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Origine : http://ici-et-ailleurs.org//spip.php?article172
Au commencement, il y a comme souvent dans une argumentation philosophique,
cet axiome, que je pose : pour nous autres humains vivant en société,
la vie commune, c’est aussi la vie divisée. La division
(et donc le conflit) ne surviennent pas comme la conséquence
directe ou indirecte de telle ou telle décision, action,
enchaînement de causes et d’effets – elle est
au contraire le « déjà-là » , non
pas comme origine mais comme sans origine – ce que je nomme
l’immémorial. Et cet immémorial est, pour nous
et parmi nous, comme une institution qui nous structure comme elle
nous assujettit – qui établit la division au cœur
de notre condition de sujets, qui fait de nous des sujets traversés
– et donc fendus – par la division. Innombrables sont,
naturellement, les façons de peupler cette division, de l’animer
et lui donner du corps en nommant ses acteurs supposés. Grecs
et Perses, hommes et femmes, démocrates et oligarques, Normands
et Saxons, catholiques et protestants, aryens et juifs - un gag
risqué consisterait à poursuivre ainsi l’énumération
pendant la soirée entière, en guise de conférence,
avant d’inviter le public à choisir, à la majorité
simple, le couple divisé auquel va sa prédilection…
Mais la philosophie n’est guère amie, depuis Socrate,
de ces appels à la sanction du plus grand nombre sur un enjeu
de pensée. Je soutiendrai donc que la figure-mère
de la division, celle qui s’établit au fondement de
toute approche politique de la division, comme fait et comme question,
est celle qui se nomme dans les termes de la relation entre le maître
et le serviteur – le maître et le serviteur comme couple
divisé. La nomenclature à laquelle je recours ici
est, je serai le premier à l’admettre, assez fragile,
plastique. Longtemps, la bien connue Dialektik du Herr et du Knecht
selon Hegel, a été faussement traduite en français
par « dialectique du maître et de l’esclave »,
avant que de plus récentes et plus précises traductions
rectifient : dialectique du maître et du serviteur. Mais,
en allemand moderne, le mot Herr veut dire aussi bien d’autres
choses que « maître », tout comme Knecht peut
se traduire aussi bien par « valet », comme dans le
titre de la pièce de Brecht – Maître Puntila
et son valet Matti. Sans oublier que, littéralement, celui
qui sert (dienen) se dira plutôt, aujourd’hui, Diener
que Knecht, un mot dans lequel s’entend très fort la
relation de subalternité, la soumission (au maître),
dans une relation de type féodal…
Tout ceci n’étant mentionné qu’à
une seule fin : préciser qu’il ne s’agit pas
d’entendre ici le maître et le serviteur comme des essences
fixes et immuables, mais plutôt de présenter la relation
sans cesse reconduite, réintensifiée dans laquelle
est en question la « maîtrise » de l’un
et, non pas la servitude ni la condition serve, mais la position
du serviteur de l’autre sont en question en tant que figure
transhistorique de la conflictualité politique, c’est-à-dire,
au fond, de la vie politique. J’ai essayé de montrer
dans un essai paru il y a quelques années, Le serviteur et
son maître – essai sur le sentiment plébéien,
comment, à l’orée de notre modernité,
la dispute qui oppose le serviteur au maître, dans le théâtre
de Beaumarchais, dans Jacques le fataliste, constitue le creuset
d’une épreuve de force dont l’égalité
est l’enjeu.
Le plébéien, serviteur devenu ingouvernable et raisonneur
intarissable, apparaît comme le héraut d’une
démocratie de combat qui ne doit rien à la sagesse
des bons législateurs ou à la solidité de ses
institutions et tout à l’énergie alliée
à l’intelligence stratégique et à la
maîtrise du discours manifestées par ce domestique
sorti de son rôle, hors de ses gonds… Avec Figaro, avec
Jacques, naît une lignée dont les éclats et
l’ironie corrosive vont jalonner, de relais en relais, jusqu’à
la pièce de Brecht susmentionnée et au delà
(The Servant de Joseph Losey) notre modernité politique pour
en dévoiler les équivoques et les mensonges.
Je voudrais maintenant essayer de réfléchir, à
partir de ces belles scènes, contemporaines des Lumières,
sur ce qu’il advient de la relation entre le maître
et le serviteur, entre les serviteurs et leurs maîtres dans
la déjà assez longue durée de notre modernité,
un topos qui nous inclut encore et nous traverse, même si,
nous allons le voir, des « époques » ou des «
régimes » distincts peuvent y être identifiés.
