’évidence
: « Nous imitons des paradigmes, des modèles, et nous
n’avons pas à imiter Athènes. Mais voilà
: nous pouvons peut-être faire quelque chose de ces germes,
alors que nous pouvons difficilement faire quelque chose de la politique
des empereurs Tang, quels que soit par ailleurs son intérêt
historique et sociologique, l’art remarquable qui a fleuri
pendant cette période, etc. ». Est-il besoin d’une
longue investigation pour détecter que le « nous »
autocentré et content de l’être sous la plume
d’un auteur lui-même de provenance hellénique,
le hasard faisant toujours bien les choses, présente un vif
écart avec celui qui prolifère dans les textes de
Foucault évoqués ci-dessus ?
Dès lors, une question se pose avec insistance : de quel
geste herméneutique, critique relève la démarche
consistant à repérer la tache de sang intellectuelle
de l’eurocentrisme et de l’occidentalisme (« extrêmes
») chez celui de nos auteurs contemporains qui, avec Deleuze,
et d’un mouvement infiniment plus radical que ceux qui se
repèrent chez des auteurs comme Derrida, Nancy, Agamben,
Rancière ou Badiou, a lié le destin de son travail
philosophique à une ontologie de nous-mêmes indissociable
du dés-assujettissement, au descellement, à la quête,
sinon d’un point d’extériorité, mais du
moins d’une limite, d’un bord – là où,
précisément, tombent tous les voiles de ce qui nous
établit, nous destine et nous institue au « centre
» ?
La réponse à la question posée s’énonce
assez simplement : ce geste, familier, c’est celui de l’herméneutique
sans qualité, de la symptomatologie déchaînée
qui prospère aujourd’hui, et dont le principe dévastateur
est simple : tout fait symptôme, et plus celui-ci se dérobe,
se présente comme subreptice, furtif, plutôt que manifeste
et massif, plus il nous conduit droit au cœur du « refoulé
» où gît le secret des choses. Et donc, plus
se dérobe, chez des auteurs comme Deleuze et Foucault, le
préjugé occidentaliste et eurocentrique, plus il se
replie vers ces strates profondes où le philosophe ignore
« d’où il parle » et où les mots
piégés parlent à travers lui, irriguent et
contaminent son discours à son corps défendant, et
plus la chasse au symptôme sera excitante et sa détection
aura de prix. Or, comme chacun sait, la règle première
de ce jeu est que tout fait symptôme, l’intérêt
marqué de Foucault pour les supplices d’Ancien régime
au temps de la monarchie absolue anglaise ou française plutôt
que pour ceux pratiqués en Chine sous la dynastie Qing peut
devenir la preuve accablante de la persistance du pli eurocentrique
dans sa recherche. C’est un peu comme si, en anthropologie,
le partage entre un parti « occidentaliste » et un autre
qui ne le serait pas recouvrait la distinction entre les chercheurs
qui persistent à s’intéresser aux tribus lointaines
et ceux qui se consacrent à une ethnographie du RER…
Cette musique qui est comme le déchet des déchets
de l’événement discursif associé au nom
de Freud (relayé à l’occasion par ce «
derridisme » tous usages et mondialisé qui prospère
sous les latitudes des nouveaux mondes universitaires) nous est
familière. C’est la même qui nous est servie
lorsque nos protestations contre le dernier des massacres perpétrés
par l’armée de l’État d’Israël
à Gaza sont diagnostiquées par de savants docteurs
pas occidentalistes pour un sou comme le symptôme d’un
antisémitisme d’autant plus pernicieux qu’il
ne s’énonce jamais.
Je remarque au passage que lorsque Foucault, à l’occasion
de ses deux voyages au Japon, présente des conférences
dans des universités, dialogue avec des universitaires locaux,
est interviewé par des journalistes, ne met jamais en scène
l’opposition Occident/Orient qui est, pour les disciples d’Edward
Saïd, la marque de fabrique de l’occidentalisme et de
son jumeau, l’orientalisme. Il dit, toujours aux mêmes
conditions d’une géographie élémentaire
et circonspecte, « Extrême-Orient », « votre
société », « le Japon », etc. Je
vais m’attarder un peu sur un texte qui montre comment, dans
ce genre de situation de communication interculturelle, il met en
place un dispositif destiné à étouffer dans
l’œuf la tentation occidentaliste.
Dans ce texte, donc, intitulé « La philosophie analytique
de la politique », une conférence prononcée
au Japon en 1978, Foucault envisage sa propre position d’énonciateur
philosophique ou, plus généralement, de publiciste,
dans sa relativité même à d’autres situations,
d’autres conditions, d’autres conditions d’énonciation.
