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Origine :
http://ici-et-ailleurs.org/spip.php?article170
http://lesilencequiparle.unblog.fr/2011/11/05/les-deux-corps-du-ps-alain-brossat/
Lors de l’ultime débat des primaires du PS, opposant
les deux “finalistes” Martine Aubry et François
Hollande, ce n’étaient évidemment pas les désaccords
programmatiques qui faisaient la différence. Ils sont, c’est
notoire, aussi infimes qu’évanescents, et ceci en dépit
des efforts un peu pathétiques de la candidate moins bien
placée dans les sondages pour camper la “gauche forte”
contre la “gauche molle”. Non, ce qui faisait la différence,
car il y en avait bien une pour qui savait se rendre attentif au
niveau subliminal de ce débat, ce n’étaient
pas des arguments, des propositions, des engagements - bref, l’ordinaire
d’un positionnement politique ; c’était un élément
plus subtil, plus indistinct – mais où venait au fond
se concentrer tout ce qui est encore susceptible d’opérer
un partage entre les deux concurrents : une question de corps, un
jeu avec le corps, avec l’incorporation de la politique, à
défaut d’une véritable incarnation. Tout au
long de la soirée, tandis que papillonnaient dans le studio
petites phrases bien sonnantes et développements tirés
au cordeau (soigneusement répétés avec les
équipes de campagne), l’important se jouait ailleurs
: non pas dans l’affrontement de deux corps, bien sûr,
l’empoignade demeurant on ne peut plus policée, entre
gens du même cru, mais dans la confrontation de deux imaginaires
corporels, de deux jeux très contrastés avec l’incorporation.
La détermination de Martine Aubry à se présenter
aux yeux du public et par contraste avec son rival, comme la représentante
d’une gauche plus combative, plus en prise avec les aspirations
populaires que dans ses versions antérieures, plus déterminée
à faire payer aux puissances financières une partie
au moins des frais de la crise en cours, l’a conduite, durant
toute la campagne des primaires et singulièrement à
l’occasion de cette soirée cruciale, à tenter
de redonner corps à une figure dont on sait, par ailleurs,
que la social-démocratie mitterrandienne a été
le plus diligent des fossoyeurs – celle du militant. Langage
direct (les gens en ont assez de se faire “empapaouter”,
risqua la maire de Lille), éthique de la conviction affichée
à tous les détours de phrase, légitimation
par la tradition de l’engagement, appel au peuple de gauche
– toute la soirée durant, le téléspectateur
fut le témoin, légèrement sceptique, forcément
sceptique, de l’effort inlassable produit par la challenger
de Hollande pour souffler sur les braises du militantisme noyées
dans les eaux froides du social-libéralisme ; pour tenter
d’incorporer, en dépit de tout, la figure du peuple
de gauche qui se bat, qui résiste, qui dit non aux trafiquants
d’austérité…
Difficile, ô combien difficile tentative, résistible
mise en scène, quand on sait qu’elle émane de
la fille de l’un des acteurs décisifs de la conversion
de la social-démocratie française au néo-libéralisme,
une filiation dont elle ne cesse par ailleurs de se targuer, –
comme si les liens de Jacques Delors avec la tradition du christianisme
social et les pseudopodes associatifs ou syndicaux de celui-ci suffisaient
à rendre plausible la métamorphose de la reine-mère
en Louise Michel présidentiable. Tout autre fut, sur le plateau
de France 2, le jeu du favori des sondages – et non moins
périlleuse sa tentative de transubstantiation. Longtemps
campé dans le rôle de boute-en-train et de faiseur
de bons mots en marge des congrès du PS, d’éternel
élu de sa Corrèze d’adoption, bon vivant rondouillard,
François Hollande a eu l’intuition, depuis quelque
temps, que lui poussait un destin présidentiel, un destin
d’Etat…
Las, il lui fallait, pour répondre à l’appel,
davantage que de solides appuis et une ambition sans faille –
un corps. Depuis lors, l’ancien premier secrétaire
travaille sans relâche à s’incorporer le rôle,
la stature, les postures, l’allure, la tenue présidentielles
– il a gommé ses rondeurs, changé de costumes
et de lunettes et surtout, il travaille, inlassablement, à
camper, à faire vivre son rôle de President In Progress…
Mais comment donner un corps à l’Etat, comment faire
coïncider un pauvre corps humain avec celui de l’Etat
tout entier, de l’Un-seul étatique – puisque
telle est la contrainte qu’impose l’hyperprésidentialisme
du système français ? C’en était, mercredi
soir, d’un pathétique qui, parfois, était bien
près de susciter une franche hilarité : le menton
dressé, le regard impérieux, le buste droit, l’intonation
virile, le ton charismatique (”sous mon égide, rassemblez-vous
!”) , la parole “responsable” - tout était
là pour donner une tournure plausible à la notion
d’un corps présidentiel, d’un concentré
physique de l’autorité (à défaut de lustre…)
de l’Etat. Le rôle de composition que notre acteur travaillait
ici désespérément à rendre convainquant
sentait la sueur et le labeur – la petite lucarne est un impitoyable
miroir…
Référence incontournable pour l’observateur
de ces touchants efforts pour donner un épaisseur physique,
une apparence de vie, une tournure singulière à une
politique en perte de substance, le philosophe Claude Lefort attire
notre attention sur le problème majeur, structurel de la
démocratie moderne – l’impossibilité pour
elle de faire coïncider ce qui la légitime et lui donne
son sens avec quelque réalité substantielle que ce
soit, et, singulièrement, tout corps particulier que ce soit.
Dans notre présent, celui de cette grosse fatigue perpétuelle
de l’institution démocratique dont nous sommes tous
témoins, ce trait prend une tournure dramatique : l’application
avec laquelle nos deux candidats, nos deux comédiens, s’activaient,
mercredi soir, à tenter de se donner, chacun, le corps qu’il
avait choisi et à les faire se mesurer, se défier,
ce zèle désespéré de comédiens
improbables en dit plus long que tout un discours de campagne sur
l’état de volatilité auquel se trouve réduit
aujourd’hui la démocratie du public…
Alain Brossat
Les deux corps du PS / 14 octobre 2011
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