L’axiome posé au début est donc toujours là,
comme un principe actif : la division maître(s)-serviteurs(s)
demeure un opérateur d’intelligibilité politique,
dans ce monde (ou cette époque) même où, comme
le dit Agamben, la fantasmagorie de la « classe moyenne planétaire
» repousse toujours davantage l’évidence de la
persistance de la lutte des classes et tente d’imposer l’idéologie
anomique de l’Un indivisé, informe – mais sauvé
du régime de l’affrontement perpétuel.
En même temps, l’intuition que nous avons du présent
nous suggère que quelque chose d’essentiel s’est
déplacé, dans la relation des maîtres aux serviteurs,
des serviteurs aux maîtres, voire que cette relation aurait
changé de régime. Après tout, les Figaro, les
Jacques se font rares, tout se passant comme si le secret de ce
thymos, cet enthousiasme du serviteur qui, sans violence, ruine
les prétentions immémoriales du maître, dépouille
la maîtrise de toute consistance, tout en mettant les rieurs
de son côté, tout se passe donc comme si ce secret
s’était perdu. Mais à quoi donc imputer cette
grosse fatigue, cette perte du sens de la répartie qui semble
s’être abattus sur les serviteurs d’aujourd’hui
?
L’hypothèse sur laquelle j’aimerais travailler
ici suppose la mise en œuvre du couple proximité/éloignement.
Il est bien évident, si l’on revient à Figaro
et Jacques, que l’un des facteurs, si ce n’est le facteur
premier, qui nourrit leur remarquable capacité d’évider
la maîtrise – au point qu’à la fin de Jacques
le fataliste, le maître finit par énoncer sur le ton
de la plaisanterie, mais au fond très sérieusement,
que son serviteur est son maître – c’est qu’ils
vivent et s’activent, « au service » de leur maître,
dans la proximité immédiate et même dans l’intimité
de celui-ci. Figaro n’ignore rien des amours et des affaires
de son maître, il est son confident et son homme de confiance
autant et davantage que son domestique. Leur extrême proximité,
dans un même espace, l’étroitesse de leurs liens
et cela même qui les rend totalement interdépendants
et nourrit l’intrigue « croisée » du Mariage
de Figaro. Dans le même sens, Jacques, engagé dans
une dispute perpétuelle avec le maître à propos
du sens ultime des choses comme des détails les plus triviaux
de l’existence, est bien davantage qu’un serviteur,
il est l’intelligence pratique du maître, comme cela
apparaît au grand jour lors de l’épisode où
le maître, laissé à lui-même, se fait
voler son cheval et se montre incapable de reprendre pied dans la
réalité, alors même que Jacques, se sort avec
brio de tout un enchaînement de mauvais pas…
Aussi bien chez Beaumarchais que chez Diderot, le maître et
le serviteur sont pris dans une relation de complémentarité
conflictuelle : l’inégalité des conditions est
l’objet de leur dispute inépuisable, mais aucun des
pôles de cette relation ne saurait exister sans l’autre,
il n’y a pas, derrière ce binôme de sombre histoire
d’asservissement, de lutte à mort des consciences et
du reste, ce qui est déjà là, de toute éternité,
c’est le couple maître/serviteur ; et, si le premier
a évidemment besoin du second pour voyager, accéder
à ses plaisirs ou entrer dans une passionnante discussion
sur tel sujet futile ou sérieux, le second a tout autant
besoin du premier pour vérifier, dans la confrontation, sa
qualité d’homme à part entière et faire
toutes sortes de « démonstrations » dont l’enjeu
est, constamment, l’égalité.
On a là, avec ce topos littéraire, mais dont on identifierait
déjà la grande forme par exemple dans le Turcaret
de Lesage, une approche au fond essentiellement politique et frappée,
chez Beaumarchais et Diderot, au coin de ce qu’il est convenu
d’appeler l’optimisme des Lumières, une approche
de la question de la proximité entre maîtres et serviteurs
sur laquelle je voudrais m’arrêter plus longuement maintenant.
Je crois que nous avons beaucoup de mal à concevoir aujourd’hui
tout ce qu’impliquait, en termes de mode de vie, de subjectivités,
de perception du monde humain, de discours public (etc.) la forme
sensible, pratique que prenait naguère encore la division
du monde en maîtres et serviteurs – celle qui a prévalu
sous nos latitudes, en gros, jusqu’à la Première,
voire la Seconde Guerre mondiale(s). Je veux parler du fait que,
si l’on met la classe ouvrière et la toute petite paysannerie
à part, le monde social était vraiment divisé
en serveurs et servis, même la toute petite-bourgeoisie avait
des servantes, des bonnes, le moindre paysan propriétaire
avait un ou des domestiques, des valets de ferme, et la domesticité
était une espèce sociale infiniment diverse, traversée
par toutes sortes de sous-espèces et de hiérarchies
– ainsi que le montre superbement un film comme La règle
du jeu ( Renoir, 1939).