Évoquant la question des prisons, du système pénitentiaire
auquel il a, au cours des années précédentes,
consacré un livre et une partie importante de son action
publique, il témoigne de la façon suivante de l’inclusion
de l’enjeu du relatif (ou du décentrement) dans le
champ de ses préoccupations et à la fois dans sa démarche
intellectuelle et son engagement : ayant visité deux prisons
dans la région de Fukoka, il s’est « aperçu
que le problème de la pénalité, de la criminalité,
de la prison se posait [au Japon, donc] dans des termes très
différents dans votre société [il s’adresse
à ses interlocuteurs japonais] et dans la nôtre ».
Pour cette raison, il a renoncé à son projet initial
de présenter une conférence sur « le problème
particulier des prisons ». Ce qu’il en aurait à
dire, en effet, demeurerait entièrement captif de l’environnement
européen dans lequel il a été élaboré
et risquerait, par conséquent, d’échouer face
à l’épreuve de sa transposition dans ce monde
« différent ».
Sa conférence, Foucault va donc la transformer en ce difficile
exercice : l’examen de la « question du pouvoir »,
la présentation de quelques propositions et concepts ayant
trait à une analytique de la politique, sous condition de
soumission à l’épreuve de l’hétérogène,
du différent – spécifiquement d’une différenciation/opposition
entre « Occident » (« Europe », «
nos sociétés », « chez nous » «
pays occidentaux »…) et « Extrême-Orient
» (« Japon », « sociétés d’Extrême-Orient
»). Les motifs, les analyses, les concepts qu’il va
présenter dans cet exposé sont donc, dans leur déploiement,
constamment suspendus à cette réserve ou cette condition
générale : c’est une « histoire »
de l’Occident qui est ici « racontée »
selon un mode ou dans un style qui est celui de la philosophie ;
si cette « histoire » peut avoir une valeur pour un
public extrême-oriental, si celui-ci peut y repérer
des paradigmes ou y trouver des stimulations, ces opérations
ne se feront pas sur le mode de la transposition, mais plutôt
sur celui de l’examen des écarts, des différences,
voire des contrastes. Ce qu’il s’agit de pratiquer,
ce ne sont pas des concepts ou des séquences analytiques
« forts » en ce sens que s’imposerait tout naturellement
leur universalité, mais bien un art de faire émerger
des singularités, dans leur vocation à être
mises en relation les unes avec les autres.
Ainsi, ayant évoqué ces « grandes maladies
» du pouvoir qu’ont été, au xxe siècle
et en Occident, le fascisme et le stalinisme, ayant montré
comment, en Occident encore, la philosophie en était venue
à lier son destin à celui de l’État,
ayant parcouru à grandes enjambées l’histoire
du pouvoir pastorat, dans sa relation notamment au christianisme,
Foucault ébauche un programme de recherche comparatif : «
(…) Il vaudrait la peine de comparer le pastorat, le pouvoir
pastoral des sociétés chrétiennes avec ce qu’a
pu être le rôle et les effets du confucianisme dans
les sociétés d’Extrême-Orient ».
Dessinant les linéaments d’une telle analyse, il ajoute
:
« Il faudrait faire la différence [je souligne] entre
le pouvoir pastoral et le confucianisme : le pastorat est essentiellement
religieux, le confucianisme ne l’est pas ; le pastorat vise
essentiellement un objectif situé dans l’au-delà
et n’intervient ici-bas qu’en fonction de cet au-delà,
alors que le confucianisme joue pour l’essentiel un rôle
terrestre ; le confucianisme vise une stabilité générale
du corps social par un ensemble de règles générales
qui s’imposent à tous les individus ou à toutes
les catégories d’individus, alors que le pastorat établit
des relations d’obéissance individualisées entre
le pasteur et son troupeau… ».
Peu importe ici le caractère plus ou moins précaire
des termes de la comparaison que suggère ici Foucault entre
pastorat chrétien et le confucianisme dans sa relation au
gouvernement des vivants. Ce qui compte, c’est l’inclusion
dans le champ de sa recherche de l’élément de
la relativité, le travail à l’œuvre, fût-ce
sur un mode implicite de notions comme celles de l’hétérogène,
du différent, du discontinu, du singulier.
Pour Foucault, ce qui caractérise une société
ou un système de pensée, c’est davantage ce
qu’il rejette ou exclut que ce qu’il affirme et valorise.
