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Origine
http://www.acontresens.com/livres/18.html
En 1887, l'anarchiste russe Pierre Kropotkine décrit l'enfer
carcéral de la centrale de Clairveaux (dans l'Aube), véritable
usine où les détenus sont traités comme du
bétail, sommés de se soumettre aux punitions les plus
violentes. En 1924, André Marty, futur dirigeant du PCF,
dénonce dans la même prison les tabassages réguliers,
l'affamement et l'abandon total des prisonniers. En 1999, le procès
de sept mutins de la centrale de Clairveaux les condamne à
de nouvelles lourdes peines, faisant fi du comportement inadmissible
de gardiens protégés par la justice. A travers ce
triple exemple, c'est tout le système carcéral et
au-delà le système répressif étatique
qui montre son ineptie et ses incohérences... Depuis bien
plus de 120 ans, "l'histoire de la prison est un bégaiement
sans fin".
Alain Brossat, enseignant en philosophie, expose dans Pour en finir
avec la prison une réflexion et une analyse implacable et
très documentée autour de la prison, son rôle
prétendu et son action effective. Car le fossé est
grand entre ce que chacun considère comme étant le
"but" de la prison, à savoir remettre sur "le
droit chemin" les personnes coupables de crime ou de délit,
et la réalité de l'après-prison : récidives
fréquentes, difficultés énormes à (re)trouver
une place dans la société, absence de perspective.
Alors pourquoi la prison perdure-t-elle ? C'est qu'elle est avant
tout nécessaire à l'Etat nous dit l'auteur, en cela
qu'elle perpétue "une violence conservatrice de droit",
renforçant une certaine cohésion sociale au sein du
peuple-victime ; et qu'elle perpétue aussi de manière
plus ou moins masquée "un droit du souverain",
considéré révolu dans la société
civile. A l'écart du reste des institutions, les prisons
fonctionnent selon un droit fluctuant et souvent propre à
chacune. Comment espérer réinsérer dans la
société des condamnés qui se retrouvent dans
un système totalement disjoint de cette dernière ?
La coupure irrémédiable et infâme que constitue
la mise au ban du corps est ici particulièrement bien décrite.
La population enfermée correspond souvent à une image
très précise, "celle du plébéien
marginalisé que n'a pas intégré le processus
de mobilisation de la force du travail par la production capitaliste".
La prison comble en effet le besoin étatique de créer
une séparation au sein du peuple, de systématiquement
opposer les uns aux autres en pointant du doigt une "classe
dangereuse". Cette conception politique du rôle de la
prison tend également à justifier la présence
et le renforcement des institutions policière et pénitentiaire.
"Les perdants, les sans-voix et les vaincus de l'histoire"
sont voués au silence. Or c'est en adoptant leur point de
vue que l'homme perçoit la finalité effective et pour
tous - emprisonnés ou pas - de la prison : défaire
l'homme.
La critique du discours humanitaire a dans un premier temps de
quoi surprendre, et constitue l'un des aspects les plus intéressants
de l'ouvrage. A ceux qui réclament plus de droits dans les
prisons, de meilleures conditions d'hygiène ou de meilleurs
locaux, Alain Brossat rappelle qu'une prison dorée reste
une prison, c'est à dire un lieu d'isolement, "qui reconditionne
une personne humaine en corps séparé et esseulé".
L'heure n'est plus à la revendication d'une amélioration
des conditions de vie en prison, puisque l'existence même
des prisons doit être remise en cause. D'autre part, la demande
d'un mieux ne remettant pas fondamentalement en question la nécessité
de la prison a l'effet pervers d'asseoir de manière plus
confortable sa légitimité. A titre d'exemple, le chapitre
intitulé Après la peine de mort... montre que le combat
mené pour l'abolition de ce qui est considéré
aujourd'hui en France comme une barbarie a ouvert la porte à
une augmentation de la durée moyenne d'incarcération,
et à la multiplication des longues peines.
"Si l'on supprime les prisons, par quoi les remplacer ?"
Voilà la question communément posée après
la lecture d'un pareil pamphlet, mais l'auteur la balaie très
intelligemment dans un dernier chapitre de conclusion. "La
question de savoir ce qui doit se substituer à une pratique
ou institution incompatible avec nos normes civilisées ne
se pose pas". Alain Brossat rappelle que ce n'est ni au philosophe
ni au citoyen de se substituer à l'Etat. Et surtout, les
vraies questions ne sont pas là. Comment définit-on
crimes et délits ? Qui sont ceux qui remplissent les prisons,
et pourquoi ? Que fait-on pour prévenir le passage à
l'acte ? C'est évidemment tout une société
qui est à repenser : un rapport à la consommation,
un rapport à la propriété, un rapport aux autres,
et donc un rapport à soi. Sur le chemin de cette reconsidération
de nos propres existences, Pour en finir avec la prison constitue
un outil précieux.
JB
12.01.2004
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