Je dis ici « serveurs et servis » pour mettre l’accent
sur le caractère décisif, en termes culturels et politiques,
en termes de mœurs et de civilisation, en termes de gestes,
de la forme de division que je veux faire apparaître ici –
et qui est cela, précisément, que nous avons si vite,
trop vite, oublié : dans ce monde que nous avons «
perdu » ( même si, dans le nôtre, les «
belles personnes » ont encore souvent des chauffeurs), être
du bon côté de la barrière sociale, faire partie
de la société à proprement parler, au sens
traditionnel et non sociologique du mot, cela signifiait être
servi : donc, avoir à sa disposition et comme tout naturellement,
un certain nombre de truchements dont le rôle et la fonction
étaient d’effectuer quantité de gestes ou d’opérations
dont il était exclu par convention que vous les réalisiez
vous-mêmes – au point d’ailleurs qu’il était
à peu près inimaginable pour l’espèce
des servis qu’ils pussent les effectuer sans ce recours au
serveur. Ces gestes et opérations sont innombrables et variables,
j’en énumère, pêle-mêle quelques
uns : se lever, se coucher, s’habiller, manger (s’approvisionner,
cuisiner, servir, desservir…), se chausser, se laver, entretenir
sa garde-robe, laver ses vêtements, s’occuper de son
intérieur, ranger, évacuer ses excréments,
éduquer les enfants, etc., etc.
Ces gestes supposent, davantage encore que la proximité,
des formes de promiscuité et parfois d’intimité
entre maîtres et serviteurs. Sans vouloir tomber dans d’inutiles
provocations scatologiques, je voudrais insister ici sur l’importance
de la merde comme élément symbolique de cette promiscuité.
Ce n’est au fond que depuis un peu plus d’un demi-siècle
que la part d’humanité à laquelle nous appartenons
est devenue autonome dans l’administration, si l’on
peut dire, de ses fonctions organiques – ceci grâce
à l’invention des toilettes équipées
de chasses d’eau. Jusqu’alors, la domesticité
avait cette sorte de connaissance particulièrement intime
et triviale de ses maîtres via notamment ces pots de chambre
et autres seaux hygiéniques qu’il lui fallait transporter,
vider et nettoyer, notamment, le matin, lorsque les chambres étaient
faites. Les excréments, la merde et l’urine, entraient
littéralement en composition dans la relation des serviteurs
aux maîtres et ils dotaient les premiers, la domesticité,
d’une connaissance intime des seconds par le côté
le plus bas, le plus grossier, le plus organique – celui où
les éventuelles prétentions des maîtres à
représenter une espèce substantiellement et intrinsèquement
supérieure à celle des serviteurs pouvaient être
aisément dissoute dans cet élément «
organique » - le partage de la merde comme principe d’égalisation
des conditions et argument dans la lutte du serviteur contre le
préjugé « spécique ».
Aujourd’hui et par le plus grand des contrastes avec cette
topographie rapidement dessinée, même le plus haut
dignitaire de l’Etat, même le plus extravagant des milliardaires
en dollars est seul et autonome face à ses fonctions organiques.
Tout au plus, son raffinement et son appartenance au patriciat planétaire
se manifesteront-ils par la possession d’un WC japonais multifonctions,
généralement de marque Toto, un appareillage dont,
nous, Européens, pouvons difficilement imaginer le raffinement…
Je me suis étendu un peu sur cet exemple vaguement scabreux
pour illustrer mon argument, mais j’aurais aussi bien pu insister
sur d’autres figures, plus attendues. Il est notamment bien
connu que durant tout cet âge « classique », si
l’on veut, de la relation maître-serviteur, le premier
a une fâcheuse tendance à lutiner le serviteur lorsque
celui-ci se trouve être une femme, et à l’engrosser
au passage. Autant, comme l’a montré Alain Boureau,
le « droit de cuissage » (dont Beaumarchais, dans Le
mariage de Figaro, tire le meilleur parti) est un mythe, une production
culturelle davantage qu’une réalité historique,
autant la promiscuité sexuelle entre le maître «
bourgeois » et fille du peuple faisant office de domestique,
servante, gouvernante, cuisinière dans son foyer est, tout
au long du XIX° et de la première moitié du XX°
siècle, une réalité massive et irrécusable.