Son travail sur les sociétés européennes, sur
les systèmes de pensée dans nos pays est fondé
sur cette prémisse. Il découle de cette position que
la recherche et l’identification des écarts significatifs
entre la manière dont une société fait le partage
entre ce qu’elle exclut et ce qu’elle valorise et la
façon dont une autre met en œuvre cette opération
est inscrite au cœur de sa réflexion. Discutant du statut
de la folie dans la société française et dans
la société japonaise avec M. Watanabe, un philosophe
japonais, il dit : « Le fait que, dans votre pays, le fou
soit le représentant du sacré et, dans le nôtre,
le porteur de la vérité me paraît indiquer une
différence significative [je souligne, AB] entre la culture
japonaise et la culture européenne ». On peut naturellement
objecter que l’on est là dans un domaine de généralités
forcément approximatives, comme lorsque, dans le texte cité
plus haut, Foucault définit le stalinisme comme une maladie
de l’État occidental, mais on ne peut certainement
pas dire que c’est le préjugé occidentaliste
qui conduit le raisonnement ici. Ce qui intéresse Foucault,
c’est d’identifier des éléments de discontinuité,
de redonner sa pleine dimension à l’hétérogène,
de façon à ce que, du cœur même de nos
identités « compactées » par les routines
de pensées mais aussi par les dispositifs de gouvernement
des vivants, nous redevenions sensibles à la présence
de formes d’altérité radicale ou d’«
espaces autres », radicalement autres, dans le domaine des
pratiques culturelles, des systèmes de pensée, des
modes d’organisation sociale, etc. Il est vrai que ce souci
de l’hétérogène et du discontinu qui
porte au delà de la reconnaissance de l’élément
de la pluralité conduit inéluctablement Foucault à
rendre compacts les éléments qu’il oppose, ou
alors à mettre l’accent sur des objets porteurs de
celle-ci – l’hôpital général, la
prison pénitentiaire moderne, le panoptique, le discours
du sexe réprimé, etc. On peut toujours objecter qu’à
y regarder de plus près, « les choses sont toujours
plus compliquées », comme on dit, que le ferment de
l’hétérogène travaille toujours au cœur
de l’homogène – ce que Foucault était
toujours le premier à admettre – voir ses variations
dans l’analyse du panoptique – mais à la condition
expresse de ne pas placer une telle critique sous le signe d’un
stigmate qui coupe court à toute objection ou contre-argumentation,
tant il est, dans les conditions actuelles, propre à discréditer
celui auquel il s’applique et irréfutable, de par son
caractère infiniment variable et indéterminé.
Pour finir sur une note qui nous renvoie au plus extrême
contemporain, je voudrais citer brièvement un article écrit
par Foucault en 1979 et qui appartient à la série
de ses « reportages d’idées » sur le soulèvement
iranien et la chute du Chah, un texte intitulé « Une
poudrière appelée Islam », un article qui témoigne,
me semble-t-il, de l’extrême sensibilité de notre
auteur à ce que l’on pourrait appeler l’absolument
autre, autre de nous-mêmes, ou plutôt de ce que nous
sommes supposés être, bref, au motif hétérotopique.
Ayant relevé la rareté de l’événement
consistant en le soulèvement d’un « peuple sans
armes qui se dresse tout entier et renverse de ses mains un régime
‘tout puissant’ » sans se conformer d’aucune
manière à « un modèle ‘révolutionnaire’
reconnu », il ajoute cette réflexion dont chacun se
sentira libre d’évaluer l’écho qu’elle
peut rencontrer dans notre présent : « L’Islam
– qui n’est pas simplement une religion, mais un mode
de vie, une appartenance à une histoire et à une civilisation
– risque de constituer une gigantesque poudrière, à
l’échelle de centaines de millions d’hommes.
Depuis hier, tout État musulman peut être révolutionné
de l’intérieur, à partir de ses traditions séculaires
».
Ce qui caractérise et qualifie un geste philosophique qui
tranche, c’est qu’il ouvre un espace de pensée
nouveau inédit, qu’il est doté d’une force
propulsive propre qui le destine à être relayé
à l’infini par ceux qui le perçoivent et s’en
saisissent. Dans un geste philosophique doté de cette puissance
propre se trouvent inextricablement mêlés des concepts
nouveaux qui le soutiennent, mais aussi, constamment, des mots de
toutes sortes empruntés au vocabulaire courant, des mots
valises, des mots puissants mais vagues, etc. mais des mots qui
n’en sont pas moins nécessaires pour que le discours
puisse s’articuler, de la même façon qu’il
est bien difficile qu’un discours politique s’articule
sans être soutenu par le mot « peuple » –
signifiant vide par excellence, ou trop plein, ce qui revient au
même. Chez Foucault, donc, ce n’est pas par l’effet
d’une négligence ou d’une panne de la pensée
que les concepts « créés » qui soutiennent
son analytique du présent (biopouvoir, biopolitique, gouvernement
des vivants, gouvernementalité, disciplines, dispositifs,
mécanismes de sécurité…) côtoient
des termes qui n’ont pas du tout le même statut, qui
ne sont pas des concepts mais des éléments de descriptions
de la découpe qui constitue la condition du travail philosophique.
Citation
Alain Brossat, «Quand Foucault dit « nous »...»,
Revue Appareil [En ligne], Numéros, Revue Appareil - n°
8 - 2011, mis à jour le : 26/10/2011,
URL : http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=1265
Auteur
Alain Brossat
Professeur de philosophie, université Paris 8 Saint-Denis,
abrossat (at) club-internet.fr
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