Même Marx, féroce critique de l’hypocrisie de
la morale bourgeoise, se trouva impitoyablement assigné à
la place du maître dès lors qu’il fit un enfant
à la bonne et dont il ne songea jamais à assumer la
paternité… Ce topos inépuisable, comme en témoigne
le roman, le feuilleton, le cinéma… est intéressant
pour notre propos, car il démontre la parfaite compatibilité,
dans cette relation, entre promiscuité sexuelle et absence
de véritable intimité affective, sentimentale, morale.
Le maître assume ici le rôle du prédateur sexuel,
dans le cadre d’une économie domestique qui accorde
tacitement toute sa place à ce type de « prélèvement
» - et nullement dans celui de l’amant ou moins encore
de l’amoureux. La « petite bonne » engrossée
à seize ans par le bourgeois quadragénaire, au reste
bon époux, bon père de famille et bon catholique,
remplit ici au fond une fonction classiquement aristotélicienne
de « moyen » et non de fin, truchement du plaisir de
son maître, comme elle le fait lorsqu’elle le sert à
table, lave son linge, s’occupe de ses enfants, etc.
On a donc là, très sommairement esquissé,
un état de la civilisation dans lequel toute une partie variable,
minoritaire, mais dotée d’un « capital social
» fort, les patriciens, les possédants, les couches
supérieures de la société, n’a accès
au monde et au « réel », dans toutes sortes de
dimensions pratiques de l’existence, que par le biais, l’intermédiaire,
la médiation d’hommes et de femmes-moyens, en général,
plutôt que simples « instruments » vivants. La
relation qui se trouve ainsi nouée entre les premiers et
les seconds est plus complexe qu’il n’y paraît
: certes, l’horizon de ceux qui servent est l’hétéronomie
et la subalternité, donc une certaine forme d’état
de minorité, ce qui est la raison pour laquelle, soit noté
en passant, un certain nombre d’acteurs très radicaux
de la Révolution française était hostile à
l’attribution du droit de vote aux domestiques et aux gens
de maison – puisque, littéralement, ils ne s’appartiennent
pas.
Mais, d’un autre côté, motif magnifiquement «
mis en philosophie » (comme on dit « mis en musique
») par Hegel dans la dialectique du Herr et du Knecht, motif
central aussi bien dans les œuvres de Beaumarchais et Diderot
déjà mentionné, le serviteur tient sa revanche
dès lors qu’il est celui sans l’intervention
duquel le maître n’a pas accès au « monde
réel » dans toutes sortes de domaines de la vie quotidienne
; dès lors, pourrait-on dire, dans certaines situations (celle
du roman de Diderot, par exemple, ou bien dans la fiction imaginée
par Joseph Losey – The Servant) dès lors que le serviteur
« fonctionne » comme le « principe de réalité
» du maître. Le serviteur retrouve dès lors dans
cette position quelque chose comme une puissance seconde, et ceci
au cœur de la subalternité même, au cœur
de l’hétéronomie même. Cette puissance
seconde, c’est celle qu’expérimente avec une
sorte de satisfaction ironique Jacques face au désarroi du
maître incapable d’effectuer les mouvements les plus
simples dans la vie courante sans le secours de son serviteur ;
c’est celle que découvre Matti chaque fois que son
maître est saoul et doit être tiré d’un
mauvais pas ou reconduit chez lui.
Cette puissance se trouve naturellement renouvelée dans les
sociétés modernes du fait que le serviteur y est,
contrairement à l’esclave ou au serf, un travailleur
libre, et doté de ce fait de la capacité de quitter
le maître si la relation qui les lie lui devient insupportable
– ce que fait d’ailleurs Matti à la fin de la
pièce de Brecht.
C’est ici, je crois, que se situe le point d’inflexion
entre la figure traditionnelle de la relation maître-serviteur
et celle qui tend aujourd’hui à s’imposer. Ce
n’est pas seulement le serviteur qui découvre, à
l’expérience du service aux formes multiples auquel
il se trouve astreint, les lignes de fuite qui s’ouvrent à
lui hors de la pure et simple condition de subalternité et
de la position d’hétéronomie – le capital
dont le dote sa situation charnière entre le maître
et le monde, bien davantage, donc, que celle d’un pur moyen
ou instrument « entre les mains » du maître. C’est
ce dernier aussi qui va découvrir dans la durée et
à l’épreuve de sa relation avec le (les) serviteur(s)
combien il est tombé dans la dépendance de celui/ceux-ci
et combien, du coup, il se trouve à la merci de l’évolution
de leurs dispositions, de leur rétivité, de leurs
contre-conduites. Dans les sociétés modernes, du fait
de l’expérience historique, notamment celle des soulèvements
et des révolutions, la caste des maîtres ne peut conserver
l’illusion selon laquelle ceux qui les servent et auxquels
ils commandent seraient destinés de par leur nature propre
à leur être soumis. Ils savent que ce n’est pas
un décret de la nature mais une violence spécifique,
instituée qui établit la partition entre les uns et
les autres. Ils savent donc qu’il y a quelque chose d’inéluctable
dans les différentes formes de conduites de résistance
et de désaffection qui se manifestent dans le camp des serviteurs
; car au fond ceux-ci, à défaut de pouvoir désormais
être considérés comme une espèce naturelle,
doivent être pris au sérieux comme espèce dangereuse,
dans leur appartenance aux « classes dangereuses »,
dans leur immanence historique, politique.
Cette dangerosité perpétuelle et extrême de
l’ « espèce » serviteur (domestique) dans
les conditions de la modernité, différente de celle
du prolétariat, de l’ouvrier émeutier ou révolutionnaire,
de la plèbe criminelle - tout en n’étant jamais
tout à fait étrangère à celles-ci -
, cette réserve d’hyperviolence qui sommeille en tout
domestique et constitue comme la face obscure de son intelligence
des rapports de dépendance et de soumission qui le lient
au maître – c’est cela même qui constitue
le matériau d’une pièce comme Les bonnes, de
Jean Genet. La maîtrise, ayant perdu, dans nos sociétés,
toute espèce de fondement susceptible d’être
dit naturel va donc se trouver infiniment suspendue au décret
du serviteur, lequel prendra à l’occasion, la forme
d’une sécession ou d’un éclat extraordinairement
violent. Que faire, donc, pour suspendre cette menace perpétuelle
que les variations d’humeur et changements de disposition
– mais plus fondamentalement encore, que l’intelligence
du serviteur, comme intelligence du quelconque contemporain, fait
peser sur la position du maître ?
Peu à peu, donc, une nouvelle stratégie va se dégager,
manifestant bel et bien l’existence, dans ce jeu d’interactions,
d’une intelligence de la maîtrise aussi, de la domination
aussi – facteur qu’élude trop souvent un certain
populisme prompt à dauber sur la stupidité et l’aveuglement
des élites abruties par la course au profit et le règne
de l’argent facile. Un nouveau dispositif va se mettre en
place, tendant à desserrer l’emprise que le serviteur
exerce sur le maître, en réduisant leur trop grande
proximité, en réduisant les formes de dépendance
directe des patriciens à l’endroit des plébéiens,
en redéployant les serviteurs dans d’autres espaces,
d’autres fonctions, en les astreignant à d’autres
gestes, etc.
L’un des moyens, crucial, de cette « émancipation
» du maître à l’endroit du serviteur est
la technique, alliée à l’innovation, à
l’apparition de nouvelles technologies, de nouveaux matériaux,
de nouveaux objets techniques, d’une profusion de marchandises
et biens d’équipement et de consommation nouveaux.
Les nouveaux maîtres vont donc apprendre à s’habiller
seuls, grâce aux fermetures Eclair et autres scratches, même
les femmes, dès l’instant où elles renoncent
aux corsets lacés dans le dos et apprennent, adolescentes,
à fixer seules leur soutien-gorge, les nouveaux modes de
conditionnement et de préparation des aliments vont faire
de la cuisinière qui prépare les repas chez les gens
aisés une espèce en voie de disparition, le four micro-ondes
faisant le reste, et, d’une façon générale,
toute une batterie de machines plus ou moins simples ou perfectionnées,
de dispositifs, d’ « outils » (l’informatique),
d’appareils vont repousser les serviteurs hors de l’espace
vital des maîtres. Ce n’est évidemment pas un
vraie « autonomie » que conquièrent ceux-ci (Moulinex
n’ayant à proprement parler jamais libéré
ni la femme du peuple ni la grande-bourgeoise) puisqu’il s’agit
bien, encore et toujours, de se déplacer vers de nouveaux
systèmes de dépendance, non plus à l’endroit
d’êtres humains, mais d’appareils ou de dispositifs
– Sarkozy, son téléphone portable constamment
rivé à l’oreille livre une image assez désolante
de cette nouvelle forme de dépendance allant jusqu’à
l’addiction.
Plutôt que d’autonomie, il s’agirait de parler
ici de nouvelles formes d’autarcie. Les machines, certes,
se dérèglent, s’usent, tombent en panne, mais,
contrairement aux serviteurs, elles ignorent la rétivité,
les résistances et les contre-conduites. Par conséquent,
en repoussant les incertitudes et les dangers liés à
l’humaine condition du serviteur, en s’entourant de
tout cet appareillage destiné à remplir quantités
de fonctions naguère dévolues aux serviteurs, les
maîtres édifient autour d’eux-mêmes toutes
sortes d’enveloppes protectrices, ils forment des bulles autarciques,
ils s’immunisent contre le spectre de l’ingouvernable,
indissociable de l’imprévisibilité du serviteur.
A la fin des fins, bien sûr, nul ne sait, dans nos sociétés,
si les machines nous servent ou si, au contraire, nous ne serions,
en fin de compte, que leurs appendices. Mais il n’en reste
pas moins que, dans la configuration que je décris ici, l’appareillage
généralisé de la vie des maîtres, dans
toutes les dimensions de leur existence, les allège du poids
d’avoir à dépendre de la disponibilité
et des bonnes dispositions de leurs serviteurs. Une image frappante
de ce nouveau régime de la maîtrise hypermoderne est
celle du chef de l’Etat au volant d’une voiture ; le
message est clair : les chauffeurs, il en faut pour la fonction,
le prestige et la commodité, mais s’il fallait s’en
passer, on s’en passerait ! Les maîtres ont appris à
conduire, ils sont désormais auto-mobiles ! La disparition
de l’armée des serviteurs de l’environnement
immédiat de ceux qui, jusqu’alors, étaient servis
d’une façon ou d’une autre, produit des modifications
sensibles dans la relation que les sujets contemporains entretiennent
au monde, au réel et à eux-mêmes.
La plupart de ceux dont les ascendants proches (parents, grands-parents
ou aïeuls peu éloignés) étaient déchargés
par la présence des serviteurs de toute une série
de tâches et de soucis du quotidien, se trouvent aujourd’hui
établis dans une situation où il leur faut faire face
à la totalité ou presque des activités nécessaires
à la reproduction de leur existence et de celle de leur groupe
restreint d’appartenance ( la famille, en général)
par eux-mêmes, installés au cœur de tout un réseau
complexe de « prothèses », de robots et d’objets
techniques dont la présence est évidemment la condition
impérieuse pour qu’ils puissent faire face à
la situation créée par la disparition des serviteurs
de leur horizon, mais qui, aussi, suscitent l’apparition de
toute une série de nouvelles contraintes. L’existence
ainsi appareillée par ces objets techniques n’est pas
plus libre que celle qui était entourée et soutenue
par la présence des serviteurs, elle est, simplement, différente.
C’est, surtout, le plus souvent, une existence accablée
par cette autonomie en trompe l’oeil qui est le lot, notamment
de la nouvelle classe moyenne : Internet, la téléphonie
mobile, les transports low cost, la TNT (etc.) lui permettent d’assumer
de plus en plus sa vocation « planétaire », de
vibrer à l’unisson de la globalisation en cours, mais
il lui faut, en contrepartie, faire face sur tous les fronts : veiller
à donner aux enfants une éducation « utile »,
peupler leurs loisirs conformément à leur rang imaginé,
se plier aux horaires souples et rester disponible pour les besoins
de l’entreprise pendant les vacances et les week-ends, guetter
les soldes, entretenir la voiture, faire réparer la toiture
de la résidence secondaire, procéder soi-même
au tri sélectif des déchets, suivre ses e-mails -
bref un existence non pas libérée mais au contraire
constamment surmenée et suroccupée sous l’effet,
notamment du retrait des serviteurs et ce dans un environnement
surpeuplé d’objets techniques dont l’usage tend
à transformer aussi les nouveaux maîtres en techniciens
polyvalents.
Aristote, dans sa grande sagesse, relevait cet usage premier de
l’esclave : il est celui dont la fonction est de permettre
au maître de disposer de son temps – non pas tant pour
se distraire ou s’adonner au plaisir que pour se consacrer
aux affaires publiques, conformément à sa vocation
de citoyen, d’homme libre. Au fond, l’utilité
du serviteur est toujours demeurée en premier lieu de cette
espèce – quand bien même les maîtres auraient
depuis longtemps (à l’instar du Comte Almaviva et de
tous ses semblables) substitué le penchant immodéré
pour les plaisirs au sens du bien public. Sous cet angle, le calcul
opéré par les nouveaux maîtres qui les conduit
à se soustraire à la présence immédiate
des serviteurs est de courte portée : il ne leur assure pas
un surcroît de temps libre, d’oisiveté utile
ou jouissive, mais au contraire, il les enferme dans une forme d’autarcie
et d’isolement dont l’équivalent topologique
est constitué par ces communautés fermées (gated
communities) où s’enferment à triple tour les
nouveaux patriciens, un peu partout dans le monde. Les vigiles,
gardiens, jardiniers, femmes de ménage et toute l’armée
innombrable des personnels de service qui s’y activent pour
le confort et la sécurité des maîtres effectuent
des heures de transports incommodes pour rejoindre ces isolats sanctuarisés
situés à des kilomètres et des kilomètres
des quartiers de relégation, cités, taudis, voire
bidonvilles où ils vivent entassés avec leurs familles.
Tout se passe aujourd’hui comme si les maîtres et les
serviteurs vivaient sur des planètes différentes.
Non pas que les premiers n’aient plus besoin des seconds,
d’aucune manière – c’est tout le contraire
qui est vrai, dans la mesure même où nous vivons dans
un monde où les richesses et les capacités de décision
sont de plus en plus concentrées entre les mains d’oligarques
considérant comme naturel de tenir le destin du monde dans
le creux de leur main et de considérer les peuples et les
gens ordinaires comme de simples exécutants de leurs verdicts
– mais que seraient-ils donc si cette multitude rivée
à leurs décret déclarait tout à trac
un état de désobéissance généralisé
? Mais là est précisément le problème
: tout en ayant desserré l’emprise directe que les
serviteurs exerçaient sur eux, en ayant créé
une distance salutaire avec ces derniers, les maîtres exercent
aujourd’hui sur les serviteurs un ascendant dont on chercherait
bien en vain l’équivalent dans les séquences
imaginées par Beaumarchais ou Brecht, des moments dans lesquels
le serviteur, constamment, voit clair dans le jeu du maître
et tient sa position propre en opposant ses raisons, ses pensées
et ses intérêts aux siens. Aujourd’hui, alors
même que les corps des uns et des autres tendent à
se séparer, à vivre dans des espaces et selon des
modalités ou des régimes de plus en plus hétérogènes,
ce sont étrangement, grotesquement, dirais-je presque, leurs
pensées, leurs énoncés, leurs positions qui
tendent de plus en plus à s’imbriquer les uns dans
les autres, au point, parfois, de devenir indistincts – lorsque
se compose notamment le consensus anomique à propos de questions
d’intérêt général où la
langue des maîtres tend à faire office d’idiome
universel – « la crise », le « terrorisme
», la dette grecque, la crise libyenne et le reste...
Aujourd’hui, la perpétuation des conditions générales
de la subalternité et de l’hétéronomie
du plus grand nombre passe par ce double dispositif : des répartitions
impitoyables des corps, selon les espèces d’appartenance,
dans l’espace - urbain, entre autres – et une inlassable
activité de colonisation et de formatage des esprits et des
discours de la masse, une homogénéisation et un rassemblement
des énoncés possibles, aux conditions de l’hégémonie
contemporaine – impériale, occidentale, libérale,
« démocratique », etc.
Jamais la distance qui, désormais, sépare le «
monde » des serviteurs de celui des maîtres n’est
apparue dans une lumière aussi crue que lors de l’épilogue
provisoire qu’a connu, il y a quelques semaines, ce qu’il
est convenu d’appeler « l’affaire DSK ».
Une fois dissipé le rideau de fumée des rodomontades
du procureur Vance, la plaignante se trouve, avec l’abandon
des poursuites pénales, renvoyée à sa condition
d’immigrée pauvre et de réfugiée, louche,
nécessairement louche, menteuse par vocation et associée
au trafic de drogue par destination. De subalterne issue du monde
colonial et dont, par conséquent, la voix, la parole, la
plainte ne demandent qu’à être brouillées
et couvertes par celle de l’énonciateur légitime
– en l’occurrence le New York Times qui, préemptant
la décision du procureur, énonce sur un ton sans réplique
et pour tout dire impérial le verdict de « non crédibilité
» à propos de la femme de chambre. Que le serviteur
se trouve être en l’occurrence une femme issue du monde
colonial, vouée aux tâches les plus humbles et victime
d’un acte de prédation à elle infligé
par un représentant très éminent de l’espèce
patricienne – voilà qui tend à ériger
ce supposé fait divers au rang de fable sur le présent
et l’état actuel de la relation entre maîtres
et serviteurs.
Que l’arbitre autoproclamé du conflit se trouve être
en l’occurrence d’avantage un journal qu’une instance
ayant vocation à dire le droit, un journal dont le moins
que l’on puisse dire est que, culturellement, politiquement,
socialement, bref, du point de vue de la guerre des espèces
humaines, il se tient plus près de M. Strauss-Kahn que de
Mme Diallo – voilà qui ne nous étonnera que
modérément. Mais voilà aussi qui, du coup,
nous aidera à comprendre que, plus que jamais, le conflit
opposant le serviteur au maître est, aujourd’hui, de
l’ordre du différend, au sens que Lyotard a donné
à ce terme, et non pas du litige : dès lors que l’instance
arbitrale devant laquelle la plaignante avait espéré
faire entendre sa plainte se dérobe, où les enjeux
de l’hégémonie l’emportent sur ceux de
la justice, où la guerre des espèces surdétermine
et biaise la procédure, la victime, n’ayant pu faire
reconnaître le tort subi se trouve renvoyée au plus
immémorial de la violence sertie dans le rapport entre maîtres
et serviteurs, à cette violence comme l’inarticulable
même. Jamais, autant que dans cette scène post-coloniale
anthologique, le maître et le serviteur, la domestique, plutôt,
n’auront à ce point été éloignés
en tout, exclus, de tout partage, de tout échange, de toute
communication, de toute espèce de communauté humaine
– et ce dans l’espace même du huis-clos obscène
où leurs deux corps se rencontrent et s’affrontent.
Figaro, Jacques, Matti même, lorsqu’ils avaient à
se plaindre de leurs maîtres respectifs, s’entendaient
à donner voix au tort et pas seulement à énoncer
leurs doléances ; leur capacité d’interpellation
directe du maître était sans limite et elle laissait
bien souvent ce dernier sans voix.
Aujourd’hui, les patriciens interposent entre eux et les
plébéiens une armée d’hommes de l’art,
avocats, négociateurs patentés, juges gardes du corps
et agents de sécurité, dès lors qu’une
plainte se fait entendre du côté des seconds. C’est
au point qu’un échange direct à propos du litige
en cours, entre la femme de chambre du Sofitel et l’ex-patron
du FMI apparaît aujourd’hui comme la chose la plus inimaginable
qui soit – littéralement, tout se passe comme si l’un
et l’autre n’avaient pas de monde commun, pas de langue
commune, n’appartenaient pas à la même espèce
– l’humanité pourtant réputée une,
indivisible, insécable... Tentons cependant de trouver, envers
et contre tout, une prise sur la violence indicible de ce rapport,
de ce jeu de forces adverses, en deux énoncés : -
La stratégie de la domination, dans sa relation avec l’enjeu
racial et « spécique » serait aujourd’hui
celle-ci : faire toute leur place aux Obama, dans les rangs du patriarcat,
et renvoyer d’autant plus inflexiblement les Nafissatou Diallo
à leur condition de femme immigrée, de plébéienne,
d’espèce pauvre en droits. - Un DSK, membre de l’oligarchie
mondialisée, n’a pas besoin de mentir sur son passé
lorsqu’il entre aux Etats-Unis pour prendre ses fonctions
de directeur du FMI. Mme Diallo, elle, doit prendre quelques libertés
avec la vérité, si elle veut y obtenir l’asile.
Ce qui, au rebond, va permettre de la disqualifier comme «
menteuse » lorsqu’elle entre en conflit avec le précédent.
Toute la violence invisible, inarticulable de la relation asymétrique
entre les uns et les autres est là : les demandeurs d’asile,
c’est bien connu, « arrangent » et « pimentent
» leurs histoires de vie – afin de se mettre en conformité
avec les réquisits de l’administration des pays où
ils demandent à être accueillis.
Mais cette « règle » cachée les prend
dans un double lien : « menteurs » par obligation, ils
deviennent des suspects. Les maîtres, eux, qui comme chacun
sait, ne mentent jamais, sont des citoyens, des ayants-droit dotés
d’une impeccable constitution morale. Rien de plus simple
alors peur eux que de tirer des traites sur cet avantage structurel
dès lors qu’un scandale surgit à propos de la
manière dont ils s’y prennent pour rétablir
cette sorte d’Ancien régime rampant que l’on
voit prospérer tous les jours sous nos yeux. Est-ce un hasard
si l’affaire DSK nous est apparue comme un plagiat –
une minable paraphrase de l’épisode fameux par lequel
s’inaugure la carrière scandaleuse du Marquis de Sade
- « L’affaire d’Arcueil »
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